Le vrai visage de Zarqaoui

Comment un ex-délinquant dépourvu de toute légitimité est-il parvenu à imposer ses vues à Ben Laden et à donner une nouvelle dimension au djihad ?

Publié le 12 décembre 2005 Lecture : 15 minutes.

C’est le 5 février 2003, le jour où Colin Powell tenta de justifier l’invasion de l’Irak devant le Conseil de sécurité de l’ONU, qu’on entendit parler pour la première fois d’Abou Moussab al-Zarqaoui. « Aujourd’hui, avait affirmé le secrétaire d’État, l’Irak abrite un réseau de terroristes sanguinaires dirigé par Abou Moussab al-Zarqaoui, un associé et un collaborateur d’Oussama Ben Laden et de ses lieutenants au sein d’al-Qaïda. » Cette information, on le sait aujourd’hui, était fausse. Mais elle a créé l’un des mythes les plus forts et les plus persistants de la guerre contre le terrorisme : le mythe d’Abou Moussab al-Zarqaoui.
Zarqaoui a sans doute été le premier surpris de voir son nom associé à celui de Ben Laden – qui plus est par Powell. Bien qu’il ait fait à maintes reprises la preuve de ses capacités, rien ne laissait présager qu’il figurerait un jour parmi les terroristes les plus redoutés de la planète. Instruction médiocre, milieu défavorisé, il n’a au départ ni la formation, ni les relations, ni les moyens d’un Ben Laden ou des autres chefs d’al-Qaïda.
C’est un autre homme aujourd’hui. De New York à Londres et de Paris à Tokyo, il incarne le nouveau visage du terrorisme islamiste et a même réussi à voler la vedette à Saddam Hussein dans le monde arabe. Il dirige un groupe d’insurgés responsables d’innombrables actes de barbarie depuis la chute du régime baasiste. Et sa tête est mise à prix pour 25 millions de dollars. C’est bien ce pauvre hère sorti des bidonvilles de Jordanie qui tient la dragée haute à l’armée américaine dans ce qui devient le conflit le plus meurtrier depuis la guerre du Vietnam.
Comment le mythe est-il devenu réalité ? Avant le 11 septembre 2001, les Américains n’avaient jamais entendu parler de Zarqaoui. Ce n’est qu’à la fin de cette même année que les services secrets kurdes leur révéleront l’existence de ce Jordanien de 35 ans. Un an plus tard, ils n’en savaient pas beaucoup plus, mais ils avaient tout intérêt à faire de Zarqaoui un mythe. À l’époque, Saddam Hussein était accusé de posséder des armes de destruction massive (ADM) et de soutenir certaines organisations terroristes. Faute de preuves concernant les ADM, le soutien au terrorisme devenait la seule carte de l’administration Bush pour justifier devant l’opinion mondiale le renversement du dictateur. Mais pour cela, il lui fallait établir que Saddam était lié à al-Qaïda. Et ce lien, c’était Zarqaoui. Faux au départ, le discours de Powell devant le Conseil de sécurité a fini par devenir vrai. Le jeune révolté converti à l’islamisme radical commande désormais une insurrection capable de plonger l’Irak dans la guerre civile. Et ses succès ont sans nul doute contribué à l’établissement de relations entre les partisans de Saddam et al-Qaïda. Mais pas du tout comme l’administration Bush l’avait imaginé. Le 27 décembre 2004, Ben Laden a nommé Zarqaoui émir d’al-Qaïda en Irak. L’ascension du jeune Jordanien illustre, bien sûr, l’attirance qu’exerce l’islamisme radical sur les laissés-pour-compte du monde arabe. Elle montre aussi que les méthodes des terroristes ne seront plus ce qu’elles étaient.

L’étranger

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De son vrai nom Ahmed Fadil al-Khalayleh, Zarqaoui est né en octobre 1966 à Zarqa, au nord d’Amman. La ville est surnommée la « Chicago du Moyen-Orient » en raison de son taux de criminalité vertigineux. La famille de Zarqaoui appartient à un clan des Bani Hassan, une grande tribu originaire de Transjordanie traditionnellement fidèle à la monarchie hachémite. Zarqaoui a grandi dans un quartier ouvrier miséreux où, dans les années 1960, les traditions bédouines se sont heurtées de plein fouet au consumérisme occidental et aux effets d’une modernisation trop rapide. Enfant, il fréquentait l’école locale. Son terrain de jeu, c’était le cimetière tout proche. Ses instituteurs ont gardé le souvenir d’un élève rebelle et indiscipliné. En revanche, à la maison, ce garçon choyé était adorable. « Notre père, raconte l’une de ses soeurs, tenait à lui comme à la prunelle de ses yeux. »
À la mort du chef de famille, en 1984, le foyer sombre dans la misère. C’est à cette époque, à l’âge de 18 ans, que Zarqaoui commence à exprimer ses sentiments de frustration. Il abandonne le lycée, fraye avec un gang local et commence à boire : peu à peu, il devient un petit voyou. Il sera arrêté peu après pour agression sexuelle et détention de drogue.
À Zarqa comme partout au Moyen-Orient, l’univers de la délinquance et celui de l’islamisme radical se recoupent constamment, en marge de la société. Et particulièrement en prison. C’est là que Zarqaoui reçoit ses premières leçons de djihadisme. À sa sortie, il se marie et fréquente la mosquée al-Hussein Ben Ali, un fief extrémiste dans la banlieue de la ville. Fasciné par les récits des moudjahidine qu’il rencontre régulièrement à la mosquée, il est bientôt enrôlé par le Bureau arabo-afghan, l’organisation islamiste chargée de recruter des Arabes pour le djihad contre les Soviétiques. Bien que les moudjahidine soient souvent des délinquants, ce nouveau statut est une promotion sociale pour un homme comme Zarqaoui. Au Moyen-Orient, personne n’a de considération pour les voyous et les ivrognes, mais chacun respecte les moudjahidine.
Arrivé en Afghanistan au printemps 1989, il ne peut combattre l’armée Rouge, qui, depuis un an, a entamé son retrait. Amère déception. Zarqaoui ne se sent pas à sa place parmi ces rudes guerriers arabes. Et sans doute apparaît-il aux yeux des plus durs comme une âme sensible. Pour marquer sa différence, il modifie son nom et se fait appeler al-Gharib, « étranger », en arabe. « C’était un homme simple, normal, qui avait sa manière à lui de chercher la vérité. Jamais nous n’aurions imaginé qu’il puisse un jour devenir un chef militaire », raconte Hamdi Mourad, un ancien chef spirituel des moudjahidine devenu professeur d’études islamiques en Jordanie.
Peu à peu, Zarqaoui noue ses propres contacts. Modeste employé au Bureau arabo-afghan de Peshawar, au Pakistan, il se lie d’amitié avec Abou Mohamed al-Maqdisi, un éminent penseur salafiste d’origine palestinienne mais élevé et formé au Koweït. Maqdisi, qui a rejoint l’Afghanistan dans les années 1980, est parfaitement informé des arcanes de la politique des moudjahidine. L’amitié entre les deux hommes durera dix ans. Ils étaient pourtant aussi différents que possible. L’un, Maqdisi, était un grand et bel homme aux cheveux clairs et aux yeux bleus ; l’autre, Zarqaoui, avait toutes les apparences du Bédouin – petite taille et cheveux très noirs. C’est le premier qui initie le second à la pensée fondamentaliste. Comme l’explique Nadine Picaudou, professeur à l’École des langues orientales, à Paris : « L’idéologie salafiste constitue d’abord une rupture radicale avec l’environnement social. » De fait, Zarqaoui, Bédouin prolétarisé et moudjahid raté, est un inadapté social. Il n’est plus en phase avec son milieu.
Vers la fin de 1993, les deux hommes rentrent à Zarqa et commencent à prêcher la révolution contre le régime jordanien. Quelques mois plus tard, en mars 1994, ils sont arrêtés et condamnés à quinze ans de prison pour avoir fondé un groupe djihadiste clandestin, Bayaat al-Imam (« Allégeance à l’Imam »).

Un prince parmi les prisonniers

À la différence de l’expérience afghane, cette seconde captivité va jouer un rôle de révélateur de ses potentialités. « Sept années d’incarcération, c’est plus qu’il n’en faut pour changer un homme », confie l’un de ses anciens compagnons. À la prison al-Souwaqah, Zarqaoui est soumis à des tortures physiques et mentales. Il est maintenu huit mois durant en isolement total dans un cachot qui ressemble à une niche dans le désert brûlant de Jordanie.
Ses codétenus se souviennent qu’il s’entraînait sans cesse, soulevant en guise d’haltères tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des seaux remplis de cailloux. Jusque-là plutôt frêle, il devient massif. Parallèlement, il entreprend d’apprendre le Coran par coeur. « Je l’ai aidé, se souvient Faïq al-Shawish, son compagnon de détention. Il me récitait au moins dix sourates par jour. Il était infatigable dès qu’il s’agissait d’apprendre, en particulier tout ce qui concernait le djihad. Il lui arrivait de passer toute une nuit sur une seule question. »
Pendant son séjour en prison – et peut-être à cause de lui -, le criminel somme toute ordinaire qu’il était prend une autre envergure. Il impose le respect aux autres détenus : parce qu’il vient du même milieu qu’eux et qu’il a du cran face aux geôliers. Comme le chef d’une bande de loups, il était toujours agressif, toujours prêt à en découdre. « Il était dur et on faisait toujours attention quand on l’approchait, reconnaît Sami al-Majaali, l’ancien chef de l’administration pénitentiaire jordanienne. Il n’était pas facile de traiter avec lui, car c’était un chef, un « prince », comme l’appelaient ses codétenus. Toutes les affaires concernant les prisonniers passaient par lui. Quand il décidait de coopérer, les autres suivaient. »
Au printemps 1999, après une amnistie générale, Maqdisi et Zarqaoui sont libérés. À en croire Saleh al-Hami, son beau-frère, « Zarqaoui n’était pas très heureux de sortir de prison. D’une certaine manière, la captivité lui convenait mieux que l’oisiveté et la routine. Je crois qu’il s’ennuyait et qu’il mourait d’envie de quitter le pays. » Quelques mois plus tard, il débarque au Pakistan dans l’intention de rejoindre les djihadistes tchétchènes…

La rencontre avec Ben Laden

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Finalement, Zarqaoui ne mettra jamais les pieds en Tchétchénie. Arrêté au Pakistan pour une histoire de visa périmé, il doit, une fois libre, passer, sans enthousiasme, la frontière afghane. Là-bas, les talibans et l’Alliance du Nord se disputent le contrôle du pays depuis six ans…
C’est en 2000, à Kandahar, dans le sud de l’Afghanistan, que Zarqaoui rencontre Oussama Ben Laden. Socialement, les deux hommes sont aux antipodes : l’un est extrêmement riche et puissant ; l’autre, pauvre et marginal. Mais ils poursuivent le même objectif : la libération des musulmans. Encore faut-il s’entendre sur la stratégie…
Issu d’une famille saoudienne liée aux élites politiques arabes, Ben Laden a une conception à la fois internationaliste et anti-impérialiste du djihad. Il est obnubilé par les États-Unis, cet ennemi lointain qui soutient les régimes arabes corrompus et illégitimes. À l’inverse, Zarqaoui, le djihadiste prolétaire formé dans les prisons jordaniennes, est un hors-la-loi qui veut faire la révolution sur place. Sa conception du djihad est plus proche de celle des terroristes des années 1970 et 1980, qu’il s’agisse des Irlandais de l’Ira ou des Tigres tamouls du Sri-Lanka.
C’est l’une des raisons pour lesquelles, contrairement à l’opinion répandue, Zarqaoui n’a nullement prêté allégeance à Ben Laden au cours de leur première rencontre, bien qu’il ait été invité à rejoindre al-Qaïda. À l’époque, son horizon se limitait aux régimes arabes corrompus et, surtout, à son pays natal. Certains spécialistes doutent qu’un jeune activiste comme Zarqaoui, dépourvu de tout appui financier, ait pu repousser une telle offre. Mais ceux qui le connaissent n’en sont pas surpris. « Il n’a jamais obéi aux ordres de personne, affirme un de ses anciens compagnons au camp d’Herat, je ne l’ai jamais entendu louer personne, hormis le Prophète. »
Zarqaoui n’est pas le seul à désapprouver la conception antiaméricaine du djihad défendue par Ben Laden. Certains chefs d’al-Qaïda, notamment Saif al-Adel, le responsable des opérations militaires, partagent son point de vue. Ce dernier encourage d’ailleurs Zarqaoui à créer son propre camp d’entraînement, avec l’argent des talibans. Le Jordanien installe donc un camp à Herat, dans le nord-ouest de l’Afghanistan, près de la frontière iranienne. Son objectif est de former des kamikazes pour des missions suicides en Jordanie.
Au début de 2002, après la chute des talibans, Zarqaoui s’enfuit au Kurdistan irakien, où il installe de nouveaux camps. Prévoyant l’invasion de l’Irak par les États-Unis, il confie le commandement de ses camps à un ami d’enfance, puis, dans le courant de l’été, se rend secrètement à Bagdad pour se préparer à la bataille.

Le mythe Zarqaoui

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À l’automne 2001, alertés par les services kurdes, les États-Unis demandent aux Jordaniens des informations supplémentaires sur Zarqaoui. En novembre de la même année, une enquête établit qu’il a participé à la préparation d’un attentat en Jordanie qui devait avoir lieu à l’occasion des célébrations de l’an 2000. En février 2002, il est condamné par contumace à quinze ans de prison. Il est également accusé de complicité dans les assassinats de l’Israélien Yitzhak Snir, en 2001, et du diplomate américain Laurence Foley, abattu à Amman en 2002.
En l’absence de preuves convaincantes pour étayer ces accusations, nombre de journalistes et d’observateurs des affaires du Moyen-Orient sont persuadés que Zarqaoui n’est qu’un leurre, un pseudo-chef du terrorisme international inventé de toutes pièces pour les besoins de la cause. Il faut dire que tout le monde a alors intérêt à la propagation du mythe Zarqaoui : les Kurdes, pour convaincre les Américains de bombarder les camps de djihadistes dans le nord de l’Irak ; les Jordaniens, pour trouver une explication à une série d’attentats perpétrés sur leur territoire par des activistes locaux ; et les Américains, pour justifier la guerre contre l’Irak en créant un lien entre le régime de Saddam et al-Qaïda.
Après le discours de Powell devant l’ONU, en février 2003, Zarqaoui devient, du jour au lendemain, une vedette. Alors qu’il était jusque-là totalement inconnu dans le monde du terrorisme international, on croit voir sa main dans la plupart des attaques perpétrées après le 11 septembre. On le soupçonne d’avoir participé à la création de cellules d’al-Qaïda en Espagne, en Allemagne et en Turquie… On l’accuse d’être impliqué dans les attentats de Casablanca, de Madrid et d’ailleurs…
Que Zarqaoui soit mêlé ou non à ces forfaits, une chose est sûre : il s’était préparé à se battre. « Comment imaginer que, pendant que les Américains manigançaient leur invasion de l’Irak, un homme comme Zarqaoui soit resté les bras croisés ? La vérité est qu’il avait tout planifié, depuis longtemps », estime l’un de ses adjoints du camp d’Herat. L’anticipation et la planification sont à coup sûr ses points forts. Jusqu’à la fin de l’été 2003, plusieurs mois après le début de l’insurrection sunnite, il s’est délibérément abstenu d’organiser des attentats en Irak. Parce que, selon ses proches, il savait qu’il ne pouvait pas rivaliser avec l’arsenal sophistiqué des États-Unis. Il a donc attendu, pour passer à l’action, que les forces d’occupation soient bien installées et que ses propres réseaux au sein de la résistance sunnite soient parfaitement en place.
En août, deux attentats mettent fin à cette phase d’attente. D’abord, un camion piégé explose au siège de l’ONU, à Bagdad. Quelques jours plus tard, une voiture bourrée d’explosifs conduite par le père de la seconde femme de Zarqaoui est lancée contre la mosquée de l’imam Ali, à Nadjaf. Au début, les experts occidentaux n’établissent aucun lien entre les deux opérations. On a tendance à croire que le conflit en Irak oppose, d’un côté, les forces américaines et leurs alliés, de l’autre, la milice chiite de Moqtada al-Sadr et les fidèles de Saddam. Mais les djihadistes, eux, ont parfaitement compris la portée symbolique des deux attentats. Pour Zarqaoui, le conflit se déroule simultanément sur deux fronts : contre la coalition et contre les chiites. Ce qui signifie qu’il s’est rallié à la doctrine de l’« ennemi lointain » – les États-Unis – chère à Ben Laden. Désormais, l’occupation de l’Irak fait des États-Unis une cible aussi importante que les régimes arabes honnis.

L’émir d’al-Qaïda en Irak

Entre août 2003 et décembre 2004, Ben Laden et Zarqaoui entretiennent une correspondance régulière. Si l’on en croit les lettres qui ont refait surface au cours des derniers mois, leurs échanges portent essentiellement sur la doctrine du djihad. Zarqaoui tient à obtenir la bénédiction de Ben Laden pour son action en Irak. Pourquoi a-t-il besoin d’une telle caution alors qu’il a rejeté l’offre d’al-Qaïda, trois ans plus tôt ? Contrairement au portrait qu’en a fait Powell à l’ONU, Zarqaoui n’a longtemps été qu’un personnage de second plan dans le vaste monde du djihad. Le Bédouin pauvre de Zarqa n’a aucune autorité religieuse pour rassembler les sunnites d’Irak. Il manque désespérément de légitimité. Seul Ben Laden peut la lui conférer.
Zarqaoui cherche à tout prix à élargir le fossé entre sunnites et chiites. Il craint que l’insurrection ne se transforme en une résistance nationale dans laquelle chiites et sunnites lutteraient au coude à coude contre l’occupation. Au printemps 2004, lors de la révolte d’al-Sadr, ses craintes se confirment : des posters du rebelle chiite fleurissent un peu partout dans les quartiers sunnites. Dans sa correspondance avec Ben Laden, Zarqaoui insiste sur la nécessité d’empêcher sunnites et chiites de s’unir dans un authentique mouvement national. Dans cette hypothèse, estime-t-il, les djihadistes, considérés comme des étrangers, se trouveraient inévitablement exclus.
Il est difficile de croire que le prolétaire plutôt fruste de Zarqa soit l’auteur d’une analyse aussi sophistiquée. Aussi, nombre d’experts sont-ils convaincus que des djihadistes mieux formés ont rejoint Zarqaoui. À moins que celui-ci ne soit simplement guidé par son instinct… Quoi qu’il en soit, le mythe construit autour de lui en fait un véritable leader politique. Ben Laden restant bloqué à la frontière afghano-pakistanaise, Zarqaoui devient le nouveau symbole de la lutte contre les Américains et une force d’attraction pour tous ceux qui veulent se joindre au combat.
Le 5 avril 2004, Zarqaoui écrit à Ben Laden qu’il hésite entre deux solutions : rester en Irak, quitte à affronter l’hostilité que ses méthodes suscitent chez certains Irakiens, ou s’installer dans un autre pays pour continuer le djihad. Quatre jours après, il kidnappe et décapite l’Américain Nicholas Berg. Ce crime inaugure une longue série d’exécutions barbares, filmées et diffusées sur Internet entre avril et novembre 2004. Pour lui, il s’agit d’une riposte sanglante aux opérations déclenchées par les Américains dans le triangle sunnite et, surtout, à Fallouja. Mais, pour Ben Laden, le message est sans ambiguïté : Zarqaoui a décidé de rester en Irak. Avec ou sans son accord.
Le 27 décembre, un mois après la chute de Fallouja, Ben Laden, dans un communiqué diffusé par Al Jazira, apporte finalement sa caution à Zarqaoui : « L’émir moudjahid, l’honorable frère Abou Moussab al-Zarqaoui ainsi que les groupes qui combattent avec lui comptent désormais parmi les meilleurs de la communauté musulmane. […] Sachez que le frère Abou Moussab al-Zarqaoui est désormais l’émir de l’organisation al-Qaïda sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, et que les frères de l’organisation qui se trouvent dans le pays doivent lui prêter allégeance. »
La croisade antiaméricaine du millionnaire saoudien et la révolution djihadiste du petit Bédouin ont fini par se rejoindre. Des bidonvilles de Zarqa à la bataille de Fallouja, Zarqaoui a réussi son plus bel exploit : non pas s’affilier à al-Qaïda, mais conférer au djihad irakien une dimension nouvelle, à la fois révolutionnaire et anti-impérialiste.
En un sens, c’est le caractère banal, ordinaire, de Zarqaoui – son origine humble, sa jeunesse dévoyée et ses échecs répétés – qui le rend particulièrement redoutable. Car sans lui enlever ses dons incontestables de meneur d’hommes, il existe d’innombrables « Zarqaoui » susceptibles, au besoin, de le remplacer. Son ascension est bien la preuve que le djihad s’est à la fois étendu et démocratisé dans le sang et la violence du conflit irakien. La vieille garde d’al-Qaïda s’est apparemment résignée au changement : une avant-garde réduite et élitiste qui se transforme en mouvement de masse. Sans doute l’évolution de l’attitude de Ben Laden et d’al-Qaïda est-elle dictée davantage par la nécessité que par un changement tactique calculé. En tout cas, elle signifie à coup sûr que le champ de bataille va encore s’étendre.

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