Protesta africaine

À la veille de la conférence ministérielle de Hong Kong, la colère gronde au sein de la paysannerie du continent, qui se sent d’ores et déjà lésée.

Publié le 12 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

« La croissance ne se mange pas. » Pour Saliou Sarr, producteur de riz dans la région de Saint-Louis, au Sénégal, les choses sont claires : la libéralisation des échanges agricoles pénalise les paysans africains. « Depuis une dizaine d’années, nos revenus baissent de façon continue », constate-t-il. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les prix réels des produits agricoles de base ont perdu plus de la moitié de leur valeur depuis une quarantaine d’années. Une tendance qui s’est accentuée durant la dernière décennie. L’agence onusienne met en cause l’offre excédentaire mais aussi les subventions aux exportations des pays occidentaux qui réussissent ainsi à écouler leurs surplus. Une concurrence déloyale, un dumping aux effets dévastateurs.
« En 1995, nous produisions 43 quintaux de riz à l’hectare, explique Saliou Sarr. Nous vendions nos récoltes à 125 F CFA le kilo, et le prix au consommateur était de 180 F CFA le kilo. Aujourd’hui, grâce aux gains de productivité, nous sommes passés à 60 quintaux à l’hectare, mais nos prix ont chuté à 80 F CFA, alors que le riz blanc est vendu entre 210 et 250 F CFA sur les marchés. Parallèlement, le Sénégal importe chaque année 600 000 tonnes de riz, contre une production locale de 150 000 tonnes que nous avons du mal à écouler. Qui a gagné ? Les importateurs et les distributeurs, sûrement pas les producteurs. » Saliou Sarr fera partie de la délégation sénégalaise lors de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du 13 au 18 décembre, à Hong Kong.
Autres exemples : en 2002, le Burkina a importé 560 tonnes de lait en poudre européen avec un prix de vente à 200 F CFA le litre. Le lait frais et pasteurisé localement coûte 500 F CFA ; entre 1996 et 2002, les exportations européennes de découpes de poulet vers l’Afrique de l’Ouest ont augmenté de 485 %, menaçant la filière avicole régionale. « Étant donné les écarts de production entre le Nord et le Sud, un marché agricole mondialisé est forcément inégal », résume Assise Fiodendji, petit producteur de riz au Bénin. « On demande à l’Afrique de soutenir la concurrence internationale sans protection et sans aide. Ce n’est pas tenable », s’insurge Najib Akesbi, professeur d’économie à l’Institut agronomique Hassan-II, au Maroc. « Les pays riches dictent leurs lois et condamnent l’agriculture africaine », proteste Bassiaka Dao, paysan burkinabé. L’autre dossier symptomatique concerne le coton. En 2002, les 30 000 planteurs américains ont bénéficié d’une manne de 3,9 milliards de dollars, affirme l’ONG Oxfam. Les pertes pour les 10 millions de personnes vivant directement de cette culture sur le continent ont été estimées à 400 millions de dollars. « Les subventions sont un poison pour nous », tempête Bakary Togola, représentant malien de l’Association des producteurs de coton africains (Aproca), qui présentera à Hong Kong une pétition signée par deux millions de personnes. Objectif : obtenir un calendrier précis et un engagement ferme pour une suppression de ces aides. « La paysannerie dans les pays pauvres traverse une crise profonde, et la libéralisation des échanges, si elle se poursuit, risque de causer un désastre, pronostique Henri Rouillé d’Orfeuil, président de Coordination Sud, un collectif d’une centaine d’ONG. L’équilibre entre l’offre et la demande a été rompu et le marché ne peut pas être un outil de régulation. » Un diagnostic partagé par le Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), qui sera, lui aussi, représenté dans l’ancienne colonie britannique. Entretien avec son président.

Ndiogou Fall
Président du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa)

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« Vivre de notre travail et nourrir les nôtres »

Jeune Afrique/L’Intelligent : Qu’attendez-vous de ces négociations au sein de l’OMC ?
Ndiogou Fall : Pas grand-chose dans la mesure où la direction prise ne permettra pas de régler la crise que traverse l’agriculture. On insiste beaucoup sur l’accès au marché. Mais c’est justement l’accès au marché qui est à l’origine de la dégradation du revenu des populations rurales en Afrique. Continuer de proposer plus de libéralisation, plus d’ouverture, nous inquiète beaucoup. Hong Kong n’est pas sur la bonne voie.
J.A.I. : Vous préconisez un retour au protectionnisme…
N.F. : Absolument, car le libre-échange n’est pas égalitaire. On parle de libéralisme, mais en réalité il n’en est rien. Les États-Unis et l’Europe renforcent leur domination grâce à leur appareil agro-industriel. Parallèlement, on refuse aux autres pays d’utiliser des instruments de protection qui sont à leur portée. En Afrique, ce pourrait être des tarifs douaniers plus élevés, un contrôle de l’offre et une maîtrise du marché intérieur. Il y a donc deux poids, deux mesures. Ceux qui ont des capitaux et qui gagnent, et puis les autres, qui sont forcément perdants. En conséquence, il faut rétablir les mécanismes supprimés par les Plans d’ajustement structurel (PAS), qui permettaient aux États africains de corriger les excès du marché et d’établir des prix planchers. En Afrique, lutter contre la pauvreté implique l’augmentation des revenus des populations rurales.
J.A.I. : Avez-vous des chiffres pour prouver ce que vous avancez ?
N.F. : L’Afrique de l’Ouest a importé plus de 900 millions de tonnes de céréales en 2000 ! L’ouverture des marchés n’a fait que détruire nos systèmes de production. Nous sommes à présent incapables de vendre notre production sur notre propre marché.
J.A.I. : Mais les paysans africains ont-ils les capacités de satisfaire la demande locale grandissante du fait de la croissance démographique ?
N.F. : C’est une politique intelligente qu’il faut mettre en place. Nous ne sommes pas contre les échanges, mais on doit nous donner les moyens de couvrir nos besoins alimentaires de manière progressive. On aura toujours besoin de produits complémentaires qu’il faudra importer. Mais, d’une manière générale, de nombreuses filières, comme le riz, le maïs, les oléagineux, ont un potentiel important. Elles constituent la base de notre alimentation, mais elles sont laminées par la concurrence. Nous demandons de pouvoir choisir nous-mêmes les filières qui nous permettent d’assurer le développement de notre agriculture et de nos économies.
J.A.I. : Vous revendiquez en fait le droit à la souveraineté alimentaire…
N.F. : Exactement. Nous la revendiquons pour nous mais aussi pour les autres. Chaque groupe de pays doit avoir le droit de produire pour sa population.
J.A.I. : À vous entendre, on a l’impression que les subventions agricoles dans les pays du Nord et l’accès à leur marché sont des questions secondaires ?
N.F. : Nous disons que les aides agricoles dans les pays du Nord constituent l’une des causes de la chute de nos revenus. Car, sans subventions, Américains et Européens ne seraient pas aussi compétitifs, et nous pourrions vendre nos récoltes à meilleur prix. Or que constatons-nous ? Les États-Unis et l’Europe refusent de supprimer ces soutiens qui constituent une distorsion de concurrence et, dans le même temps, ils nous demandent d’ouvrir nos frontières pour les produits agricoles, mais aussi les biens et les services. Nous ne pouvons pas être d’accord.
J.A.I. : Et l’accès aux marchés du Nord ?
N.F. : Cela ne nous intéresse pas. Nous voulons simplement vivre de notre travail et nourrir les nôtres. Construire une offre africaine pour la demande africaine.
J.A.I. : L’avenir de l’agriculture africaine ne passe-t-il pas par la transformation des produits ?
N.F. : Oui, mais actuellement, des filières comme le textile, la tomate, l’arachide ou le coton sont en très grande difficulté car les producteurs ne parviennent plus à approvisionner les usines de transformation et à couvrir leur coût de production à cause d’une concurrence déloyale qui tire les prix vers le bas.
J.A.I. : Il y a aussi le retard pris par l’Afrique en matière de productivité…
N.F. : Mais les autres n’ont pas été productifs du jour au lendemain. Nous avons un marché potentiel, nous avons des ressources : il suffit de nous laisser en profiter. Les investissements productifs suivront.
J.A.I. : N’êtes-vous pas pris en tenaille entre les pays du Nord et les nouvelles puissances agricoles comme le Brésil ?
N.F. : Nous sommes conscients de cette situation. Les pays exportateurs nets ont comme préoccupation centrale l’ouverture des marchés. Ces préoccupations de libre-échange vont à l’encontre de nos intérêts.
J.A.I. : Qu’avez-vous envie de dire à Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC ?
N.F. : Nous ne voulons pas de votre accès au marché. Les agriculteurs africains n’en veulent pas. Honk Kong ne nous mènera nulle part, si ce n’est vers plus de pauvreté. Deuxièmement, vous devez écouter les citoyens plutôt que de négocier sur le dos des paysans. Le message de la société civile doit être entendu. De notre côté, nous devons nous organiser pour parler d’une seule et même voix.

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