Al Jazira, du mythe à la réalité
George W. Bush aurait envisagé de bombarder le siège de la chaîne qatarie, suspectée d’encourager l’islamisme radical. Notre collaborateur a regardé tous les programmes pendant un an. Décodage.
Longtemps je me suis méfié d’Al Jazira sans jamais l’avoir regardée. J’étais victime du préjugé qui fait de cette chaîne le crieur public de l’islamisme radical ou le porte-voix de Ben Laden. Et puis un jour, je me suis abonné et je me suis installé dans mon sofa. Pendant un an, j’ai tout regardé, infos, reportages, débats, documentaires, etc. Je suis maintenant en mesure de vous livrer cette information bouleversante : Al Jazira n’est pas TV-Ben Laden, elle n’encourage pas l’islamisme radical, ce n’est pas une officine de propagande. Mieux : du point de vue qualitatif, Al Jazira est comparable, sinon supérieure, aux chaînes d’information européennes et américaines, en premier lieu CNN et BBC World. J’exagère ? Regardez et comparez.
Que fait Al Jazira ? De l’information. Comment la fait-elle ? Très bien. Avec qui ? Avec des journalistes au professionnalisme évident, qui connaissent parfaitement leur sujet et qui posent les bonnes questions. S’ils le faisaient en anglais, ils rafleraient les distinctions et les prix décernés par les associations professionnelles. Mais ils ont le malheur de s’exprimer en arabe : ce sont donc des terroristes ou, au moins, des compagnons de route du djihad. C’est George Bush qui vous le dit. Et c’est pourquoi il aurait envisagé, selon le Daily Mirror, de bombarder le siège de la chaîne au Qatar (voir J.A.I. n° 2342, p. 15).
Le porte-parole de… George Bush
À propos de Bush, notons un paradoxe intéressant. Al Jazira transmet tous ses discours, ou au moins des extraits, le plus souvent en direct. La traduction en arabe est fidèle – je peux en témoigner. Quelle station américaine transmet-elle, en les traduisant avec compétence et honnêteté, les discours de Bachar el-Assad ou du chef du Hezbollah libanais ? Que sait le citoyen américain de base sur les dirigeants arabes ? Grâce à Al Jazira, les Arabes n’ignorent rien des dirigeants européens et américains. Exemple : le mardi 29 novembre, la chaîne assure la retransmission d’un discours en direct tenu par le président américain dans le Maryland. Plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs arabes peuvent entendre George Bush répéter pour la énième fois que « les terroristes » en veulent « à notre peuple et à nos libertés », etc. Si diffuser de temps en temps une vidéo de Ben Laden c’est se faire le porte-parole de celui-ci, alors soyons logique : Al Jazira est également, sinon encore plus, le porte-parole de George Bush. Les États-Unis ont lancé des chaînes en arabe pour concurrencer Al Jazira. Pourquoi, au fond ? Cette chaîne présente systématiquement le point de vue de Washington, quitte à donner ensuite la parole à ses adversaires. Washington se méfierait-il de la démocratie ?
Al Jazira et l’islamisme radical
On nous dit que l’islamisme radical est le problème. Mais le problème d’Al Jazira, si on veut vraiment parler de radicalisme, ce ne sont pas ses collaborateurs, ce sont surtout ses téléspectateurs. Exemple : toujours ce mardi 29 novembre, le programme Al-ittijah al-mou’akiss (« à contre-courant ») traite de la révision des programmes scolaires en Arabie saoudite. Avant de lancer le débat, le présentateur montre un sondage effectué avant l’émission. La question est : « Cette révision entre-t-elle dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou est-elle une offensive contre l’islam ? » Réponse : lutte contre le terrorisme, 12 % ; offensive contre l’islam, 88 %. Les sondages effectués par Internet valent ce qu’ils valent. Mais quand même, cette constance de la théorie du complot chez les Arabes… D’une façon plus générale, les anathèmes jetés en direction de « l’Occident » remplacent souvent l’analyse chez les téléspectateurs qui interviennent par téléphone. C’est ainsi. Le fanatisme, l’obsession du complot et l’ignorance existent, hélas ! dans le monde arabe. Le message n’est pas très gai. Mais faut-il tuer le messager ?
On pourrait objecter que ce ne sont pas seulement les téléspectateurs, mais aussi des collaborateurs réguliers qui posent problème, par exemple le très controversé alem (« savant », ou « érudit ») égyptien Youssouf al-Qaradawi. Cet ancien Frère musulman, âgé de 77 ans et formé à Al-Azhar, l’université islamique du Caire, est une figure très populaire dans le monde musulman grâce à ses apparitions dans l’émission d’Al Jazira intitulée La charia et la vie, au cours de laquelle il répond en direct aux téléspectateurs. On ne peut attendre d’al-Qaradawi qu’il se convertisse inopinément au christianisme évangélisateur de Bush. Musulman il est, musulman il reste. Et il lui arrive d’exprimer des points de vue contestables. Mais si on regarde toutes les émissions où il intervient, on doit admettre qu’il lui arrive aussi d’émettre des avis modérés. Par exemple, lorsqu’il brocarde les Saoudiens qui interdisent aux femmes de conduire une voiture. Anecdotique ? Peut-être… Mais pourquoi ne pas le dire ?
D’autre part, si le conservateur al-Qaradawi prend parfois à partie Mohammed Arkoun et les « arkounistes », comme il dit – entendons par là ceux qui veulent moderniser l’islam -, reconnaissons au moins que la chaîne interroge souvent Arkoun. Ceux qui voient en al-Qaradawi un poison devraient avoir l’honnêteté d’admettre qu’Al Jazira en fournit aussi l’antidote. À se focaliser sur al-Qaradawi, on oublie que la parole est souvent – et longuement – donnée à des penseurs musulmans qui se situent aux antipodes de l’islamisme radical. Exemple récent : le Tunisien Youssef Seddik, largement mis en avant pendant ce mois de décembre.
Les fameuses vidéos
Al Jazira diffuse parfois des vidéos envoyées à ses bureaux et qui proviennent de groupes liés à al-Qaïda. Remarquons d’abord que cette « activité » ne représente que quelques minutes par mois. Mais il est vrai qu’il y a là un problème éthique réel : à supposer que les vidéos contiennent des instructions codées pour des « dormants » d’al-Qaïda, est-il responsable de les diffuser ? Mais cela reste une supposition qui n’a jamais été prouvée et qui n’est pas très logique : s’il s’agit d’envoyer des instructions, pourquoi prendre la peine de faire une vidéo et de la remettre à Al Jazira alors qu’il serait plus simple et moins risqué de les envoyer par Internet ?
D’ailleurs, lesdites vidéos se retrouvent rapidement sur Internet, avec ou sans Al Jazira. Et celle-ci ne montre pas les horribles décapitations qui sont librement disponibles sur des centaines de sites. Alors, faut-il bombarder Internet ? Intéressante hypothèse : les ordinateurs « de base » d’Internet se trouvent aux États-Unis…
Une fenêtre sur le monde
Ce qu’il y a de bien avec les fenêtres, c’est qu’elles permettent de voir à l’extérieur mais elles permettent également au monde de voir ce qui se passe chez soi. Comment les Américains ne comprennent-ils pas cela ? Al Jazira montre le monde arabe dans toute sa richesse et sa diversité. C’est ce qui doit irriter ceux qui ont une vue monolithique des Arabes. Au lieu de chercher à torpiller la chaîne, les Américains feraient mieux d’apprendre la langue d’Al Moutanabbi et de prendre un abonnement. Ils apprendraient beaucoup sur le monde arabe, un monde qui n’est opaque que pour ceux qui ne veulent pas voir.
En ce qui la concerne, la chaîne ne se prive pas de regarder par la fenêtre. Quand elle publie des enquêtes décapantes, elle s’appuie souvent sur des données disponibles en Occident. Exemple : il y a quelques semaines, le thème était de savoir si des compagnies américaines avaient obtenu l’assurance d’exploiter le pétrole irakien en quasi-monopole. La source de l’enquête consistait en articles parus… aux États-Unis. Les Arabes n’ont-ils pas le droit d’apprendre ce qui se publie et est en vente dans le pays de George Bush ?
La démocratie en images
Les États-Unis prétendent vouloir promouvoir la démocratie dans les pays arabes. Une façon efficace de le faire serait de… subventionner Al Jazira. Les arabistes de Washington ont-ils jamais regardé l’émission Al-ittijah al-mou’akiss ? Les débats passionnés, parfois houleux, qui s’y déroulent n’ont rien à envier à ceux qu’on peut voir sur les chaînes occidentales. C’est ainsi qu’on développe une culture du débat, fondement essentiel de la démocratie. Mais Al Jazira va plus loin. Peut-on imaginer sur CNN un débat entre un haut responsable israélien et un dirigeant du Hamas ? Je l’ai pourtant vu, il y a six mois, sur la chaîne qatarie. Le fonctionnaire israélien des Affaires étrangères, qui parlait parfaitement l’arabe, donna du akhy (« mon frère ») au barbu revêche du Hamas, qui n’en demandait peut-être pas tant. Parce qu’elle a des bureaux et des contacts aussi bien en Israël qu’à Gaza et à Ramallah, la chaîne qatarie peut se permettre ce petit miracle.
Autre programme qui apprend aux Arabes la culture du débat : Akthar min ra’i (littéralement : « Plus d’un point de vue ») présenté par Sami Haddad. C’est sérieux, fouillé, sans concessions. Il y a plusieurs participants, qui ne sont d’accord sur rien, qui sont proches de l’étripage parfois, mais que la maestria de Haddad contraint à rester dans les limites de la controverse argumentée. Le programme en question est enregistré dans les studios londoniens de la chaîne. Faut-il bombarder Londres, Mister President ?
Ces dames d’Al Jazira
Dans un monde idéal, on ne devrait pas faire la distinction entre journalistes hommes et femmes. Il ne faudrait les juger que sur leur compétence et leur talent. On me permettra ici d’établir quand même cette différenciation et d’évoquer aussi leur apparence physique. Pourquoi ? Parce que la plupart de ceux qui attaquent Al Jazira sans jamais la regarder sont persuadés qu’une chaîne « intégriste » doit donner une bien pauvre image des femmes. D’ailleurs, y montre-t-on des femmes ? Peut-être portent-elles burqa ? C’est tout le contraire : intelligentes, cultivées, professionnelles jusqu’au bout des ongles, telles sont les dames d’Al Jazira. Certaines portent le voile, d’autres non ; mais celles qui le portent sont particulièrement élégantes. Et toutes sont maquillées… Firouz Ziani est une belle brune, un vrai rêve de peintre orientaliste, et elle ne porte pas de voile. Rozy Abdou, chevelure auburn, vêtements haute couture, présente un programme consacré à la mode. Guevara al-Boudiry, cheveux aux reflets blonds coupés courts, envoie sans complexe ses rapports de Naplouse ou de Jénine, en dépit du traditionalisme de ces deux villes. La journaliste qui pose les questions à al-Qaradawi est coiffée d’un foulard, certes, mais elle est aussi superbement maquillée. Assez sur ce sujet. Mais la prochaine fois que Bush envisagera de bombarder Al Jazira, qu’il pense à Firouz, Rozy, Guevara et les autres…
Les documentaires
Les bons documentaires sont nombreux sur Al Jazira. Par exemple, Al Kitab ahssanou jaliss, qui signifie « le livre, le meilleur des compagnons ». Histoire, science, romans : tout y passe. Et en un an, combien de livres islamistes, combien de pamphlets pro-al-Qaïda, combien de commentaires salafistes du Coran ont-ils été présentés dans ce programme ? Aucun. Zéro. Je les ai comptés, ou plutôt je n’ai jamais eu l’occasion de commencer à le faire…
Depuis plusieurs mois, Al Jazira diffuse une série intitulée Avec Haykal. C’est passionnant. L’homme, ancien patron du vénérable Al Ahram et « confident » de Nasser, est de la race des grands journalistes. Depuis soixante ans, il parcourt le monde, côtoie les plus grands et donne des éditoriaux qui font autorité. Ce bel homme de 82 ans, bon pied bon oeil, crève l’écran. Il répète le b.a.ba du journalisme : donner les faits, tous les faits. Ensuite seulement, et s’il le faut, se permettre le commentaire. Il faut que ces choses soient dites dans le monde arabe.
Il y a aussi ce documentaire intitulé Amis des Arabes qui présente des Occidentaux, surtout des Américains, qui vivent dans les pays arabes en bonne intelligence avec leurs voisins. Fox News a-t-elle jamais diffusé un programme bienveillant sur les Arabes qui vivent en Amérique ?
Mister President, learn Arabic and watch Al Jazira !
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