Nadia Khiari, caricaturiste tunisienne : « On ne peut rien faire avec la peur »

La créatrice du célèbre chat Willis from Tunis publie « 10 ans et toujours vivant ! », un recueil de dessins qui reviennent sur l’histoire de la Tunisie depuis la fuite de Ben Ali, en 2011.

La dessinatrice tunisienne Nadia Khiari, créatrice de la série de dessins animés « Willis de Tunis », pose avec son dernier livre publié en novembre, montrant une sélection de ses meilleurs travaux depuis le soulèvement de 2011, à Tunis, le 12 décembre 2020. © FETHI BELAID/AFP

La dessinatrice tunisienne Nadia Khiari, créatrice de la série de dessins animés « Willis de Tunis », pose avec son dernier livre publié en novembre, montrant une sélection de ses meilleurs travaux depuis le soulèvement de 2011, à Tunis, le 12 décembre 2020. © FETHI BELAID/AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 26 janvier 2021 Lecture : 9 minutes.

Le 13 janvier 2011 apparaissait, sur les réseaux sociaux, le chat Willis from Tunis. En embuscade sur un mur, il guettait trois petites souris bien naïves en train de fêter la baisse des prix du fromage… Depuis ce jour, il y a maintenant dix ans, Nadia Khiari n’a cessé d’accompagner et d’ausculter la révolution tunisienne d’un trait alerte.

Professeur d’arts plastiques, dessinatrice pour Siné Mensuel et Courrier international, elle publie aujourd’hui un recueil de ses dessins parus depuis la fuite du dictateur, sous le titre « 10 ans et toujours vivant ! » (Elyzad, 298 pages, 27 euros, 50 dinars tunisiens). Elle nous raconte la naissance de ses chats et sa manière de regarder son pays, ses concitoyens, le monde.

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Jeune Afrique : Comment est né Willis from Tunis ?

Nadia Khiari : J’ai réalisé mon premier dessin le 13 janvier 2011, juste après ce qui serait le dernier discours de Ben Ali – ce qu’on ne savait évidemment pas à ce moment-là. Il disait nous avoir compris, promettait de baisser les prix des denrées alimentaires de base, de ne pas se représenter aux élections suivantes, de lever la censure sur internet, dans la presse et dans les médias. J’ai donc voulu tester, voir si Internet était vraiment libre et si les sites interdits étaient accessibles. C’est alors que j’ai fait mes premiers dessins. Deux ou trois ce soir-là. Le premier, c’est le chat qui regarde les petites souris toutes contentes. Et donc le premier chat, c’est Ben Ali.

Pourquoi avoir fait le choix d’un chat ?

Parce que j’ai un chat et que je le dessinais déjà. Je tenais le personnage et c’était aussi une manière de me planquer. Quelques mois plus tard, j’ai révélé mon identité, mais sur le coup, je suis restée anonyme.

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Vous étiez-vous déjà essayée à la caricature, avant ?

Jamais, mais j’ai toujours adoré. Quand j’étais en France pour mes études, je lisais les journaux satyriques, j’admirais les caricatures de Daumier, de Plantu, de Dilem, mais je n’en avais jamais fait.

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Je me suis dit qu’il continuait à se foutre de notre gueule

Comment expliquez-vous ce besoin, soudain, de vous lancer ?

Par le fait de se sentir sans cesse humilié par l’insulte faite à notre intelligence. Ben Ali nous a délivré ce discours plein de promesses et juste après ses belles paroles, il a fait diffuser les images de ses partisans qui l’acclamaient, alors qu’on était en plein couvre-feu, enfermés à la maison. C’était un vrai cirque et c’est sans doute cela qui a provoqué mon envie de dessiner. Je me suis dit qu’il continuait à se foutre de notre gueule.

Pourquoi ce nom, Willis ?

C’est celui de mon chat ! Je lui ai donné parce que j’adore Albert Dupontel, son humour noir et son film Bernie dans lequel, à un moment, il se fait appeler John Fitzgerald Willis. Ensuite, « From Tunis » est venu parce que j’ai dû créer un profil sur Facebook et qu’il fallait trouver un nom. Cela rimait, c’est tout, il n’y a aucun calcul. Le but était de montrer ces dessins à mes proches, ma famille, mes potes.

Le croissant et l’étoile, c’est une référence au drapeau ?

Non, non, j’adore l’astronomie… (rires).

Willis a beaucoup changé, en dix ans ?

Oui, il a évolué. Il a changé au niveau du trait. Comme moi, j’ai évolué. J’ai appris sur le tas, j’ai observé, beaucoup travaillé, beaucoup dessiné. Au niveau de la manière d’aborder certains sujets aussi, j’ai beaucoup changé en dix ans.

Dans quel sens ?

Disons que j’ai moins d’espoirs qu’avant. Mais j’ai toujours la même volonté d’aider mon prochain et d’améliorer la situation dans laquelle on est.

Il y a tout de même eu quelques progrès depuis la révolution…

Oui, heureusement, il y a cette liberté d’expression, de nouvelles lois, des avancées… Mais dans le quotidien, dans la vie d’un Tunisien, c’est une galère pas possible. Il y a eu une explosion hallucinante des prix, de la spéculation, des produits qui sont deux fois plus chers…

C’est normal, que les jeunes descendent dans la rue

Depuis le début de la crise sanitaire, les taxes nous écrasent complètement et c’est de pire en pire chaque année. Nous sommes pris à la gorge. On a l’impression de travailler pour faire vivre un État très lourd, qui bouffe pratiquement toute la dette extérieure. Moi, je suis professeure à mi-temps dans un collège, et financièrement, c’est très difficile. La crise sanitaire a porté l’estocade au niveau économique. On tire la langue et encore, nous, on fait partie de la classe moyenne. Je ne parle pas des gens qui sont pauvres dans des zones complètement délaissées depuis dix ans. C’est normal, que les jeunes descendent dans la rue.

Craignez pour votre vie, en tant que caricaturiste ?

Non.

Pas du tout ?

Du tout. Je n’ai jamais vécu avec la peur. En 2011, on a dit : « Plus jamais peur ». Donc c’est terminé. La peur paralyse ; on ne peut rien faire avec la peur.

Nadia Khiari, la caricaturiste, dessine son chat, Willis from Tunis, à Gammarth, le 1er juillet 2011. © Ons Abid pour JA

Nadia Khiari, la caricaturiste, dessine son chat, Willis from Tunis, à Gammarth, le 1er juillet 2011. © Ons Abid pour JA

Par rapport aux islamistes, vous imposez-vous des lignes rouges ?

Est-ce qu’ils s’imposent des lignes rouges, eux ? Je ne m’interdis rien, mais je ne vais jamais diffamer quelqu’un, mentir ou faire un dessin de propagande pour salir une personne. Je ne vais jamais inciter à la haine de l’autre, quel qu’il soit. Pousser à l’homophobie, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, au racisme, au machisme, je ne le ferai pas. Ce n’est même pas un code de conduite, je ne peux pas.

Mais cette liberté d’expression, je la chéris. Elle a été arrachée en 2011, elle est précieuse et je continue à m’exprimer. Après, j’essaie de faire les dessins les plus intelligents possible – pas toujours, hein, parfois j’ai juste envie de rigoler ! – pour pointer du doigt la manière dont certaines personnes qui se disent d’une grande moralité, jouent la carte de l’islam et instrumentalisent cette religion pour manipuler les gens. Alors qu’ils n’ont pas forcément une grande moralité.

Ce qui me désole, c’est de voir aujourd’hui le dessinateur Xavier Gorce démissionner du journal Le Monde pour une dessin

Quand on voit le parti Ennahdha ou le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounès, épinglés par la Cour des comptes pour des financements illégaux, eh bien leurs belles paroles… C’est ce que je montre : ils volent aussi, comme les autres, ils mentent aussi, comme les autres.

Comment réagissez-vous à la republication récente des caricatures du prophète, en France ?

En France, il existe des lois, et notamment le droit de blasphémer. Voilà. Il existe la laïcité. Ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Ce qui me désole, c’est de voir aujourd’hui le dessinateur Xavier Gorce démissionner du journal Le Monde pour une dessin. Ce qui me désole, c’est de voir Gérald Darmanin utiliser un dessin de Wingz pour faire sa propagande en virant un commissaire qui l’a utilisé comme carte de vœux. C’est ça qui me dérange, c’est cette censure qui est là, qui est bien là.

Dans vos dessins, vous veillez à ce qu’il y ait toujours un peu de tendresse. C’est volontaire ?

Je suis comme ça, je ne peux pas faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Mon humour est ainsi. J’ai toujours essayé de faire passer les choses en rigolant et en essayant de susciter l’écoute de l’autre. Même si je ne vais pas le faire changer d’avis, si je parviens à le faire sourire, c’est déjà une main tendue, un premier pas. Je ne suis pas là pour dire aux gens comment réfléchir.

Grâce au dessin, on arrive à dialoguer, à débattre, à échanger, à abattre les murs

Je fais beaucoup d’ateliers dans les écoles ou dans les prisons tunisiennes avec l’association Cartooning for Peace, fondée par Plantu et Kofi Annan. J’en ai fait aussi en France, en Seine-Saint-Denis, dans les quartiers nord de Marseille ou à Molenbeek en Belgique. Grâce au dessin, on arrive à dialoguer, à débattre, à échanger, à abattre les murs, à ne pas se ranger chacun dans un camp. Quand il y a un peu de tendresse, c’est toujours mieux.

Avez-vous beaucoup de contacts avec vos collègues caricaturistes ?

Après 2011, on a pu se rencontrer. Je ne suis pas la seule à avoir émergé à ce moment. Z, que je ne connaissais que sur internet, est un excellent dessinateur qui analyse très bien la situation en Tunisie. Nous sommes devenus amis. En 2011, nous avons pu nous cotiser pour réaliser une revue juste avant l’élection d’octobre 2011. Après, on a gardé contact, certains ont adhéré à Cartooning for Peace et on se retrouve régulièrement pour dessiner autour de campagnes de sensibilisation qui nous tiennent à cœur. On essaie d’agir chacun à sa manière, mais on a tous un job à côté…

Vous ne pouvez pas en vivre ?

En vivre, c’est difficile. La plupart des journaux ont déjà leurs dessinateurs et certaines publications volent les dessins sur internet. Cela m’est déjà arrivé de me faire piquer un dessin et de me faire rogner ma signature. C’est arrivé à Z dernièrement dans le journal Le temps : ils ont mis son dessin en Une mais ont rogné sa signature et ont censuré le dessin.

 © Courtesy Nadia Khiari

© Courtesy Nadia Khiari

Je suis une citoyenne qui témoigne avec le moyen d’expression que je préfère

Quelle est votre méthode de travail ?

Comme je n’ai personne pour me dire quel sujet aborder, je me fais ma propre revue de presse tous les jours. J’aime savoir ce qu’il se passe. Depuis la pandémie de Covid-19, j’ai un peu diminué la dose car c’est trop déprimant. Les idées me viennent souvent de ce que j’ai vécu, des rencontres, des discussions que je peux avoir, des situations… Je réagis par rapport à ce que je vis ou ce que je vois, spontanément. Je suis une citoyenne qui témoigne avec le moyen d’expression que je préfère.

Votre dessin est-il très travaillé ou plutôt spontané ?

Cela dépend, mais j’aime bien le trait spontané, un peu enlevé. J’adorais Chimulus par exemple, ce type de trait simple. Après, l’idée me prend parfois plus de temps que le dessin lui même.

Avez-vous d’autres pratiques artistiques ?

Je peignais beaucoup avant 2011, j’avais fait quelques expositions et je gagnais un peu ma vie comme ça, avec des univers psychédéliques, des animaux bizarres, des plantes étranges… J’adore la science-fiction, c’est un truc totalement différent du dessin de presse. J’ai arrêté de peindre un bon moment mais j’ai repris depuis quelques mois et je me régale, mais c’est quelque chose que je garde pour moi.

Votre livre est-il un témoignage sur les dix années qui viennent de passer ?

Oui, ce bouquin, je l’ai voulu comme un journal de bord, une documentation sur tout ce que nous avons vécu depuis dix ans. Il est tellement difficile de prendre du recul ! C’était un moyen de faire le bilan et d’avoir un regard neuf sur mon boulot.

Sur ces dix années, les réactions dont vous avez fait l’objet ont-elles évolué ?

Ce n’est pas une question d’évolution sur dix ans, c’est plutôt une question de périodes. Quand on est dans une période tendue, les gens sont plus tendus, donc ils viennent se défouler sur les réseaux. J’ai la chance d’avoir 90 % de gens supergentils, adorables, qui me donnent vraiment beaucoup d’affection.

Après, je n’échappe jamais à la haine, à la frustration, à la bêtise. J’ai vécu quelques campagnes de haine mais elles étaient orchestrées plus haut, par un blogueur islamiste qui a lâché ses amis sur mon profil alors qu’il ne connaissait pas du tout mon travail. Ce genre d’action est toujours instrumentalisé, jamais spontané. Avant, cela me choquait, mais aujourd’hui, je m’en fous. Je ne le prends plus pour moi, contre moi, tout le monde en prend plein la figure. Cela fait partie du jeu.

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