Les patrons africains disent « non » à Bruxelles
Prévue avant le 31 décembre, la signature des Accords de partenariat économique (APE), qui doivent à terme créer une zone de libre-échange entre l’Europe et l’Afrique, inquiète les entrepreneurs du continent. à raison.
Toujours sur le pied de guerre, entre une conférence de presse et une réunion au sommet, le docteur Stephen Mbithi Mwikya s’est fixé une mission : aboutir à la signature des Accords de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne (UE) avant la fin de l’année 2007. Pour lui, pour les 120 membres de l’Association des exportateurs de produits frais du Kenya, qu’il dirige, et pour les 500 000 horticulteurs du pays, l’enjeu est crucial. « 95 % des produits que nous exportons prennent la direction de l’UE, explique-t-il. Ils nous rapportent 700 millions de dollars chaque année. Si nous perdons les avantages actuels et l’accès privilégié au marché européen, nous ne serons plus compétitifs. Nos marges bénéficiaires seront réduites à néant. Or on sait ce qu’il advient d’un secteur économique qui ne fait plus de profits »
Stephen Mbithi Mwikya sait pourtant que sa position reste marginale parmi les chefs d’entreprise africains. Et pour cause. Contrairement aux accords préférentiels de Cotonou conclus en 2000, la signature des APE doit entraîner, d’ici à quinze ans, la mise en place d’une zone de libre-échange. À la clé, une ouverture à 100 % du marché européen pour les produits ACP, contre 97 % actuellement. En contrepartie, et conformément au principe de réciprocité défendu par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Bruxelles demande un démantèlement progressif des barrières douanières des pays ACP et une libéralisation à 80 % de leur marché. Autrement dit, le secteur horticole, qui a déjà largement profité du régime dérogatoire de Cotonou, continuera de bénéficier d’un accès libre en Europe si les produits européens peuvent en faire de même sur le continent. La fleur kényane y a intérêt, mais qu’en est-il des autres filières locales de production ? Combien de temps les quelques usines africaines de savon, d’huile, de pâte dentifrice ou de conserves de tomates pourront-elles résister à l’arrivée de produits concurrents venus d’Europe, où leur production a été amortie depuis longtemps ?
Des milliers d’emplois sont menacés
« Si les APE sont signés en l’état, à savoir qu’ils entérinent la levée des barrières douanières sur les produits européens, nous serons contraints de fermer nos usines », s’inquiète Célestin Tawamba, président de La Pasta, un groupe camerounais de 600 salariés spécialisé dans l’agro-industrie, qui compte aussi parmi les principaux minotiers du Cameroun. « Il faut qu’on admette une fois pour toutes que, en Afrique, les industries ne sont pas compétitives, parce que les coûts de production sont élevés et les marchés sont étroits », renchérit Pierre Magne, président de l’Association industrielle africaine (AIA) et patron d’Imperial Tobacco, en Côte d’Ivoire. Malgré un coût de la main-d’uvre inférieur au niveau européen, l’industrie africaine est par ailleurs confrontée à une multitude d’autres handicaps qui plombent sa compétitivité : énergies et transports coûteux, délestages réguliers, marchés locaux et régionaux atrophiés ou inexistants, environnement des affaires incertain « Le marché ivoirien du tabac, c’est 3,5 milliards de cigarettes écoulées par an. L’équivalent d’une demi-journée de travail dans une usine américaine de Philip Morris », explique Pierre Magne. Philippe Steffan, directeur général des Grands Moulins de Dakar, décrypte le mécanisme en jeu : « Les meuniers européens arrivent à rentabiliser leur production sur leurs propres marchés, ce qui leur permet de vendre ensuite leurs exportations à un coût marginal. » Célestin Tawamba ajoute : « Alors que le Tchad et la Centrafrique n’ont pas de minoterie, le Groupe Soufflet [un groupe français, NDLR] y exporte, aujourd’hui, de la farine à un prix qui défie toute concurrence. Si les marchés s’ouvrent, ils pourront le faire sur l’ensemble de la sous-région. »
Cette situation est d’autant plus choquante que les entreprises européennes profitent parfois de mécanismes anticoncurrentiels. Tout en encourageant la signature des APE, l’Europe subventionne par exemple massivement son secteur agricole, par l’intermédiaire de la politique agricole commune (PAC). Donald Baron, qui dirige la conserverie de tomates sénégalaise Socas, précise : « Dans notre secteur, les subventions européennes s’élèvent à 23 F CFA le kilo de tomates fraîches, ce qui représente 172,50 F CFA pour un kilo de triple concentré, qui se trouve par conséquent subventionné à hauteur de 38,3 % Difficile d’être compétitif en Afrique dans ces conditions ! Les APE seraient acceptables si tous les produits éligibles à la PAC en étaient exclus. » Reste à savoir si l’Europe est prête à abandonner ses subventions agricoles.
Les « pays moins avancés » bénéficient déjà d’exonérations douanières
Au-delà du seul principe de réciprocité inclus dans les APE, les chefs d’entreprises africaines contestent aussi la façon dont ont été conduites les négociations. « Comment peut-on espérer tomber d’accord en cinq ans sur des questions que nous n’avons pas pu résoudre en trente ? » s’interroge Azad Jeetun, secrétaire général de la Confédération panafricaine des employeurs. « Le délai est trop court. On doit nous donner davantage de temps », conclut-il. Autre problème mis en lumière par les patrons africains : l’hétérogénéité des six groupes de négociation régionaux (Cedeao, Cemac, Comesa, Sadec, Pacifique et Caraïbes). « Sur les seize pays d’Afrique de l’Est membres de la Comesa, 12 sont des PMA [pays les moins avancés, NDLR] et bénéficient du programme Tout sauf les armes », explique le Kényan Stephen Mbithi. Et d’ajouter : « Si les APE ne sont pas signés, ils continueront à bénéficier de tarifs douaniers à 0 %. Ce qui n’est pas notre cas, ni celui de Maurice ou des Seychelles. » Quand on sait que les deux tiers des pays africains sont classés PMA, le sujet est loin d’être neutre. « Maurice négocie dans le même groupe que la RD Congo, poursuit Azad Jeetun, également directeur de la Fédération des employeurs mauriciens. Il ne fallait pas imposer ces blocs-là, qui font fi des regroupements qui existaient auparavant en Afrique de l’Est, en Afrique australe ou en Afrique de l’Ouest. »
Autant d’arguments qui ont poussé l’Association industrielle africaine (AIA) à lancer une pétition appelant à s’opposer « à la conclusion des APE proposés par l’Union européenne ». Le texte a été signé par environ 80 patrons issus de la zone CFA. Parmi eux, les dirigeants de véritables poids lourds de l’industrie et de l’agro-industrie continentale, comme les sociétés du groupe IPS West Africa, la Compagnie malienne pour le développement des textiles (CMDT) ou Unilever Côte d’Ivoire, qui emploient en tout plus de dix mille personnes. D’autres industriels ont signé l’appel lancé par l’ONG Oxfam il y a un peu plus d’un an. Certains préfèrent, en revanche, rester en retrait, et se satisfont de la probable création d’une liste de produits protégés par le maintien de taxes douanières. « Les APE tiendront compte de certaines marchandises sensibles. La farine devrait en faire partie, affirme Philippe Steffan. Nous nous sentons donc peu concernés. » Une liste qui, pour être acceptable, doit inclure une grande partie des biens de consommation encore fabriqués en Afrique. « J’emploie plusieurs centaines de personnes, explique ainsi un industriel. Si demain les APE sont adoptés sans une liste de produits protégés, je deviendrai un simple négociant-importateur. Je n’aurai plus besoin que d’une poignée de salariés. »
Concurrencée par les produits asiatiques, plombée par des coûts de production élevés et handicapée par l’absence de marchés régionaux, l’industrie africaine, encore balbutiante, pourrait bien ne jamais véritablement décoller si les APE ne sont pas accompagnés de politiques de soutien. Largement distancée par le pétrole, les mines et la distribution, elle ne représente déjà que 5 % des sociétés, selon le classement annuel de Jeune Afrique des 500 premières entreprises africaines. À défaut d’un accompagnement financier pour encaisser le choc du libre-échange, sa mort est programmée.
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