A chacun son indignation

Derrière les réactions contrastées à l’« affaire des dessins danois » (voir pp. 18-25) perce l’idée que la liberté a un corollaire : la responsabilité.

Publié le 14 février 2006 Lecture : 11 minutes.

Incompréhension Orient-Occident
– Les réactions enregistrées révèlent le fossé d’incompréhension qui existent entre l’Occident et le monde musulman. Combler ce fossé exige responsabilité et retenue. Personne ne remet en cause les droits individuels, mais cela implique le respect des limites.
La Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte des Nations unies et la Charte internationale des droits de l’homme sont des instruments qui consacrent l’étendue et les limites des droits et obligations des États et des personnes membres de la société humaine. Le droit à la liberté d’opinion et d’expression est consacré par le pacte international relatif aux droits civils et politiques, fondement essentiel d’une société démocratique, mais ce pacte dispose que l’exercice de ce droit comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spécifiques (art. 19, paragraphe 3). En l’occurrence, il proscrit la propagation par les médias d’images fausses et de stéréotypes négatifs sur des individus ou groupes d’individus vulnérables, ou que des techniques d’information et de télécommunication telles qu’Internet soient utilisées à des fins contraires au respect des droits de l’homme. La liberté d’expression devrait donc contribuer à lutter utilement contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l’intolérance ainsi qu’à la prévention des violations des droits de l’homme.
Combler le fossé d’incompréhension entre l’Occident et le monde musulman exige des actes positifs à poser par le biais d’un dialogue permanent et le rejet ferme de toute forme de diffamation et d’intolérance. Toute caricature qui révèle, dans son contenu et dans sa forme, des informations mensongères, tronquées et des amalgames susceptibles d’attiser la haine et la violence devrait être rejetée et condamnée au nom d’une éthique et d’une déontologie qui s’imposent à tout média, qui se veut responsable et respectable.
Ambassadeur Babacar Ba, observateur permanent de l’OCI auprès des Nations unies, Genève, Suisse

Entre sacré et liberté
– Il y a une confusion dans la tête de certains journalistes. La liberté de la presse est un acquis certes, mais à condition de respecter les autres et surtout ce qui leur est sacré.
Peut-on photographier le pape tout nu sous sa douche ? Bien sûr que non. Peut-on étaler la photo d’une personnalité dans des toilettes ? Bien sûr que non. Peut-on insulter ou accuser un innocent ? Bien sûr que non. Il est encore plus grave de publier des caricatures du prophète Mohammed (le plus haut symbole de l’islam) en terroriste. Contre irrespect et vulgarité, la réaction des musulmans est légitime.
N.B.J., Melun, France

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Un problème de déontologie
– Je suis pour la liberté d’expression, pleine et entière. Les journalistes, comme tous les citoyens ont le droit d’écrire. J’ai été solidaire des combats entrepris pour la libération des journalistes otages. Je pense également que la laïcité est une valeur socle de la République française. J’ai écrit, comme d’autres, au président du Nigeria : « Au nom de Dieu, ne lapidez pas les femmes musulmanes ayant eu des enfants hors mariage. » Je respecte toutes les sensibilités philosophiques ou religieuses, mais je refuse d’être manipulée en opposant l’une à l’autre.
Dans cette affaire, s’agit-il bien de liberté d’expression ? Ne savent-ils pas que la représentation du Prophète est taboue ? Ne savent-ils pas que, dans certains pays, la misère morale et sociale des musulmans en fait un terreau malléable ? Ne savent-ils pas que la désespérance, dans les camps palestiniens, a fait émerger deux repères : Dieu et la guerre ? Ils les ont gérés ensemble en élisant le Hamas, parce qu’il est présent sur le terrain de leur détresse.
Les journalistes ne sont pas à ce point ignorants ou indifférents à la réalité du monde. Nous sommes face à un problème de déontologie (ou d’absence de déontologie) qui offre aux extrémistes une vitrine mondialisée. Les intégristes ont instrumentalisé une religion, un Dieu et un Prophète à des fins de politique obscurantiste.
Tout écrit peut tuer, les dessins ont tué. Ils ont, dans un amalgame douteux, insulté les musulmans. Ceux qui travaillent avec ces derniers en France ou ailleurs dans le monde arabe, sans être eux-mêmes musulmans, savent que les pratiquants d’un islam « apaisé » sans rejet des autres et respectueux des lois de la République sont, de loin, les plus nombreux. Les médias européens les ont montrés comme des fanatiques, sans esprit critique et sans humour alors qu’ils sont porteurs de civilisation au même titre que nous.
La liberté a un corollaire : la responsabilité. À voir les conséquences de ces caricatures, c’est cher payé.
C. Rech, Montpellier, France

Tout ça pour ça
– Les caricatures de Mohammed reproduites dans la presse scandinave ne sont certes pas du meilleur goût. Elles ne brillent pas non plus par leur originalité. Celui, par exemple, qui a représenté le Prophète coiffé d’un turban en forme de bombe n’a pas fait preuve d’une imagination débordante. Il est clair aussi que le journal qui a publié en bloc une série de dessins raillant les musulmans affiche clairement son mépris pour leur religion. Mais je ne vois pas pourquoi on fait tout un plat de cette affaire. Il faut répondre par le mépris à ces Danois, probablement malintentionnés, et qui ne représentent qu’eux-mêmes, au lieu de tomber dans le piège de la provocation. Car, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la liberté d’expression est une et indivisible. Elle est devenue, en Occident notamment, une valeur sacrée qui entre nécessairement en conflit avec d’autres valeurs sacrées, dont la religion. Mais il n’y a que la loi du pays concerné qui peut fixer les limites à ne pas dépasser.
Mourad Lefait, Vesoul, France

Croyants fanatiques
– La tempête soulevée par la publication, au Danemark, de caricatures de Mohammed devrait amener tous les libres-penseurs de la planète à s’indigner de cette nouvelle illustration de l’intolérance des croyants fanatiques. Que les musulmans s’interdisent toute représentation, critique ou ironie à propos du Prophète, grand bien leur fasse, mais cela ne concerne qu’eux. Pour ceux qui n’adhèrent pas à cette croyance, il est un personnage historique, rien de plus.
Nous vivons dans des sociétés laïques et démocratiques, aucune religion ne peut prétendre diriger nos actes et nos propos. Il faut cesser de se faire dicter ce que l’on peut dire ou ne pas dire. Les musulmans, comme les autres, peuvent pratiquer leur religion grâce à la liberté de culte, celle-ci s’accompagne de la liberté des autres à émettre des opinions, à critiquer et, oui, à faire des caricatures. La liberté de la presse est une valeur démocratique fondamentale.
Willy Katalayi, Montréal, Canada

Trouver le juste milieu
– Je pense que la liberté de la presse est fondamentale, essentielle et non négociable, mais elle doit être responsabilisée. La foi est source de passions positives comme négatives et ne peut pas toujours être soumise à la rigueur de la réflexion intellectuelle.
Je suis allé plusieurs fois au Danemark, j’y compte de très bons amis, je trouve la société danoise très tolérante, davantage même que la société française. La diffusion des caricatures du prophète Mohammed ne doit en aucun cas occulter ce fait. Il ne convient pas de faire le procès de la société danoise, encore moins celui des pays dont la presse a cru bon de diffuser à son tour ces images. Il s’agit de trouver le juste milieu.
Ceux qui condamnent ces dessins avec la dernière énergie ne doivent pas faire preuve de l’intolérance qui est reprochée à leurs auteurs. La liberté de l’être humain est totale, mais elle est soumise à la rigueur des lois parce que le bon fonctionnement de notre société ne saurait être soumis à la fantaisie d’individus isolés. Il faut respecter la sensibilité des uns et des autres, et cette attitude relève plus du bon sens que des lois en vigueur. La communauté musulmane ne doit pas se ridiculiser davantage par des actes qui la condamnent, mais poser les questions essentielles sur son propre fonctionnement. Les pays les plus virulents ne sont pas des exemples de démocratie et de respect des droits de l’homme. Sont-ils des exemples en matière de religion ? Celle-ci autorise-t-elle à tuer son peuple, à le priver de pain et du minimum vital ? Si ces caricatures nous choquent, nous devons également cesser d’être des hypocrites, nous qui hébergeons les plus grands dictateurs de la planète.
Issiaka Konaté, Londres, Royaume-Uni

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Les chrétiens aussi
– Vous rendez compte des réactions après la publication des caricatures sur le prophète Mohammed. Je profite de cette occasion pour vous dire que J.A.I. publie aussi des dessins choquants. Celui du n° 2345, p. 96, est blasphématoire pour un chrétien. [Un des trois rois mages, catastrophé, s’écrie « C’est une fille ! » après avoir vu le nouveau-né dans la crèche.]
Yawo Durell, République démocratique du Congo

Aux tribunaux de se prononcer
– La publication des caricatures de Mohammed continue de générer, dans le monde musulman, une violence sans commune mesure avec l’objet du délit. À titre personnel, un seul dessin me choque, c’est celui du prophète avec un turban en forme de bombe, ce qui laisse à penser qu’il était un terroriste ou que tous les musulmans le sont. Cet amalgame est intolérable et doit être condamné. Mais ce qui l’est tout autant, c’est la réaction hystérique et hors de proportion du monde musulman : saccage et incendie des missions diplomatiques danoises et européennes, boycottage économique et appel au meurtre des citoyens danois de par le monde !
Et l’on dit qu’il n’y a pas de choc des cultures… En Europe, la caricature, la critique, la liberté d’expression sont des valeurs sacrées avec lesquelles on ne transige pas, même quand elles sont utilisées de manière bête et méchante, comme dans le cas présent. Quand une communauté se sent attaquée ou blessée, il existe des tribunaux pour régler ce type de conflits et obtenir, le cas échéant, réparation. Pour les citoyens européens majoritairement laïcs, aucune religion ne peut exiger que l’on suive ses dogmes. De plus, les revendications communautaires musulmanes creusent, chaque jour un peu plus, un fossé d’incompréhension entre laïcs et musulmans. Du refus de la mixité dans les sports à la nourriture spécifique à la cantine, en passant par le refus de laisser examiner des femmes par un personnel masculin dans les hôpitaux, la liste est longue et inquiétante.
La manifestation organisée à Bruxelles appelle plusieurs interrogations : pourquoi la communauté musulmane n’a-t-elle pas manifesté après les attentats de Madrid et de Londres ?
Où était-elle lorsque l’on enlevait et décapitait les otages occidentaux en Irak ? Enfin pourquoi ne pas manifester devant l’ambassade d’Arabie saoudite, qui interdit aux chrétiens résidant dans le pays de pratiquer leur religion sous peine d’être jetés en prison ? Enfin, si certains musulmans résidant en Europe ont tant en horreur les valeurs occidentales de liberté et laïcité, pourquoi y restent-ils ?
Nouma Frank, Bruxelles, Belgique

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Terrorisme anti-islamique
– Le prophète Mohammed fait l’objet, encore une fois, d’agression s caractérisées de la part de certains journaux et d’hommes politiques de l’extrême droite européenne. Ce déchaînement sur la personne du Prophète, symbole par excellence de la foi musulmane, ne peut provenir que de personnes qui sont aveuglées par une haine antimusulmane ou qui ignorent totalement les qualités morales extraordinaires de cet homme exceptionnel.
Il y a certainement, aujourd’hui, chez certains musulmans, des pratiques qui n’ont rien à voir ni avec l’islam ni avec son Prophète, d’où l’amalgame. Mais, de grâce, il y a des lignes rouges qu’il ne faut pas dépasser. Et il est bien dommage que les gouvernements danois et norvégien aient couvert cette offense sous prétexte de la liberté de la presse et laissé faire « un terrorisme verbal anti-islamique ». Pourtant, les pays scandinaves, de même que, surtout, la France, bénéficiaient d’un préjugé plutôt favorable de la part des musulmans.
Nejib Khlif, Beja, Tunisie

Ne tombons pas dans le piège !
– Pourquoi le droit d’insulter les croyances de centaines de millions de gens devrait-il être prioritaire sur le droit à voir les symboles de ces croyances respectés ?
L’attitude honorable de la presse en Algérie, par-delà sa diversité et ses nuances, et les positions objectives de certaines personnalités en Occident, croyantes et non croyantes, du président Chirac au président Clinton en passant par le pape, qui dénoncent cette dérive, montrent qu’il ne s’agit ni d’un problème de figuration du sacré, sujet que l’on peut discuter, ni d’humour, thème que l’on admet, mais d’un acte délibéré de stigmatisation. Un acte répréhensible sur tous les plans, politique, culturel et éthique. Ce type d’acte a comme résultat le dopage de l’intégrisme, le rejet face au modèle moderne et européen des libertés, perverties, et l’installation d’une crise entre les deux rives de la Méditerranée.
Dénoncer cet état de fait, ce n’est ni de la susceptibilité mal placée ni une réaction intempestive de la part de croyants retardés. Certes, il a pu y avoir, par le passé, d’autres affaires d’injures et d’attaques à l’encontre de nos valeurs, et des questions de décolonisation sont en panne, mais celle-ci est la goutte qui fait déborder le vase, le symbole des symboles d’une frange de l’humanité accusée de crimes. Sous couvert de la liberté d’expression, certains s’inventent de nouveaux ennemis sur le dos de symboles qui dépassent ce que des étrangers, ou plutôt des incultes, ou pis des pyromanes, peuvent imaginer.
La haine est vouée à l’échec. Tout comme est vouée à l’échec la tentative de récupération de la légitime indignation, par ceux-là mêmes qui défigurent l’image de l’islam par leurs pratiques inhumaines, commises au nom de la religion. Par-delà les débordements, il faut saluer le fait que la conscience musulmane a ressurgi, malgré les épreuves, les humiliations, les répressions qu’elle subit sur le plan mondial et parfois sur le plan interne. Conscience qui n’est pas dupe des risques de déceptions, de déviations et d’exploitation. La conscience musulmane peut subir mais ne rompt pas. Avec elle, les quatre cinquièmes de l’humanité refusent le modèle des agresseurs, arrogants, provocateurs ; aussi bien que les actes désespérés des extrémistes politico-religieux. Leur haine et aveuglement à tous, racistes néocoloniaux et extrémistes, ne peuvent cacher le piège. Ne leur donnons pas l’occasion de créer des diversions. Il nous faut prendre attache avec les forces, qui, dans le monde, s’opposent à l’amalgame, à la mondialisation du vulgaire, du sectarisme et de la perversion des libertés, mais aussi à l’instrumentalisation de la religion !
Mustapha Cherif, professeur des universités et ancien ministre algérien

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