Idriss Déby Itno

L’improvisation et le culot de Nicolas Sarkozy dans l’affaire de l’Arche de Zoé ont eu le don d’agacer le président tchadien, qui en a aussitôt profité pour se refaire une virginité anticolonialiste.

Publié le 13 novembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Evidemment, il en a vu d’autres. Le 1er avril 1989, quand il s’est enfui de N’Djamena avec ses frères d’armes zaghawas, ou plus récemment, le 12 avril 2006, quand les rebelles de Mahamat Nour se sont approchés de N’Djamena. Ce jour-là, Jacques Chirac lui a proposé l’exil en France. Il a dit non. Et le lendemain, ses troupes ont repris le dessus in extremis.
Mais aujourd’hui, Idriss Déby Itno, 55 ans, est exaspéré. Car pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, en 1990, il est en colère contre ses alliés de toujours, les Français. Ceux qui l’ont aidé à chasser Hissein Habré puis à repousser Mahamat Nour. Tout cela à cause d’une poignée d’aventuriers de l’humanitaire les six de l’Arche de Zoé.

Le 6 novembre, quand Nicolas Sarkozy déclare, à propos des six Français incarcérés à N’Djamena, « j’irai les chercher, quoi qu’ils aient fait », Idriss Déby Itno entre dans une rage froide. « C’est presque un ultimatum », lance-t-il devant ses collaborateurs lors d’une réunion au Palais. Quelques heures plus tard, devant la presse, il réplique : « La justice se fera ici au Tchad. Nous pensons que tous nos amis doivent respecter la souveraineté et la justice du Tchad. »
En fait, le coup de froid remonte au 31 octobre. Ce jour-là, le président français vient d’être interpellé par son opposition, qui réclame que les membres de l’Arche de Zoé soient jugés en France. Il lâche : « Je veux sensibiliser le chef de l’État tchadien à la présomption d’innocence. » À N’Djamena, la réplique fuse : « Qui est ce voleur d’enfants qui veut nous donner des leçons ? » Dans l’entourage de Déby Itno, le débat est vif. Les uns, comme le ministre de l’Intérieur Ahmat Mahamat Bachir, conseillent de ne rien céder. Les autres, comme le directeur de cabinet Mahamat Hissène, suggèrent au moins la libération des journalistes français et des hôtesses espagnoles.
C’est sans doute ce même jour, le 31 octobre, que l’idée d’un voyage éclair à N’Djamena commence à germer dans la tête de Sarkozy. Ce soir-là, il appelle son homologue tchadien et lui demande s’il peut faire libérer les trois journalistes. « Je ferai tout mon possible », répond le Tchadien. Et de fait, ce dernier va donner de sa personne. Le lendemain, 1er novembre, il se rend à Abéché, où la tension est vive. Une manifestation antifrançaise vient d’avoir lieu. L’enfant du pays – il est né en 1952 près de Fada, dans le nord-est du Tchad – reste à l’aéroport de la capitale du Ouaddaï et s’entretient longuement avec le gouverneur et le procureur de la ville. Objectif : organiser sans heurts le transfert des prisonniers d’Abéché vers N’Djamena. Le soir même, de retour dans la capitale, il reçoit un nouvel appel de Sarkozy. Le troisième en cinq jours. C’est sans doute à ce moment-là que les deux hommes mettent au point le scénario des trois jours à venir.
Le 2 novembre, les choses se précipitent. À 10 heures, la juridiction d’Abéché est dessaisie au profit de celle de N’Djamena. À 13 heures, au moment de la prière du vendredi, les seize Européens d’Abéché sont transportés discrètement du commissariat central à l’aéroport, où les attend un C-130 de l’armée de l’air tchadienne. Direction N’Djamena. Et le soir même, le ministre tchadien de la Justice contacte discrètement un membre du parquet de N’Djamena.
Le lendemain matin, le palais de justice de la capitale est en effervescence. Du jamais vu un samedi, jour non ouvrable au Tchad. Un juge d’instruction commence à interroger les trois journalistes français et les quatre hôtesses de l’air espagnoles. « Avec les hôtesses, ce n’était pas facile, confie un témoin. Elles pleuraient tout le temps. Il fallait les rassurer. » Le même jour, un avion affrété par le gouvernement français atterrit à N’Djamena. À son bord, les éléments « précurseurs » de Sarkozy, sa sécurité et son cabinet. Jusqu’au soir, tout se déroule comme prévu. Mais la colère monte parmi les magistrats tchadiens. Tard le soir, le substitut du procureur de la République claque la porte du tribunal.
Le dimanche 4 au matin, quand l’avion du chef de l’État français décolle de Villacoublay, près de Paris, l’ordre de libération des trois journalistes et des quatre hôtesses n’est pas encore signé. Il faut trouver à la hâte un nouveau substitut du procureur. À 13 heures, au moment précis où Sarkozy atterrit à N’Djamena, la justice tchadienne notifie enfin la main levée du mandat de dépôt. C’est un conseiller à la présidence tchadienne qui confirme la nouvelle aux deux chefs d’État au milieu de leur entretien au palais présidentiel. « Main levée du mandat de dépôt Qu’est-ce que ça veut dire précisément ? » demande Déby Itno. « Que les sept sont libérés, Monsieur le Président. » Sourires dans l’assistance. Une douzaine de ministres et de collaborateurs sont là. Mais le Tchadien avertit ses hôtes français : « Ne nous demandez pas plus. Ne nous mettez pas en difficulté. » « Je comprends », répond Sarkozy

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À l’heure où ce dernier embarque avec les sept Européens, les magistrats de N’Djamena fulminent. « On nous a demandé dès samedi d’accélérer la procédure pour les libérer dimanche, confie l’un d’eux. Nous avons expliqué que cela n’était pas techniquement faisable. Nous avions besoin de travailler au moins jusqu’à mercredi. Mais les pressions politiques étaient trop fortes. »
Aujourd’hui, beaucoup de Tchadiens s’interrogent. « Est-ce qu’on est redevenu une colonie », demandent-ils. « Quand nos délinquants se font arrêter en France, ils ne sont pas amenés ici », lance le ministre tchadien de l’Intérieur au quotidien français Le Parisien. « Un procès en France serait une insulte pour le peuple tchadien », ajoute-t-il. En clair, Déby Itno vient de forcer la main des magistrats et de prendre le risque de se couper de son opinion publique pour les beaux yeux de Sarkozy. Alors, le 6, quand ce dernier lance à la hussarde « j’irai les chercher », son sang ne fait qu’un tour.
Bien sûr, l’ex-chef d’état-major de Hissein Habré ne peut pas se payer le luxe de rompre avec la France. Il sait ce qu’il lui doit. Surtout, l’ancien sergent Déby, diplômé en 1979 d’une école militaire de pilotage à Hazebrouck, en France, sait combien sont précieux les renseignements de l’armée de l’air française sur les mouvements rebelles dans l’est du Tchad. Mais la méthode Sarkozy l’agace de plus en plus. « C’est de la politique-spectacle », dit-il. Le 6 novembre, quand le Français a lâché sa phrase malheureuse, il venait de se disputer avec des pêcheurs bretons en colère. « Il va voir les marins pour le gazole et il parle de la justice au Tchad Il ne peut pas tout mélanger comme ça », siffle le Tchadien en petit comité. Surtout, en oubliant la justice tchadienne, Sarkozy a touché au nerf le plus sensible de Déby Itno : la souveraineté. Chez les nomades, on ne perd pas la face.

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