Tunisie : le ministère de l’Intérieur pèse sur les nominations des diplomates
Des organisations syndicales du ministère des Affaires étrangères dénoncent des parachutages de personnalités n’appartenant pas au corps diplomatique à la tête des ambassades et consulats tunisiens. Et soulignent qu’une part importante d’entre eux sont des membres du ministère de l’Intérieur.
Figures politiques et syndicales ou académiques, mais aussi fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et de la Justice… Depuis sa création en 2015, le Syndicat du corps diplomatique (SCD, au statut légal d’association) multiplie les communiqués mettant en garde contre des nominations extérieures au ministère des Affaires étrangères (MAE) à des postes d’ambassadeur et de consul, au détriment des diplomates de carrière. Les professionnels de la diplomatie en font une question de bonne gouvernance.
Le constat est partagé par le syndicat du MAE, affilié à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Créé au lendemain de la révolution, il représente les corps diplomatiques, administratifs et techniques. Son indignation est d’autant plus vive que, dès 2011, il avait fixé des lignes rouges afin de rompre avec les pratiques de l’ancien régime. Un gentlemen agreement avait ainsi été négocié avec les autorités tunisiennes et le ministre de tutelle, Rafik Abdessalem, afin de limiter les nominations dites politiques à des postes diplomatiques à un quota maximal de 5 %. Il avait également été convenu qu’elles seraient réparties géographiquement.
Les jeunes diplomates se voient amputer d’affectations et donc d’expérience
Ce sont surtout les postes de consul qui posent question. « Nous n’avons jamais accepté ce genre de nominations à la tête des consulats car nous considérons que la gestion des dossiers y est purement administrative et demande beaucoup d’expérience. La neutralité vis-à-vis des partis politiques y est par ailleurs souhaitée », souligne Brahim Rezgui, secrétaire général du SCD et ex-ambassadeur de la Tunisie en Irak. Et d’évoquer l’avenir des jeunes diplomates, qui se voient amputer d’affectations et donc d’expérience.
L’empreinte de Kaïs Saïed
Derrière les parachutages les plus récents : le président Kaïs Saïed. Ces affectations relèvent de ses prérogatives, après concertation avec le MAE et la présidence du gouvernement.
En juillet dernier, lors de la préparation du mouvement annuel des chefs de mission diplomatique (finalisé en septembre 2020), le SCD avait d’ailleurs compté une douzaine d’attributions de postes hors corps diplomatique et appelé à s’opposer à toute politisation de la diplomatie tunisienne et aux désignations partisanes.
Or le compromis de 5 % semble, depuis, loin d’être respecté, malgré une administration jugée « compréhensive » par le SCD, qui évalue le phénomène à 12 % des postes actuellement occupés, quand le syndicat du MAE estime de son côté qu’il toucherait 7 % des effectifs à la tête des représentations tunisiennes. « La présidence possède sa marge de manœuvre, nous cherchons à éviter les désignations politiques mais nous ne pouvons pas nous immiscer, et nous collaborons de notre mieux », précise quant à elle Habiba Krimi, secrétaire générale du syndicat du MAE.
Parmi les nominations pointées du doigt, celle du juge Karim Jamoussi comme ambassadeur en France, en septembre dernier. Cet ex-ministre de la Justice a eu l’oreille de Kaïs Saïed lorsqu’il était à la tête du ministère de la Défense, entre octobre 2019 et février 2020. Il est pourtant de coutume d’attribuer ce poste à un politique, compte tenu de l’histoire de la relation bilatérale avec l’un des principaux partenaires de la Tunisie.
Sous la Troïka (2011-2014), c’est Adel Fekih, porte-parole d’Ettakatol (parti de Mustafa Ben Jaafar alors président de l’Assemblée nationale constituante – ANC), qui y avait été nommé. Or, sous la présidence du Français François Hollande, envoyer un membre de l’Internationale socialiste (IS) à Paris était censé faciliter sa mission.
Sous la présidence de feu Béji Caïd Essebsi (BCE), c’est l’ingénieur Abdelaziz Rassâa, qui était secrétaire d’État sous Ben Ali et fut brièvement ministre de l’Industrie sous la présidence du gouvernement de BCE en 2011, qui avait été hissé à ce rang en 2017.
Un président peut avoir des personnalités à caser
« Un président peut avoir des personnalités à caser, certains postes sont par nature plus politiques que d’autres et les nominations s’adaptent à chaque contexte. Tout dépend ensuite du degré de pression de la part des syndicats et des diplomates », estime Adnen Manser, aujourd’hui président du Centre d’études stratégiques sur le Maghreb (Cesma).
Des précédents depuis 2011
Les précédents ne manquent d’ailleurs pas. Après son accession à Carthage, Moncef Marzouki avait été accusé de favoritisme lorsque son frère, Hichem, avait été nommé consul général à Bonn. « C’était un diplomate de carrière qui a plutôt payé sa parenté avec le président puisque celui-ci s’est opposé par la suite à sa nomination comme ambassadeur », assure Adnen Mansar, qui était alors directeur de cabinet de la présidence.
Dans le même ordre d’idée, la Troïka avait également été épinglée au sujet de Sonia Ladgham (sœur d’un membre d’Ettakatol, le ministre de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, Abderrahman Ladgham), devenue chargée d’affaires à Helsinki. D’aucuns soupçonnaient même les trois partis au pouvoir de se partager le gâteau diplomatique, et en particulier consulaire, afin de peser sur les communautés tunisiennes à l’étranger et donc potentiellement sur les résultats des élections à venir.
Autres nominations explicitement partisanes vues d’un mauvais œil par l’opposition de l’époque : celle de Ridha Boukadi (cadre d’Ennahdha) à l’ambassade de Tunisie en Libye jusqu’à sa fermeture en octobre 2014 ; celle d’Ali Ben Arfa (Ennahdha, ex-réfugié politique au Royaume-Uni) à Riyad et celle d’Abderrazak Kilani (proche d’Ettakatol), d’abord ministre délégué chargé des relations avec l’ANC puis ambassadeur auprès de l’Office des Nations unies à Genève.
Béji Caïd Essebsi avait fait le ménage pour mieux placer ses fidèles
Béji Caïd Essebsi avait fait le ménage dans ces nominations, pour mieux placer à son tour ses fidèles. L’ingénieur Ridha Ben Mosbah avait ainsi rejoint l’ambassade tunisienne à Bruxelles après avoir été ministre du Commerce et secrétaire d’État sous Ben Ali.
L’ancien porte-parole à Carthage, Moez Sinaoui, passé par le MAE de 1992 à 2007 avant de diriger la communication de Nessma TV puis du gouvernement et de conseiller diverses instances régionales, est quant à lui toujours en poste à l’ambassade de Tunisie à Rome.
Belgacem Ayari, syndicaliste de carrière au sein de l’UGTT et consul à Tebessa, en Algérie, est lui aussi resté à son poste depuis 2017. Tout comme le constitutionnalise Ghazi Gherairi, délégué permanent de la Tunisie auprès de l’Unesco depuis novembre 2016 et hissé en janvier dernier au rang d’ambassadeur délégué permanent de la Tunisie auprès de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
L’ombre du ministère de l’Intérieur
Le 11 janvier, le SCD a de nouveau appelé, sans succès, à réviser les mouvements « hors corps » en s’offusquant notamment de l’augmentation des nominations de hauts fonctionnaires issus du ministère de l’Intérieur dans les légations tunisiennes à l’étranger. Tout un symbole pour un ancien régime policier.
Ben Ali lui-même avait été ambassadeur de Tunisie en Pologne de 1980 à 1984, après avoir pris la tête de la Sûreté générale. À en croire un ancien du MAE, avant la révolution, 75 % des postes consulaires étaient destinés aux membres du parti hégémonique le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et à ceux du ministère de l’Intérieur.
« Les hauts cadres administratifs du ministère de l’Intérieur ont [obtenu] la part du lion dans les récentes nominations à la tête des postes diplomatiques et consulaires. Cette pratique rappelle celle des anciens régimes qu’a connus le pays », juge encore Brahim Rezgui. Le SDC estime que 2 postes sur 5 sont occupés par des figures de l’Intérieur sur le total de nominations hors corps diplomatique.
Postes sur mesure
Kaïs Saïed a en effet nommé consul général à Strasbourg le colonel Raouf Mradaa, ex-directeur général de la Sécurité présidentielle de 2015 à 2019 ; ambassadeur à Riyad l’énarque Hichem Fourati, ex-conseiller des services publics au ministère de l’Intérieur, devenu gouverneur de Monastir (2011-2012) puis ministre en 2018.
Le président a aussi élevé au rang de ministre plénipotentiaire chargé du suivi des opérations de maintien de la paix à Washington Rachid Hersi, ancien chef de cabinet d’Ali Laarayedh, de Lotfi Ben Jeddou, de Hichem Fourati et de Hichem Mechichi à l’Intérieur. « Un poste créé sur mesure pour le placer », assure une source proche du dossier.
Enfin, coup de théâtre : placé à la Haye en septembre, Kamel Guizani, ancien directeur général de la sûreté nationale (DGSN), s’est vu refuser le poste de représentant de la Tunisie par les autorités néerlandaises du fait de sa responsabilité supposée dans l’affaire de la détention de l’expert onusien Moncef Kartas en 2019. Plus surprenant encore, l’ambassadeur à Bahreïn aurait été envoyé aux Pays-Bas afin qu’il laisse sa place à Guizani à Manama.
Les prédécesseurs de l’actuel chef de l’État n’ont pas non plus boudé cette tradition des vases communicants. Le juge Mohamed Najem Gharsalli a en effet été ambassadeur au Maroc (2016-2017), après avoir été gouverneur de Mahdia puis ministre de l’Intérieur sous la présidence BCE (2015-2016).
Depuis 2018, Sami Sik Salem, ex-cadre de la sécurité présidentielle de Ben Ali puis premier conseiller chargé des affaires séculaires de Moncef Marzouki, est devenu consul à Lyon après avoir occupé ce poste à Toulouse (2016). Le commissaire général de police Taoufik Gasmi, chargé de la direction générale de la sécurité de Marzouki en 2013 à la suite de Sik Salem, est lui aussi devenu consul général, mais à Tripoli, en 2017.
Ces sécuritaires – quelles que soient par ailleurs leurs compétences –, ont-ils leur place dans la diplomatie ? « Nous n’avons pas de problèmes avec les autres ministères, notre souci est de placer la personne la plus appropriée et compétente à chaque poste. Les nominations de l’Intérieur peuvent se justifier mais seulement dans certains contextes, comme en Libye », nuance Habiba Krimi.
Flicage des communautés tunisiennes
Deux profils ont beau se distinguer au sein des anciens du ministère de l’Intérieur – hauts cadres administratifs et sécuritaires pur jus –, certains estiment, au contraire, que la pensée sécuritaire peut être une encombrante déformation professionnelle et que même dans un contexte de conflit, la diplomatie nécessite avant tout un sens politique. « Nombre de partenaires étrangers peuvent penser qu’un haut responsable du ministère de l’Intérieur ne peut pas être un bon diplomate, et c’est d’autant plus mal vu quand ces personnes ont exercé des responsabilités dans l’ex-dictature policière », ajoute Adnen Mansar.
Ces nominations continuent, c’est un signal non négligeable pour les Tunisiens
« Ces nominations ne sont pas si graves pour les vis-à-vis de la Tunisie dans les pays où elle se fait représenter, surtout si les personnes nommées ont l’oreille de leurs autorités. Mais compte tenu du passé d’État policier de la Tunisie et du flicage des communautés tunisiennes à l’étranger par des sécuritaires, le fait que ces nominations continuent est un signal non négligeable pour les Tunisiens », souligne de son côté un diplomate européen.
Le syndicat du MAE espère pouvoir négocier les nominations du prochain mouvement diplomatique attendu dans les mois qui viennent. En attendant, les représentants du MAE réclament toujours une rectification de la loi organique datant de 1991 qui encadre leur profession. Un nouveau projet est d’ailleurs prêt. Il prévoit notamment plus de transparence dans les critères de nomination.
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