Que faire des Frères musulmans ?

Pourquoi le régime de Tripoli n’est pas pressé de libérer les quatre-vingt-cinq islamistes arbitrairement emprisonnés depuis juin 1998.

Publié le 12 décembre 2005 Lecture : 3 minutes.

Décidément, l’affaire dite des Frères musulmans embarrasse les autorités libyennes. Après deux reports échelonnés sur trois mois, un tribunal d’exception siégeant à Tripoli s’est trouvé, le 28 novembre, contraint à nouveau d’ajourner au 12 décembre son verdict dans le dossier des quatre-vingt-cinq islamistes affiliés à ce mouvement politico-religieux. « Trop, c’est trop ! » tempête depuis son refuge suisse Souleiman Abd el-Kader, actuel contrôleur général (titre du premier responsable de l’organisation) des Frères musulmans libyens, qui fustige, dans un communiqué rendu public le même jour, les manoeuvres dilatoires d’un appareil judiciaire « totalement inféodé aux services » de la Jamahiriya.
Le régime libyen louvoie, car il ne sait pas trop, semble-t-il, comment éviter de se déjuger dans cette affaire. Les barbus embastillés – « arbitrairement » selon Amnesty International – depuis juin 1998 avaient été condamnés, début 2002, par le Tribunal du peuple, juridiction d’exception de sinistre renommée, à de lourdes peines. Deux d’entre eux, le professeur Abdallah Azzedine, enseignant de physique nucléaire à l’université d’Al-Fateh de Tripoli et à l’époque contrôleur général des Frères musulmans, et son adjoint le Dr Salem Abou Hank, chef du département de chimie à l’université de Qar Younès de Benghazi, se sont vu infliger la peine de mort. Soixante-treize autres, majoritairement universitaires, ont été condamnés à la prison à perpétuité tandis que les onze restants ont écopé dix ans de prison ferme.
Un verdict confirmé, fin 2004, par la cour d’appel de Tripoli. Dossier clos ? C’est Kadhafi en personne qui va le rouvrir, peu après, en annonçant spectaculairement la dissolution du Tribunal du peuple, dont il dénonce les abus et les excès, et surtout en laissant entendre que ses décisions étaient « nulles et non avenues ». Son fils Seif el-Islam sera plus explicite : « Tous les prisonniers d’opinion seront libérés. Ce sera la première étape vers la réforme globale », déclare, en mai 2005, le dauphin putatif du colonel Kadhafi, qui loue, au passage, « la modération et le pacifisme jamais pris en défaut des Frères musulmans ».
Pourtant, l’attente des familles des détenus politiques – y compris et surtout celles des Frères musulmans emprisonnés – sera vite déçue lorsque les autorités se raviseront, le mois suivant, faisant savoir qu’au lieu d’élargir les quatre-vingt-cinq détenus islamistes il fallait plutôt les rejuger.
Pourquoi cette énième volte-face ? Nul ne le sait exactement. Toujours est-il que le régime de Tripoli ne semble pas pressé de lâcher une carte maîtresse dans ses rapports avec les Frères musulmans, composante importante de son opposition. L’incarcération de sa fine fleur limite les marges de manoeuvre du mouvement. En juin 2005, ce dernier a boudé le Congrès national de l’opposition libyenne tenu à Londres en espérant voir se réaliser les promesses de Kadhafi. Et il continue de prêcher un discours réformiste en totale rupture avec l’orientation révolutionnaire de l’ensemble des détracteurs du régime libyen.
Proche des Frères musulmans à son arrivée au pouvoir en septembre 1969, avant de leur tourner le dos à partir de 1973, le maître de Tripoli ne peut que se féliciter de cette modération. D’autant plus qu’il a fort à faire avec un autre mouvement islamiste, le Groupe islamique combattant libyen (GICL). Formée à la fin des années 1980 par des « Afghans libyens », cette organisation radicale mène la vie dure aux services libyens. Décapitée en 1995 à l’issue de sanglants affrontements avec l’armée, elle a tenté d’abattre le « Guide » à trois reprises. Sorti sain et sauf des deux premiers attentats, Kadhafi n’a échappé que par miracle au troisième, en 1998, s’en tirant avec une fracture au col du fémur.
D’où le mandat d’arrêt international que la Jamahiriya avait lancé, cette année-là, contre Oussama Ben Laden, chef de la nébuleuse d’al-Qaïda dont le GICL n’est qu’une connexion locale. D’où aussi son engagement rapide dans la coopération antiterroriste au lendemain du 11 septembre 2001. Ce sont, en effet, en partie les informations fournies par les services de Tripoli qui ont permis aux Américains de mettre la main en 2002 sur les Libyens Ali Abdelaziz al-Fakhiri alias Ibn Cheikh al-Libi, ex-commandant des camps d’entraînement d’al-Qaïda en Afghanistan, et Hassan Caïd alias Younès Sahraoui. Ce dernier a d’ailleurs réussi, il y a quelques mois, à s’échapper de sa geôle installée au coeur de la base militaire américaine de Bagram, à quelques encablures de Kaboul.
Si les djihadistes du GICL représentent donc une réelle menace sécuritaire pour le pouvoir libyen, les dizaines de cadres des Frères musulmans, une fois libérés, pourraient, quant à eux, redevenir des sérieux concurrents politiques. Kadhafi peut-il s’en accommoder ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires