Le printemps de Nouakchott

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 8 minutes.

Le hasard des communications et la nécessité de l’information se sont étrangement conjugués pour que ce lundi 5 septembre, un mois et deux jours après le coup d’État de Nouakchott, je m’entretienne par téléphone, à quelques heures d’intervalle, avec le président déchu, puis avec son successeur. Premier constat : depuis Doha au Qatar, où il a trouvé refuge, Maaouiya Ould Taya semble peu à peu se remettre du choc de sa destitution. Même si, à l’évidence, il n’a ni renoncé ni désarmé – le temps de la résignation mettra sans doute de longs mois avant de s’installer chez cet homme tenace -, celui qui dirigea la Mauritanie pendant deux décennies se refuse désormais à développer, a fortiori à réitérer, les déclarations quasi incendiaires qui furent les siennes au lendemain du putsch. « Ce que j’avais à dire sur cette affaire curieuse et insensée, je l’ai dit. Il faut maintenant attendre, laisser faire et voir venir », confie-t-il. Pour le reste, Maaouiya Ould Taya tient à ajouter qu’il a été bien accueilli dans l’émirat, qu’il est bien installé, que son épouse et ses enfants se portent à merveille et qu’il a (« vous me connaissez », ajoute-t-il) bon moral. Une précision utile tout de même : contrairement à la rumeur, il n’a eu au téléphone le 3 août, jour du putsch, ni son tombeur ni « celui qui était censé assurer [sa] sécurité » (le colonel Ould Abdelaziz, commandant du Basep).
Aucun contact non plus depuis lors : dont acte. Certes, l’émir du Qatar ayant personnellement déclaré sur Al-Jazira que l’hospitalité accordée à Ould Taya ne devait en rien affecter la qualité des relations entre son pays et la Mauritanie, on peut imaginer sans risque d’erreur que la retenue dont fait désormais preuve l’ancien président est assez largement due à son obligation de réserve. Mais pas uniquement. À 64 ans, cet homme pudique, secret, solitaire et peu disert est toujours apparu comme à contre-emploi devant les micros et les caméras, d’où ses dérapages verbaux initiaux. Le silence lui sied assurément mieux, même si, à l’instar de nombre de ses ex-pairs renversés, il lui faudra encore du temps avant de se déshabituer du pouvoir et de son exercice. Tous les médecins et les psychologues le savent : les amputés mettent parfois des années avant de se débarrasser du syndrome du membre fantôme…
À cette « normalisation » de l’ancien chef de l’État correspond l’attitude, depuis le début apaisante, des nouveaux dirigeants à son égard. Alors même qu’Ould Taya renvoyait à Nouakchott, dès sa première escale de Niamey, l’avion présidentiel et la quasi-totalité de la délégation qui l’avait accompagné en Arabie saoudite, son successeur lui faisait ainsi parvenir discrètement au Niger les moyens financiers de subvenir, dans la décence, aux premiers mois de son exil. « Nous n’avons rien fait d’autre que de mettre un terme à la dérive dans laquelle sombrait, lentement mais sûrement, la Mauritanie, afin de réorienter notre pays dans le bon sens, m’explique le colonel Ely Ould Mohamed Vall. Pour le reste, nous n’avons rien de personnel contre Maaouiya, a fortiori contre sa famille et ses proches. Il n’y aura ni règlement de comptes, ni chasse aux sorcières, ni esprit de revanche. Il n’y aura pas non plus d’action en justice ou de procès contre lui. Si certains s’aventurent sur ce terrain, nous les rappellerons à l’ordre. Nous respectons sa personne, et nous lui souhaitons une retraite paisible. »
Ce langage consensuel, qui n’exclut certes pas la sévérité, voire la férocité des arrière-pensées de part et d’autre, et l’aspect de coup d’État « soft » qu’a revêtu le putsch du 3 août ne sont pas une nouveauté en Mauritanie. Les renversements de Mokhtar Ould Daddah en 1978 et de Khouna Ould Haïdallah en 1984 ne s’étaient accompagnés d’aucun coup de feu ni d’aucune effusion de sang. Une impression de vrai-faux coup de force donc, renforcée par la très grande proximité qui a caractérisé pendant un quart de siècle les relations entre Ould Taya et chacun des dix-sept membres du Comité militaire qui l’a renversé. Tous appartiennent à la même et double famille : celle des officiers maures. Et c’est en partie pour avoir voulu s’en affranchir, puis la dominer sans en respecter les règles et pour avoir rompu l’équilibre de la fratrie à son seul profit que l’ancien président se retrouve aujourd’hui en exil.
La société maure étant de nature profondément égalitaire, le consensus autour de la personnalité du chef de l’État – un État conçu comme une technologie étrangère qu’il convient de s’approprier – s’est toujours fait au départ sur un homme discret, presque effacé, apte à négocier et à réaliser des compromis, si possible d’origine maraboutique et n’appartenant pas à une tribu trop belliqueuse. Tel était le cas, lorsqu’il a accédé au pouvoir, d’un Mokhtar Ould Daddah, d’un Khouna Ould Haïdallah ou d’un Maaouiya Ould Taya. Tel est aussi celui d’un Ely Ould Mohamed Vall, dont la tribu d’origine, les Ouled Bousbaa, a donné nombre d’hommes d’affaires à la Mauritanie et fait partie intégrante, avec les Smassides et les Idaoualis, du « triangle de l’accumulation économique » Atar-Akjoujt-Tidjikja.
Tant que l’élu coopté se contente d’arbitrer plutôt que de gouverner et de redistribuer le pouvoir plutôt que de l’exercer réellement, tout va bien. Mais s’il s’isole, s’affirme exagérément, n’écoute plus les conseils ou fait entrer dans le jeu des éléments de discorde – favoriser sa propre tribu par exemple ou donner dans le népotisme -, c’est à ses risques et périls. Mokhtar Ould Daddah a ainsi été la victime de la guerre du Sahara, certes, mais aussi du décalage de plus en plus profond entre sa volonté de modernisation au forceps et l’état réel de la société. Haïdallah, lui, est tombé pour des motifs inverses : trop partisan dans l’affaire du Sahara sans doute, mais surtout trop archaïque dans son exercice et sa conception du pouvoir. Conscient des exigences d’une société maure en constante recherche d’équilibre, Maaouiya Ould Taya a longtemps su éviter cette inadéquation fatale. Depuis quelques années pourtant, en même temps qu’il intégrait un nouveau Palais présidentiel tout de béton et de marbre gris, il s’était peu à peu coupé des réalités, au point de ne pas avoir su déceler chez ses plus proches collaborateurs les signes du désarroi, puis ceux d’un divorce imminent.
Comme en 1978, comme en 1984, le coup d’État du 3 août 2005 s’est déroulé sans que nul tam-tam de protestation ne vienne résonner dans les rues de Nouakchott et sans que la communauté internationale ne s’en émeuve outre mesure. Maaouiya Ould Taya règle ici le solde d’une autre facture : timide et distant, parfois cassant, dopé peut-être par les perspectives pétrolières de son pays dont il gérait dans l’opacité les avances sur recettes – les premiers barils sont pour dans quelques mois -, l’ex-président mauritanien était modérément apprécié de ses pairs. Il le savait et ne s’en émouvait guère, convaincu que les relations internationales sont avant tout régies par le cynisme et les rapports de force. Une observation dont il a pu lui-même mesurer la justesse puisque ses partenaires l’ont rapidement passé par pertes et profits, y compris les Américains, pourtant endeuillés par la disparition, quatre jours plus tôt, d’un autre de leurs hommes clés sur le continent : John Garang.
Un proche collaborateur de Dominique de Villepin, qui accompagna ce dernier, alors ministre des Affaires étrangères, au cours de la visite de courtoisie qu’il effectua à Nouakchott au lendemain de la sanglante tentative de putsch de juin 2003, résume ce sentiment : « Nous avons eu l’impression un peu étrange, un peu surréaliste, d’un homme enfermé qui dirigeait son pays un peu comme les ingénieurs de la Nasa dirigent les satellites : depuis une salle de contrôle. »
L’horloger suprême ayant fini par perdre les commandes de la navette, ses collaborateurs ont pris le relais – à une différence près : ils sont, eux, à l’intérieur. À cet égard, l’initiative des membres du Comité militaire et de leur primus inter pares, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, n’est pas sans évoquer certains précédents. On pense aux officiers portugais de la révolution des OEillets en 1974, à Ben Ali écartant Bourguiba ou à Amadou Toumani Touré renversant Moussa Traoré. À chaque fois, ce sont des gens du sérail, parfois associés aux errements du régime déchu mais suffisamment à l’écoute des pulsions du pays pour s’apercevoir de son obsolescence, qui ont mis un terme à sa course folle vers le mur. Certes, seul l’avenir dira s’il ne s’est agi, le 3 août, que d’une révolution de palais, d’une simple redistribution du pouvoir au sein de l’élite militaire maure ou d’un vrai changement de fond. Mais les apparences, pour une fois, ne paraissent guère trompeuses dans ce pays de mirages : cela ressemble fort à une rupture.
De l’amnistie générale à l’ordonnance présidentielle excluant tous les membres du Comité militaire et du gouvernement de toute compétition électorale en 2007 ; de la libération des détenus islamistes à celle des putschistes de 2003 qui, les premiers, firent vaciller le « système Taya » ; du retour des exilés à la « libération » de l’audiovisuel… l’hivernage mauritanien de 2005 a des allures de printemps. Faut-il y croire ? Les Mauritaniens, eux, y croient. D’autant que tout change, tout paraît plus simple, plus transparent, plus fluide dans la manière dont le nouveau président – que chacun appelle à Nouakchott Ely – exerce le pouvoir. L’ancien enfant de troupe de Fréjus, l’ex-lauréat de l’Académie militaire de Meknès, le capitaine de la sixième région qui aida Ould Taya à prendre le pouvoir en 1984, le chef de la Sûreté pendant plus de vingt ans apparaît paradoxalement comme un homme neuf. Prudent, il se refuse à ouvrir la boîte de Pandore des règlements de comptes ; ouvert, il reçoit au Palais des gens – opposants, responsables d’ONG, chefs de tribus – qui n’y avaient jamais mis les pieds auparavant et, surtout, les écoute ; malin, il joue à merveille de son humour bonhomme et de sa moustache de grognard.
Ely Ould Mohamed Vall sera-t-il l’homme par qui la Mauritanie – y compris, bien sûr, sa composante négro-mauritanienne, hors jeu depuis longtemps – se réconciliera avec elle-même ? Une chose essentielle m’a toujours frappé à chacune de mes rencontres avec Ely : son attention à la question sociale, à la pauvreté, aux inégalités béantes qui caractérisent la société mauritanienne. Sa position de premier flic de la République n’a jamais induit chez lui cette vision purement sécuritaire dans laquelle Maaouiya Ould Taya avait fini par s’enfermer. Au moment où le dernier rapport du Pnud, qui vient tout juste de paraître, classe la Mauritanie à la 152e place (sur 177) en termes de développement humain, l’accession au pouvoir d’un homme qui n’a pas oublié ce qu’est le peuple – ni comment il survit – était, manifestement, attendue comme la pluie…

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