Sarabande marocaine

Tout au long de l’année, de multiples manifestations célèbrent la musique et le cinéma aux quatre coins du royaume, dans une ambiance de fête et de ferveur populaire.

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Dès les beaux jours, Tanger jazze. Rissani résonne des musiques du désert. Essaouira entre en transe aux sons des qraqebs de ses gnaouas tandis que de sacrées musiques retentissent à Fès. Chefchaouen s’égaye avec son Allégria chamalia et Rabat s’ouvre aux rythmes du monde avec Mawazine. Tous les deux ans, Khouribga se mue en capitale de la cinématographie africaine, Tétouan plonge dans la nostalgie des films méditerranéens et Salé conjugue ses écrans au féminin. Quant à Marrakech, il ne manque pas de faire son cinéma chaque année. Voici, à grands traits, la carte des festivals marocains, qu’il serait trop long de dessiner dans son intégralité. Et pour cause : le ministre de la Culture, Mohamed Achaâri, en dénombre plus de 75, sans compter les moussems, qui ne sont rien d’autre que la version ancestrale des grands concerts d’aujourd’hui.
La fièvre festivalière qui a saisi le Maroc est assez récente. Hormis le Festival national des arts populaires de Marrakech, qui a fêté ses 40 ans en juillet dernier, la plupart des manifestations n’ont pas encore soufflé leur dixième bougie. Et vu le nombre de primo-éditions célébrées au cours des six derniers mois, d’Oujda à Casablanca, cette poussée ne semble pas près de retomber.
Comment expliquer un tel foisonnement, unique en Afrique ? Mohamed Achaâri, dont le ministère consacre une enveloppe de 20 à 25 millions de dirhams (2,5 millions d’euros) aux festivals, y voit la preuve que « le Maroc a profondément changé ». La démocratie ne se vit pas uniquement par le biais du pluralisme politique, mais aussi par une libération des pulsions sociales. Ce besoin d’être présent dans la ville, de s’approprier l’espace public, de chanter, de danser, d’être libre dans son esprit, dans son corps, exprime cette évolution du Maroc aujourd’hui », estime-t-il. L’organisation de tels événements, où affluent jusqu’à 200 000 personnes (concert de Senhaji à Casablanca), suppose effectivement un climat de détente. D’autant plus que les spectacles, pour la plupart gratuits, sont accessibles à toutes les couches sociales, avec toutefois un carré VIP réservé aux happy few munis d’un badge. Beaucoup voient dans ces manifestations culturelles le meilleur antidote à la radicalisation islamiste qui attire certains pans de la société. Les plus euphoriques vont jusqu’à clamer que le bon déroulement des festivals est la preuve même que « le Maroc va bien » ! On aimerait le croire, mais ce serait insulter les nombreux laissés-pour-compte.
S’ils attirent un public toujours plus vaste (deux millions de spectateurs à l’occasion de la première édition du festival de Casablanca), ces rassemblements sont loin de faire l’unanimité. D’aucuns y voient un vulgaire opium ou, pis encore, des espaces de débauche. Et – c’est devenu un automatisme dès qu’approche la saison des festivals – le PJD (Parti de la justice et du développement) appelle à leur boycottage et en demande même l’interdiction. Ces manifestations ne seraient, selon lui, qu’un alibi pour s’adonner à « l’alcool, la drogue, la danse, l’adultère, l’homosexualité et la perversion sexuelle et intellectuelle ». Que lui rétorquer ? « L’important, c’est que la population ne boude pas. Les détracteurs ont toujours existé et, dans une démocratie, ils ont le droit de s’exprimer », tranche le ministre de la Culture, pour qui l’unique réponse est de continuer à proposer « des festivals bien organisés, des programmations bien étudiées avec une ouverture sur le monde et une place pour l’art national ».
Que le PJD voue aux gémonies ces grand-messes estivales n’émeut pas outre mesure. L’ennui, c’est que la rengaine des islamistes dits « modérés » commence à faire des émules parmi les socialistes. L’un d’entre eux a qualifié le festival de Casablanca de « festival de l’horreur ». Indigné, il se demandait si désormais le Maroc était « sans identité, sans histoire, sans arts populaires ». Les raisons de sa colère ? Un plateau artistique qui n’était pas à 100 % national ! Ce sont précisément ces « barbus du cerveau en costard-cravate qui m’inquiètent, car ils occupent des postes décisionnels », s’insurge Mohamed Merhari, l’un des initiateurs du Boulevard des jeunes musiciens. Né il y a sept ans, ce rendez-vous casablancais intégralement sponsorisé par des entreprises privées mérite largement le titre de défricheur de talents. La récente percée de groupes comme Hoba-Hoba Spirit et autres Darga, c’est à lui que la jeune scène musicale marocaine la doit. « Il y a trois ou quatre ans, la plupart des musiciens du Boulevard étaient des spectateurs. Et ceux qui sont sélectionnés chez nous sont par la suite généralement programmés dans d’autres festivals », commente Mohamed Merhari. Faire découvrir des musiques différentes au public et former les musiciens via des master class gratuites figurent aussi parmi les ambitions du Boulevard.
Combien de manifestations professent-elles ce même souci d’accompagnement des artistes ? « Il y a certes un grand nombre de festivals au Maroc, mais peu mettent réellement en valeur les musiciens », déplore Réda Allali, meneur des Hoba-Hoba Spirit. Cette critique ne vaut certainement pas pour le Festival gnaoua d’Essaouira. Cet événement a largement contribué à ressusciter un genre musical négligé, mais aussi à propulser certains maalems gnaouas (Alikane, Merchane, El Kasri) sur la scène internationale via des concerts et des enregistrements d’albums nés de rencontres faites dans son sillage.
La cerise sur le gâteau ? Essaouira s’est en même temps taillé une notoriété qui transcende les frontières et qui lui a valu de voir grimper le nombre de ses visiteurs et de ses bailleurs de fonds. Dommage collatéral inévitable, les prix immobiliers ont connu le même essor à Mogador. « Depuis qu’elles abritent des festivals, certaines villes ont accédé à tout ce dont elles rêvaient : elles sont sorties de la marginalité et les investisseurs s’y bousculent », confirme Mohamed Achaâri. En fait, à travers la création du moindre festival apparaît en filigrane le projet de développement urbain, économique et touristique d’une ville ou d’une région. Car, en investissant une cité et ses quartiers, un festival contribue très souvent à la réhabilitation de ses parcs et monuments oubliés. Pour preuve, la récente mise à neuf du phare El Hank de Casablanca, mais aussi la forteresse du Chellah à Rabat, qui a ressuscité depuis que Mawazine y a élu ses quartiers, sans parler d’autres sites restaurés à Fès ou à Marrakech.
Au-delà du développement urbain, ces manifestations culturelles médiatisées à l’échelle internationale contribuent à mieux faire connaître la destination Maroc. « Les festivals, ce sont les ferias du Maroc », résume Hamid Barrada, directeur Maghreb-Orient de la chaîne TV5 (partenaire de nombreux festivals) et par ailleurs collaborateur à J.A.I. Reste à mesurer cet impact au niveau des entrées touristiques. Si de tels événements ont forcément une incidence, elle reste difficile à quantifier. L’Office du tourisme marocain, qui en soutient une vingtaine, n’est pas encore en mesure de fournir une appréciation chiffrée.
Les festivals ont non seulement attiré une nouvelle catégorie de touristes, ils ont également contribué à la naissance d’une économie de la culture. Outre les agences d’événementiel comme A3 Communication, qui a été l’une des pionnières dans ce domaine, ou Hors Limite Organisation, prolifèrent des entreprises spécialisées en sonorisation et éclairage, à l’instar de Kilmi Son et Lumières, fondée en 2001, ou Cap Sound. Créée en 2003, cette dernière est passée de quatre à dix-huit salariés en trois ans et son directeur affirme réaliser 80 % de son chiffre d’affaires à l’occasion de ces festivités.
En somme, « la culture, ce n’est pas uniquement des gens qui s’amusent, c’est aussi une bonne affaire ». Dixit Mohamed Achaâri !

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