Qu’aurait fait JFK ?

En 1963, Kennedy s’interrogeait sur le meilleur moyen de sortir du bourbier vietnamien. Bush en fait de même aujourd’hui à propos de l’Irak. La comparaison, hélas ! s’arrête là.

Publié le 12 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

Qu’est-ce que le président Bush n’a pas dit lorsqu’il a exposé à l’Académie navale des États-Unis sa stratégie de victoire en Irak ? Il n’a pas dit que la guerre en Irak, qui est déjà l’une des plus coûteuses de l’histoire américaine, est une plaie ouverte. Il n’a pas dit qu’elle a causé la mort de plus de 2 000 Américains et celle d’innombrables civils irakiens (eux, nous ne les comptons pas). Il n’a pas dit que le conflit a déjà duré plus longtemps que notre participation à la Première Guerre mondiale ou que la guerre hispano-américaine de 1898, et qu’au printemps prochain elle aura même duré plus longtemps que la guerre de Corée.
Et il n’a pas dit comment et quand il se propose de rapatrier nos soldats : aucune indication, aucun chiffre sur le retrait des troupes, aucune date, aucune référence à une coalition qui s’effrite, aucun changement dans son mépris pour les Nations unies, dont il attend pourtant une aide.
Ni notre armée, ni notre économie, ni nos compatriotes ne peuvent supporter cet interminable étirement d’une mission politique et militaire qui est toujours restée dans le vague. Si nous partons trop tôt, dit le président, une catastrophe pourrait s’ensuivre. Mais que dire de la catastrophe que nous prolongeons et aggravons par notre présence là-bas, et par la manière impardonnable dont nous traitons les détenus ?
Chaque mois supplémentaire d’occupation facilite le recrutement par al-Qaïda de jeunes islamistes prêts à commettre des attentats-suicides, la seule arme contre laquelle notre société ouverte n’a aucune défense sûre. Le président déclare que nous devons soutenir nos troupes en gardant le cap, mais qui est prêt à soutenir vraiment nos soldats en les faisant rentrer à la maison ?
La responsabilité de concevoir un plan de sortie incombe en premier lieu non pas aux opposants à la guerre, mais au président qui s’est lancé hâtivement dans une invasion « préemptive » sans disposer d’assez de troupes pour garder les frontières et les arsenaux de l’Irak, sans assez de blindés pour protéger nos forces, sans un soutien allié suffisant et sans plan d’occupation ou d’évacuation intelligemment conçu.
En écoutant le discours de Bush, nos pensées sont remontées quarante ans en arrière, du temps d’un autre président, John Fitzgerald Kennedy. En 1963, la dernière année de sa vie, nous avons été les témoins privilégiés de sa réflexion sur la meilleure façon de sortir les conseillers militaires et les instructeurs américains du bourbier vietnamien.
Bien qu’aucun de nous deux n’ait eu de responsabilité directe dans les prises de décision concernant le Vietnam, nous avons, l’un et l’autre, suffisamment côtoyé le président pour mesurer la difficulté de sa tâche. À sa manière très personnelle, il se balançait sur son rocking-chair dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, et pesait les diverses solutions qui s’offraient à lui.
Revenir sur l’engagement d’Eisenhower de mettre à la disposition d’un gouvernement sud-vietnamien à la dérive instructeurs et conseillers militaires américains ?
Non, il savait que le peuple américain ne le laisserait pas faire.
Américaniser la guerre civile vietnamienne, comme le recommandaient les chefs militaires et comme son successeur Lyndon Johnson cherchera finalement à le faire, en envoyant sur place des unités combattantes américaines ?
Non, Kennedy avait appris de ses expériences à Cuba et ailleurs que des conflits de nature politique ne se prêtent pas à une solution militaire. Il savait que les États-Unis n’auraient pas le dessus dans un combat contre un peuple vietnamien décidé à chasser, enfin, toutes les troupes étrangères de son territoire. En outre, il avait servi dans le Pacifique-Sud pendant la Seconde Guerre mondiale et connaissait de visu les horreurs de la guerre. En juin 1953, il avait déclaré que « cette génération d’Américains en a assez – plus qu’assez – de la guerre ».
Déclarer « la victoire et on tourne la page », comme devait le faire George Aiken, le sénateur républicain du Vermont, quelques années plus tard ?
Non, en 1963, au Vietnam, malgré les assurances des responsables militaires sur le terrain, il n’y avait pas plus de « victoire » possible qu’il n’y en avait, en 2004 en Irak, lorsque Bush a déclaré sa « mission accomplie » sur le pont d’un porte-avions.
Explorer les chances d’une solution négociée ?
Non, il n’y avait pas trace, dans les rangs d’un Vietcong inorganisé, d’un leader capable de négocier les conditions d’un retrait réalisable et mutuellement acceptable.
Obtenir du gouvernement sud-vietnamien qu’il améliore ses chances de survie en engageant véritablement l’ensemble des réformes politiques, économiques, agraires et administratives nécessaires pour s’assurer le soutien populaire ?
Non, Kennedy avait compris que les privilégiés plus ou moins corrompus et les propriétaires terriens qui soutenaient la dictature vietnamienne n’accepteraient jamais ou n’appliqueraient jamais de telles réformes.
Avec le temps, il se persuada que la seule solution était le retrait. À partir du printemps 1963, il commença à concevoir les éléments d’une stratégie de départ en trois temps, que son assassinat l’empêchera de mettre en oeuvre. Les trois composantes de cette stratégie – valables en Irak après l’adoption d’une nouvelle Constitution et les prochaines élections – peuvent se résumer comme suit :
– Faire clairement savoir notre intention de partir. Lors d’une conférence de presse, le 14 novembre 1963, le président l’avait indiqué sans ambages : « Notre objectif est de faire rentrer les Américains à la maison. »
– Négocier une demande de départ. S’arranger avec le gouvernement hôte pour qu’il demande le retrait progressif de tout le personnel militaire américain – ce qui ne serait sûrement pas difficile en Irak, surtout après l’appel lancé, le mois dernier, en faveur d’une évacuation de toutes les troupes étrangères. En mai 1963, Kennedy avait déclaré que si le gouvernement sud-vietnamien le proposait, « une partie de nos troupes s’embarquerait dès le lendemain ».
– Rapatrier progressivement les troupes. Entamer immédiatement un retrait graduel, sur une période indéfinie, des soldats américains, tout en intensifiant la formation du personnel de sécurité local et en gardant à l’esprit qu’avec la mobilité accrue dont elles disposaient et la possibilité d’un pont aérien, les forces américaines seraient utilisables sans être stationnées dans des régions dangereuses. En septembre 1963, Kennedy avait dit des Sud-Vietnamiens : « En dernière analyse, c’est leur guerre. Ce sont eux qui la gagneront ou qui la perdront. » Un mois plus tard, il ajoutait : « Nous espérons pouvoir réduire le nombre des Américains » au Vietnam à la fin de l’année.
Le président Kennedy n’avait aucune garantie que l’une des trois composantes de son plan serait couronnée de succès. Dans le « brouillard de la guerre », il n’y a pas de garanties, mais un plan de départ sans garanties est mieux que pas de plan du tout.
Si nous quittons l’Irak à la demande du gouvernement irakien, notre retrait ne sera ni un abandon de poste ni une retraite. Les Irakiens respectueux de la loi peuvent, si nous partons, se trouver exposés à davantage de violence, à un risque de balkanisation et d’incursions étrangères, mais ils peuvent être exposés aux mêmes périls si nous restons. Le président Bush a déclaré qu’il n’abandonnera pas l’Irak entre les mains des terroristes. Laissons l’Irak aux Irakiens, qui ont survécu à des siècles de guerre civile, de tyrannie et de tentatives de domination étrangère.
Lorsque les troupes américaines auront quitté l’Irak, les peuples du monde entier se réjouiront que nous ayons retrouvé nos esprits. Qui plus est, le nombre de morts américains et la perte de crédibilité de l’Amérique dans le monde s’en trouveront réduits. Comme le dit le sénateur Chuck Hagel, républicain et ancien du Vietnam, « plus nous restons, plus nous aurons de problèmes ». C’est du défaitisme ? Les vrais défaitistes sont ceux qui disent que nous sommes embourbés là-bas pour une décennie de mort et de destruction.
Dans un mémorandum au président Kennedy, trois mois environ après son entrée en fonctions, l’un de nous lui écrivait à propos du Vietnam : « Il n’existe pas de meilleur exemple d’un pays qui ne puisse se sauver s’il ne se sauve lui-même. » Aujourd’hui, l’Irak est un exemple encore plus évident.

* Theodore Sorensen et Arthur Schlesinger Jr. ont été respectivement conseiller spécial et assistant spécial du président John F. Kennedy.

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