Littérature : Kafka en Arabie saoudite

« Le cas critique du dénommé K », premier roman acerbe du journaliste saoudien Aziz Mohammed, met en lumière la perte de sens dans le monde contemporain.

L’auteur saoudien Aziz Mohammed © Kheridine Mabrouk

L’auteur saoudien Aziz Mohammed © Kheridine Mabrouk

Publié le 8 février 2021 Lecture : 3 minutes.

Sous forme d’un journal, le premier roman d’Aziz Mohammed, journaliste saoudien et critique cinéma, décrit l’existence morne d’un employé de bureau qui griffonne des nouvelles sur ses heures de bureau en rêvant de devenir écrivain. Dans une Arabie saoudite faite d’immeubles de verre et d’acier, où s’affairent des milliers d’employés dans un quotidien kafkaïen, l’auteur livre avec Le cas critique du dénommé K une fresque puissante et crue sur la perte de sens d’une certaine modernité.

Bullshit job

Lorsque le héros décrit son métier à la Compagnie Pétrochimique Orientale, cela ressemble furieusement à ce que David Graeber, anthropologue anglais récemment décédé, décrit comme un bullshit job, c’est-à-dire un emploi dont personne ne sait vraiment à quoi il sert, à part maintenir son titulaire derrière un ordinateur en échange d’un salaire dont personne — et surtout pas son patron ! — ne sait ce qui le justifie. La seule tâche à laquelle s’emploie d’ailleurs avec sérieux le héros, c’est de ne pas se faire prendre par ses supérieurs en train de griffonner des poèmes !

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Ce narrateur n’a pas de nom : à quoi bon, puisque personne ne semble faire attention à son existence ? Ni ses collègues de bureau, ni sa famille qui ne comprend pas son caractère asocial. Car le héros semble absolument incapable de se fondre dans le moule du fils parfait d’une famille déclassée comme dans celui de l’employé modèle : n’ayant d’intérêt que pour la littérature étrangère (Dostoïevski, Tanizaki, Kafka, etc), il paraît vivre dans un univers parallèle. Mais cet univers intime va être brutalement mis à mal lorsque le narrateur se découvre atteint d’une leucémie à un stade avancé.

"Le cas critique du dénommé K", Sindbad/Actes Sud, traduit par Simon Corthay, 317 p., 22,50€ © Editions actes sud

"Le cas critique du dénommé K", Sindbad/Actes Sud, traduit par Simon Corthay, 317 p., 22,50€ © Editions actes sud

Perte absolue de sens

Paradoxalement, notre héros semble recevoir l’annonce de sa leucémie comme une bonne nouvelle, qui lui rappelle qu’il est un être de chair et de sang, même si celui-ci est cancéreux. Évoquant la vague de coronavirus qui a touché le Moyen-Orient en 2012, l’auteur a d’irrésistibles saillies sur le regard que nos sociétés portent sur les malades. Aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de lire autrement ces pages dans lesquelles, terrifié par son système immunitaire défaillant, l’auteur est contraint de porter un masque chirurgical et d’éviter tout contact physique par peur de la contamination !

Mais ici, la maladie n’est qu’une parabole permettant de pointer du doigt les effets pervers de cette culture du succès, que de nombreux auteurs occidentaux ont moqué et que l’on découvre ici dans une Arabie Saoudite qu’Aziz Mohammed croque de manière extrêmement acide.

Les meilleurs vecteurs de sens en période de crise sont bien souvent les grands romans

Aux success story mis en avant par ses supérieurs, abasourdis par le manque de volonté de leur employé, succèdent les histoires, glanées sur les réseaux sociaux, de malades qui, à force de foi, de lutte et de détermination, ont vaincu la maladie qui ronge le narrateur. Dans les deux cas, la conclusion est la même : celui qui perd, qu’il s’agisse de l’aspirant employé de l’année ou du rescapé de la chimiothérapie, celui-là est un être veule, dont l’existence fait honte à son employeur et à sa famille.

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Le roman d’Aziz Mohammed met, avec brio, le doigt sur un élément si douloureux de la vie moderne : la perte absolue de sens qui accompagne certaines transformations sociales et dont les échos se répercutent dans la vie professionnelle comme dans l’institution familiale. Et comme semble le crier silencieusement son héros, un Dostoïevski à la main, les meilleurs vecteurs de sens en période de crise sont bien souvent les grands romans.

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