La gauche en miettes

Traumatisée par sa déroute électorale et les pénibles tractations qui ont précédé la formation du gouvernement, l’USFP se déchire.

Publié le 13 novembre 2007 Lecture : 6 minutes.

Lundi 29 octobre, au siège de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), à Rabat. Le meeting ne rassemble guère plus de soixante-dix militants. Il s’agit pourtant de commémorer, en présence du leader du parti, Mohamed Elyazghi, l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, il y a quarante-deux ans, à Paris. La manifestation tourne rapidement au procès du premier secrétaire, comparé à Joseph Staline. Les injures volent, on en vient aux mains. Où s’arrêtera la crise qui dévaste le principal parti de la gauche marocaine ?
Les résultats des élections du 7 septembre, qui ont vu l’USFP dégringoler de la première (en 2002) à la cinquième place, en sont la cause la plus visible. Mais la manière dont Elyazghi a mené les négociations avec le Premier ministre Abbas El Fassi en vue de la formation du gouvernement n’a rien arrangé. La participation de représentants de son parti – et la sienne propre – lui tenant à cur, il a tour à tour demandé pour lui-même le ministère des Affaires étrangères, celui des Collectivités locales (qui relève de l’Intérieur), puis celui de la Justice. En vain. Au bout du compte, il a dû se contenter d’un ministère d’État sans attributions précises. Pour justifier ce sacrifice « douloureux et nécessaire », il a invoqué l’insistance du roi, ce qui n’a convaincu personne.
La grogne est montée d’un cran après l’annonce, le 15 octobre, de la composition de la nouvelle équipe : l’USFP n’y compte que cinq ministres et, sur les sept femmes qui y siègent, aucune n’est socialiste, alors que le parti se considère, à bon droit, comme le plus féministe de la scène politique. N’a-t-il pas instauré un quota pour la représentation du « sexe faible » au Parlement ?
Le 21 octobre, la réunion du bureau politique est particulièrement houleuse. Non seulement elle ne règle rien, mais elle crée des difficultés qui rejailliront sans doute sur l’avenir du gouvernement. Le communiqué diffusé à l’issue des débats est éloquent. Mieux vaut se reporter au texte en arabe, car la version française parue dans Libération, le quotidien que dirige Elyazghi, est passablement « charabiabiesque ». Exemple : « L’engagement pour le projet démocratique et ce via l’instauration de règles pour les institutions réelles et crédibles et préserver le champ politique de l’absurde, de la banalisation et du pervertissement. » Passons.

Dans ce texte qui fera date, l’USFP analyse son échec électoral. C’est parce qu’elle a défendu « sincèrement et consciemment » le bilan du gouvernement Driss Jettou qu’elle a, à l’en croire, perdu la confiance des électeurs. Elle dénonce également les « ingérences dans les affaires des partis » auxquelles la gestation de l’équipe El Fassi a donné lieu (le Palais n’est pas nommé, mais est clairement visé) et la « violation de la loi sur les partis » qui interdit le « nomadisme politique », c’est-à-dire le passage au cours d’une législature d’un parti à un autre. L’allusion vise notamment deux ministres qui ont changé d’appartenance lors de la formation du gouvernement : Aziz Akhennouch (Agriculture et Pêche), passé du Mouvement populaire (MP) au Rassemblement national des indépendants (RNI), et Amina Benkhadra (Énergie, Mines, Eau et Environnement).
L’USFP relève que le même phénomène a eu lieu à la Chambre des représentants, lors de la constitution des groupes parlementaires. Fouad Ali El Himma en est la meilleure preuve : élu avec deux députés à Benguerir, il se retrouve à la tête d’une quarantaine de députés qui ont quitté leurs partis respectifs. Les socialistes estiment que l’accroissement du nombre des « SAP » (sans appartenance politique) au gouvernement (douze, au total) porte « atteinte à la crédibilité des partis et vide les institutions de leur contenu ». Visiblement, ils sont préoccupés par l’entreprise de l’ancien ministre délégué à l’Intérieur, resté très proche du roi. Il est vrai que celui-ci leur a subtilisé la présidence de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, et que, selon toute probabilité, il s’apprête à fédérer les SAP, au gouvernement et au Parlement, pour constituer ce qui a des chances de devenir le premier parti du royaume. Pour l’USFP, ce serait là un « retour vers un passé révolu », au temps de Driss Basri et des partis concoctés au ministère de l’Intérieur.
Le 21 octobre, l’USFP décide de « prendre ses distances » avec le gouvernement. Mais encore ? S’agit-il d’un retrait ? Non, ce serait trop simple. Les socialistes s’en tiennent à une attitude de « soutien critique ». Le lendemain, Al-Ahdath Al-Maghribiya résume cette nouvelle position en titrant que le parti « passe à l’opposition ». Et de citer le poète Abderrafie Jawahiri, membre du bureau politique : « C’est une déduction logique à la lecture du communiqué. » Ali Bouabid, qui anime la fondation qui porte le nom de son père, le leader de la gauche disparu en janvier 1992, est plus lucide : « Le soutien critique ne signifie pas un changement d’orientation politique, mais des positionnements d’appareil dans la perspective des futures batailles. »
En adoptant cette position complexe, inconfortable, qui est le fruit d’un compromis fragile entre ceux qui siègent au gouvernement et ceux qui sont hostiles à la participation, les socialistes gagnent du temps et ne font que différer la solution des conflits qui les déchirent. Réclamée à cor et à cri, la démission du premier secrétaire n’est plus à l’ordre du jour. L’intéressé s’en félicite. On en parlera sans doute au conseil national qui doit être convoqué « incessamment », même si aucune date n’a encore été arrêtée.
La grogne va-t-elle s’apaiser ? Rien n’est moins sûr. Les socialistes, qui se sont battus pour la démocratie pendant un demi-siècle, sont profondément affectés par l’évolution de leur parti et, singulièrement, par leur déroute électorale du 7 septembre. Ils ont en outre été humiliés par le lamentable « partage du butin » auquel la formation du gouvernement a donné lieu.

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Un fait nouveau laisse néanmoins à penser que la crise actuelle, contrairement à celles qui ont jalonné l’histoire de l’USFP, pourrait, à terme, se révéler salutaire : ceux qui protestent et s’indignent ne s’éloignent pas du parti. Au contraire. Souvent jeunes et faisant leurs premiers pas en politique, ils n’entendent pas abandonner le terrain et se montrent déterminés à défendre leur position de l’intérieur. Sur la démocratie, les relations avec le Palais ou l’évolution des institutions, ils affichent des positions à la fois rigoureuses et responsables, auxquelles, ce qui ne gâche rien, ils donnent une forme élaborée. Ils recourent volontiers à Internet pour les soumettre à la discussion.
Autre fait nouveau, l’attitude – et la disponibilité – de Fathallah Oualalou. Ministre des Finances pendant dix ans, il devait, au départ, rempiler : « Tu es le meilleur d’entre nous, lui avait dit Abbas El Fassi, tu possèdes à la fois la compétence et le sens politique. » Mais lui n’était pas enthousiaste. Estimant « pas très sain » le fait de « rester aussi longtemps au même poste », il n’a rien fait pour se maintenir au gouvernement.
Sur la crise du parti, Oualalou adopte une position qui surprend. Naturellement porté sur le consensus et le compromis, il se révèle un homme de décision qui n’hésite pas à prendre ses responsabilités. Le jour de l’Aïd, en pleine gestation du gouvernement, il est allé voir Elyazghi pour lui délivrer un message sans ambiguïté : « Il ne faut pas que les deux principaux dirigeants du parti, le premier secrétaire et son adjoint [Abdelouahed Radi, aujourd’hui ministre de la Justice], entrent au gouvernement. Nous devons retenir la leçon des urnes et nous consacrer à la réforme du parti. » Oualalou n’a pas été écouté, mais il n’en démord pas : « Elyazghi doit partir. »

Ayant successivement éliminé toutes les contestations (syndicalistes, jeunes, femmes, etc.), le premier secrétaire est personnellement responsable des résultats électoraux et de leurs répercussions sur le parti. Que faire ? Le contraire de ce qui se fait actuellement, explique Oualalou, qui, redevenant homme de consensus, préconise le débat avec tous ceux qui se sont éloignés de l’USFP. Pas question de putsch, par conséquent. Il faut que « le changement de leadership se fasse dans la transparence, selon les règles démocratiques et sans humilier personne ».
Idéalisme ? Sans doute, mais dans un parti en plein désarroi, cette volonté d’honnêteté et de rigueur peut être source d’espoir. Et d’efficacité.

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