Trois jours qui ont changé la Côte d’Ivoire

De Bamako à Abidjan en passant par Dakar, comment Charles Konan Banny a été imposé au poste de Premier ministre de la transition.

Publié le 12 décembre 2005 Lecture : 12 minutes.

La scène est courte, mais elle en dit plus que bien des analyses sur le style d’une cohabitation qui s’énonce déjà sur le mode du rapport de force. Abidjan, lundi 5 décembre, 17 h 20. Visage jovial, costume impeccable malgré les heures d’avion, Charles Konan Banny, 63 ans, s’extirpe de la Mercedes officielle qui le ramène de l’aéroport. Eugène Allou, directeur du Protocole présidentiel, et Marcelline Oboudou, secrétaire particulière du chef de l’État, accueillent sur les marches du Palais celui qui, depuis la veille au soir, est le nouveau Premier ministre de la Côte d’Ivoire. Quelques mètres, quelques secondes, et voici le groupe face à la porte de la « petite résidence » où Laurent Gbagbo a pris ses quartiers. On désigne alors à Konan Banny un fauteuil où il est invité à s’installer, le temps que l’on prévienne le chef de l’État de son arrivée. Refus net de l’intéressé. « L’usage veut que je me déplace vers le chef, pas l’inverse ; laissez-moi entrer. » Et il entre directement, sans que le protocole ait pu l’annoncer, dans le bureau où Gbagbo, chemise Pathé’O et sourire aux lèvres, le regarde comme on soupèse une énigme : ami ou adversaire ?

Bamako, dimanche 4 décembre au matin
Alors que s’achève dans la capitale malienne un sommet Afrique-France au cours duquel la crise ivoirienne a été omniprésente en coulisses, même si elle n’a jamais été évoquée lors des séances entre chefs d’État, le président français Jacques Chirac reçoit en privé ses homologues nigérian et sud-africain, Olusegun Obasanjo et Thabo Mbeki. Au menu : les derniers détails de la mission que le président en exercice et le médiateur de l’Union africaine (UA) doivent effectuer à Abidjan pour imposer la nomination – qui traîne depuis cinq semaines – d’un Premier ministre de transition en Côte d’Ivoire. Imposer est bien le terme qui convient : depuis une dizaine de jours, en effet, toutes les parties extérieures concernées par le casse-tête ivoirien – outre les trois chefs d’État précités, ceux des pays de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et le secrétariat général de l’ONU – se sont mises d’accord sur la nécessité de nommer elles-mêmes, en lieu et place des protagonistes locaux, celui qui aura la responsabilité de conduire le pays à la présidentielle prévue pour le 31 octobre 2006 au plus tard. Pour Chirac et Obasanjo, mais aussi pour Abdoulaye Wade, Blaise Compaoré, Amadou Toumani Touré, Alpha Oumar Konaré et quelques autres, le nom de Charles Konan Banny est le choix naturel – et cela depuis le début. Après s’être rendu compte que son propre souhait de briguer la présidence de la République, en arrachant auparavant l’investiture du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire), était pour le moins prématuré – et voué à l’échec à court terme – le patron de la BCEAO (Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) s’est laissé convaincre, à la mi-octobre, de l’importance « historique » de faire don de sa personne en acceptant d’être candidat à la primature. Malin, Konan Banny a fait monter les enchères. « Il nous a fallu le rencontrer une dizaine de fois avant qu’il accepte, soupire une personnalité française qui a participé à ces négociations tenues à Paris et à Dakar. On lui a organisé un rendez-vous secret avec Mbeki, qu’il pensait réticent et qui en fait ne l’était pas, et on a avalisé sa condition sine qua non : « Le gouverneur, nous a-t-il prévenu, ne fait pas campagne ». Dont acte. Mais à la fin, on sentait quand même qu’il en avait très envie. » Afin que la solution Konan Banny ne soit pas une nouvelle fois récusée par l’opposition ivoirienne, les « parrains » de la Côte d’Ivoire se sont ensuite partagé les tâches. Compaoré s’est ainsi chargé de ramener Guillaume Soro, le patron des Forces nouvelles pour qui tout Premier ministre ne pouvait être qu’un originaire du Nord, à de meilleurs sentiments. Quant à l’obstacle Henri Konan Bédié, il a fallu les efforts conjoints de Wade – qui a téléphoné à l’ex-président à plusieurs reprises – et des Français pour le déminer. Le chef du PDCI, qui ne cesse de soupçonner Konan Banny de noirs desseins à son encontre, redoute ouvertement que le nouveau Premier ministre profite de sa position pour « casser » le parti, faire le jeu de Gbagbo et se positionner lui-même dans le cadre d’un accord secret avec le chef de l’État, pour la présidentielle de 2011. Plus fondamentalement, Bédié craint que les Baoulés ne soient désormais partagés entre deux chefs, lui-même et Konan Banny : « C’est un cas de figure impossible », lâche-t-il, le 29 novembre, devant l’ambassadeur de France André Jannier, venu lui rendre visite en compagnie du général Irastorza, patron de Licorne, dans sa retraite de Daoukro. Jannier, qui a pris des consignes auprès de l’Élysée avant d’effectuer le déplacement, rassure son interlocuteur. Paris, lui dit-il, a clairement fait savoir à Konan Banny qu’il ne pouvait se permettre de faire éclater ce grand parti qu’est le PDCI, faute de quoi il ne pourrait plus compter sur le soutien de la France. Quant à l’alternative, au cas où Bédié maintiendrait son veto contre Konan Banny et dans la mesure où son propre candidat, Gaston Ouassénan Koné, est récusé par Gbagbo, les « amis » de la Côte d’Ivoire n’en voient qu’une : Émile Constant Bombet, ex-ministre d’État. En entendant ce nom, Bédié a un haut-le-coeur. Il déteste Bombet plus encore qu’il redoute Konan Banny. Le piège se referme. Du bout des lèvres, « le Sphinx » donne son consentement.
Reste Gbagbo lui-même. À Bamako, où la Côte d’Ivoire n’a en définitive été représentée que par un ministre de second rang, on l’a attendu toute la journée du samedi 3 décembre, ou presque. La veille, le chef de l’État ivoirien avait chargé le président du Conseil économique et social, Laurent Dona Fologo, d’aller le représenter au sommet. Puis il annule et annonce qu’il s’y rendra lui-même. Un plan de vol est déposé, et le Grumman présidentiel, avec tapis rouge déroulé jusqu’à l’échelle de coupé, se met en position à 11 heures du matin. L’avion demeurera ainsi sur le tarmac de l’aéroport d’Abidjan, prêt à décoller, pendant deux heures, avant de regagner son hangar. Pourquoi Gbagbo a-t-il renoncé, alors que Chirac, qui ne lui parle plus depuis plus d’un an, était disposé à lui serrer la main, voire plus si affinités retrouvées ? Raisons de sécurité, dit-on (l’Agence nationale de sécurité et d’intelligence, l’ANSI, que Gbagbo a lui-même créée au début de 2005 avec l’aide des Angolais, multiplie ces derniers temps les « alertes rouges »), mais aussi et surtout pressentiment d’une sorte de « Kléber bis » à Bamako. Se voir imposer un nouveau diktat en terre étrangère n’est pas envisageable. Surtout que Gbagbo, qui a mis son veto aux premiers ministrables de l’opposition – laquelle a, en retour, récusé le sien, René Amani -, sait qu’il n’a plus le choix. Ce sera Konan Banny.

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Abidjan, dimanche 4 décembre dans l’après-midi
Les avions de Mbeki et d’Obasanjo atterrissent à quelques dizaines de minutes d’intervalle à l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny. Les deux présidents ont en poche un document à en-tête de l’UA qu’ils ont cosigné avec le Nigérien Mamadou Tandja – lequel est déjà de retour à Niamey. Cette note « de plein effet » mise au point quelques heures plus tôt dans le bureau de Chirac après consultation de quelques chefs d’État présents (Wade, Compaoré, ATT…) est sans aucune ambiguïté. « Nous, chefs d’État… », peut-on lire, « se basant sur la résolution 1633 du Conseil de sécurité de l’ONU et après larges consultations, décidons de ce qui suit : le Premier ministre de la période de transition, dont la fin est fixée au 31 octobre 2006, est Monsieur Charles Konan Banny. » Suivent trois articles indiquant que le nouveau titulaire jouira de « tous les pouvoirs » définis dans ladite résolution, qu’il est inamovible, qu’il sera inéligible en 2006 et que le Groupe international de travail (GIT) mis en place à Abidjan par la communauté internationale afin de suivre au jour le jour la période de transition tiendra informé le Conseil de sécurité de la moindre incartade. Conclusion de ce document, qui équivaut à une mise sous tutelle de la Côte d’Ivoire et à une suspension de facto de sa Constitution : « Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire. » Tout le reste n’est dès lors que simple formalité. Obasanjo et Mbeki rencontrent Gbagbo pendant une heure avant de recevoir, à la résidence de l’ambassadeur du Nigeria, les principaux chefs de parti présents à Abidjan – outre Bédié, il y a là Henriette Diabaté, Pascal Affi Nguessan, Louis Dacoury Tabley… En début de soirée, le ministre nigérian des Affaires étrangères Oleyemi Adenji, qui copréside le GIT avec le Suédois Pierre Schori, représentant spécial de Kofi Annan, confirme publiquement ce que tout le monde ou presque savait déjà depuis plusieurs heures : Konan Banny est Premier ministre.
Dakar, lundi 5 décembre
Il est midi, et monsieur le gouverneur de la BCEAO s’apprête à rejoindre l’aéroport où l’attend le Grumman présidentiel ivoirien que lui a envoyé Gbagbo. Fils de planteur très attaché à la tradition, Konan Banny a prévu de se poser à Yamoussoukro avant de regagner Abidjan, afin de s’incliner brièvement sur la tombe de ses ancêtres et de recevoir au passage la bénédiction des sages akoués, dont, pressent-il, il aura grand besoin pour la tâche qui l’attend. Las, il n’en aura pas le loisir. Car Wade l’appelle pour un entretien de dernière minute qui durera près de deux heures. C’est donc avec retard que le nouveau Premier ministre atterrit à Abidjan et s’engouffre dans le véhicule qui le conduit au palais présidentiel. Si Gbagbo l’y attend depuis longtemps, lui, comme on l’a vu, ne fait pas antichambre. Le tête-à-tête – une heure quinze – achevé, Konan Banny s’adresse un court instant aux journalistes. À ses « frères et soeurs de Côte d’Ivoire », il demande « confiance, confiance, confiance », puis s’éloigne en souriant. Direction l’église Saint-Jean de Cocody, où une messe d’action de grâce doit être célébrée en son honneur. Cet homme, décidément, aime les symboles…
Le soir même, comme pour démontrer qu’il n’a pas tout à fait perdu la main mais surtout pour sauver les apparences, Gbagbo signe un décret présidentiel, le 558e de l’année 2005, portant nomination de Konan Banny au poste de Premier ministre. Ainsi que l’écrira le lendemain, non sans lucidité, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, idéologue du régime, dans un journal de la place : « Collectivement, nous avons détruit le mythe de notre indépendance… »
Une chose est sûre : convaincu d’avoir un destin présidentiel, mais encore peu connu chez lui, Konan Banny a tout intérêt à apparaître à la fin de son mandat comme celui qui a sauvé la Côte d’Ivoire du chaos, rétabli son unité, organisé les élections et transmis au nouvel élu, quel qu’il soit, un pays apaisé. Pour ce faire, et dans la mesure où ses propres qualités professionnelles ne sont mises en doute par personne, tout va dépendre à la fois de sa capacité à résister – avec l’appui du GIT – aux différents protagonistes, mais aussi de facteurs sur lesquels il aura beaucoup moins de prise. L’unité de l’opposition, par exemple : plus le G7 sera uni, plus Konan Banny sera fort face à Gbagbo. À l’inverse, un G7 divisé compliquerait assurément sa tâche. L’attitude des Forces nouvelles et singulièrement de Soro pèsera également dans la balance : les Français n’ont aucune prise sur ce personnage énigmatique, et l’influence qu’exerce sur lui un Alassane Ouattara demeure hypothétique – en tout cas fluctuante. Autre point d’interrogation : jusqu’où Gbagbo jouera-t-il le jeu ? Plus le chef de l’État prendra conscience du caractère définitivement incontournable de la date butoir du 31 octobre 2006, plus la tentation sera forte, chez ceux de ses partisans qui redoutent une défaite dans les urnes, de l’inciter à « sortir du schéma » et à choisir l’aventure. Commentaire d’un très proche du dossier : « S’il veut écarter cette perspective qui serait pour lui synonyme d’échec cinglant et s’il veut préserver ses chances d’être lui-même élu en 2011, Konan Banny a objectivement intérêt à favoriser la candidature Gbagbo. Imaginez que Bédié soit élu en octobre prochain, rien ne prouve qu’il ne cherchera pas à rempiler en 2011 en arguant que son mandat a été écourté. Pour Konan Banny, ce serait la fin des haricots ! » Reste que cette analyse, qui présuppose que l’ambition, plus que le patriotisme, est le moteur du Premier ministre, relève pour l’instant du procès d’intention.
Il faudra donc suivre, avec une extrême attention, non seulement la composition du nouveau gouvernement, mais aussi quelques enjeux moins spectaculaires et plus fondamentaux. L’enregistrement dans les mois à venir, après vérification des critères de nationalité, de quelque 600 000 à 800 000 nouveaux électeurs représente ainsi un test intéressant. Sachant que ces futurs inscrits sont généralement considérés comme anti-Gbagbo, mais qu’ils peuvent constituer, pour le Premier ministre, un socle et un réservoir utile dans la perspective d’échéances plus lointaines, quelle sera son attitude ? Facilitera-t-il ou non la tâche du « monsieur Élection » de l’ONU, le Portugais Antonio Monteiro ? Dans l’immédiat, comment et dans quel sens sera tranché le conflit d’interprétation que l’on voit déjà poindre quant à la portée du « tous les pouvoirs » énoncé par la résolution 1633 de l’ONU ? Si l’on en croit le camp présidentiel, Konan Banny a les pleins pouvoirs pour… organiser les élections, rien de plus. « Il dispose de tous les pouvoirs pour cela, certes, rétorque-t-on du côté des médiateurs internationaux, mais aussi pour tout le reste, c’est-à-dire pour exercer la totalité de ses attributions. »

Abidjan, mardi 6 décembre
Si l’on en croit le GIT, qui s’est réuni ce matin, cette dernière question ne se pose pas. Le GIT règne, et Konan Banny est son instrument. À preuve, le GIT, véritable autorité de tutelle, vient de « régler » le cas posé par l’Assemblée nationale, dont le mandat, dans sa composition actuelle, s’achève le 16 décembre. Premiers craquements dans le G7 : Bédié, dont le parti dispose de 94 députés, souhaitait vivement qu’elle soit reconduite jusqu’en octobre 2006. Le RDR (Rassemblement des républicains, d’Alassane Ouattara), par contre, qui n’en a aucun pour cause de boycottage, militait évidemment pour sa dissolution. Le GIT tranche : les élus partiront en vacances prolongées. Ce sera au gouvernement de légiférer pendant la période de transition, et Gbagbo aura cinq jours pour promulguer les lois que le Premier ministre lui présentera. S’il refuse de les signer, elles entreront automatiquement en application. Au sortir de la réunion, le coprésident du GIT, Pierre Schori, martèle : « La résolution 1633, prise sous le chapitre vii de la Charte de l’ONU, a la primauté sur les lois nationales. » Avant d’ajouter, comme à regret : « Même si nous n’avons pas explicitement suspendu la Constitution. » Précision inutile. Chacun aura compris que c’était tout comme…
Ce même mardi 6 décembre en fin d’après-midi, Alassane Ouattara débarque de l’avion d’Air France, en provenance de Paris. Trois ans et une semaine après son exfiltration d’Abidjan, sous haute protection française, l’ancien Premier ministre est, cette fois, placé – tout comme Bédié – sous la responsabilité des Casques bleus de l’Onuci, puissance mandataire. Le décès de sa mère, motif du retour de l’opposant, crée une sorte d’état de grâce. Toute la classe politique ivoirienne, dont Gbagbo et Konan Banny – qui a enfin trouvé le temps d’aller honorer, à Yamoussoukro, les anciens et les ancêtres -, défile au domicile de la défunte pour présenter ses condoléances au chef du RDR. Le climat est serein, presque surréaliste. Et personne ne prête plus attention aux nuages qui, en cette petite saison des pluies, s’accumulent lentement au-dessus de la lagune.

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