[Tribune] Pour en finir avec le cliché sur la « fuite des cerveaux » africains

À la tête de 8B Education Investments, un fournisseur de crédit aux étudiants africains qui fréquentent des universités de classe mondiale, Lydiah Kemunto Bosire estime qu’il est temps de tordre le cou à un concept plus néfaste qu’utile.

Accueil des nouveaux étudiants à l’Université de Montréal. © Amélie Philibert/Université de Montréal

Accueil des nouveaux étudiants à l’Université de Montréal. © Amélie Philibert/Université de Montréal

Lydiah Kemunto Bosire

Publié le 9 février 2021 Lecture : 4 minutes.

J’ai longtemps lutté contre le concept de « fuite des cerveaux » parce qu’il n’est pas très analytique, mettant la mobilité des infirmières zambiennes vers Londres dans le même panier que celle des étudiants kényans qui vont au MIT.

Trois points me préoccupent particulièrement. Premièrement, la fuite des cerveaux est fondée sur la croyance (inconsciente) qu’il y a en Afrique une pénurie de personnes talentueuses, et sur la conviction que les Africains appartiennent à l’Afrique et non au monde. Ainsi, les médecins, les rejetons de capitaines d’industrie ou simplement les étudiants intelligents n’auraient pas le droit d’être tentés par les opportunités mondiales.

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La formule a en outre un caractère condescendant : ne suggère-t-elle pas qu’on ne peut pas faire confiance aux brillants Africains pour savoir ce qui est bon pour eux ?

Personne n’évoque Sundar Pichai, le PDG de Google, en regrettant la perte qu’il représente pour l’Inde

Pour les Africains de la diaspora, elle légitime également les micro-agressions qu’ils reçoivent au quotidien, du type « vous devriez être en Afrique pour construire des choses ». Pourtant, personne n’évoque Sundar Pichai, le PDG de Google, en regrettant la perte qu’il représente pour l’Inde.

Le deuxième problème avec le concept de fuite des cerveaux est qu’il ne repose pas sur des données. Selon l’Unesco, le taux de mobilité des étudiants – le nombre d’étudiants à l’étranger par rapport au nombre total d’inscriptions dans l’enseignement supérieur – est de 3,3 % pour la Corée du Sud, de 2,2 % pour la Chine, de 3,9 % pour l’Allemagne, de 3 % pour le Canada, de 3,6 % pour le Ghana, de 2,7 % pour le Kenya de 2,7 % et de 0,8 % pour l’Afrique du Sud.

Que nous révèlent ces chiffres ? Que contrairement à la croyance populaire, nous n’envoyons pas à l’étranger une plus grande proportion de nos étudiants universitaires que les autres régions. Bien au contraire, nous devrions nous inquiéter de notre faible accès à des écoles supérieures de classe mondiale dans un contexte où les talents sont mondiaux.

Ceux qui s’opposent à la mobilité des étudiants africains devraient penser à tous ceux qui n’iront jamais à l’université faute de capacité d’accueil

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Troisièmement, l’idée de la fuite des cerveaux a causé un réel préjudice. Le problème de la faible capacité des universités africaines est réel et aigu : des millions de candidats hautement qualifiés sont rejetés chaque année, tandis que ceux qui sont acceptés voient leur inscription échelonnée.

Lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires au Kenya, j’ai dû attendre deux ans avant de pouvoir prendre ma place dans une université publique. Et lorsque j’ai obtenu une bourse pour étudier à l’étranger, ma place a été libérée pour un autre étudiant méritant, qui autrement aurait manqué sa chance de fréquenter l’université.

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Ceux qui s’opposent à la mobilité des étudiants africains devraient penser à tous les bacheliers du continent qui n’iront jamais à l’université faute de capacité de leurs accueillir. Tous ces talents de classe mondiale que nous n’avons pas pu former, tous les accords qui n’ont pas été conclus, ou qui l’ont été à des conditions terribles pour les pays africains, parce que nos équipes de négociation ne sont pas à la hauteur de l’armée d’avocats de haut niveau engagés par les sociétés extractives étrangères.

Des investisseurs d’impact réticents

Toutes les mauvaises idées dans les secteurs du développement et de la recherche d’impact qui nous ont fait perdre du temps et de l’argent parce que la direction des organisations en charge est constituée de personnes dont la somme de l’expérience dans les pays africains qu’elles cherchent à sauver provient d’une « mission sur le terrain ». La liste des pertes est longue.

À une époque où beaucoup cherchent des moyens d’intégrer des capitaux privés dans les objectifs de développement durable et de combler un déficit de ressources de plusieurs milliers de milliards de dollars, le financement par le secteur privé d’une meilleure formation d’étudiants africains dans les universités mondiales pourrait être une opportunité d’investissement dans ce cadre.

Sauf que beaucoup d’investisseurs d’impact sont prudents dans ce domaine, de peur d’être accusés d’être les complices de la fuite des cerveaux. C’est dommage.

Si le concept de fuite des cerveaux était destiné à protéger l’Afrique, j’ai bien peur de vous annoncer qu’il a échoué

Certes, je ne suggère pas que tous les problèmes de l’Afrique en matière d’enseignement supérieur seront résolus par une mobilité mondiale illimitée des étudiants. Même si nous faisons entrer davantage d’Africains dans des universités étrangères, nous devons aussi construire et développer des universités africaines de classe mondiale.

Si le déploiement du concept de fuite des cerveaux était destiné à protéger l’Afrique, j’ai bien peur de vous annoncer qu’il a échoué. Il a au contraire brouillé notre chemin vers la constitution d’une masse critique de capital humain africain de classe mondiale dans tous les secteurs.

Je suis consciente que ce point de vue peut remettre en question certaines convictions de longue date de personnes travaillant en Afrique et sur l’Afrique, mais ces convictions sont souvent incompatibles avec ce que de nombreux Africains peuvent souhaiter pour eux-mêmes. Dans l’intérêt du « ne pas nuire », le moment est venu d’enterrer ce concept.

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