Le dessous des cartes

Gbagbo appelle Mbeki au secours : « Chirac va me renverser. » Roland Dumas tente de calmerle jeu. Où se cache « le Chinois » ? Machiavel à Cocody. Les Sukhoï de Bouaké… Enquêtesur un été meurtrier entre Paris et Abidjan.

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 11 minutes.

Ceux qui le connaissent diront que ce n’est pas son genre, qu’il n’a pas la mentalité d’un tirailleur et que le paternalisme françafricain le révulse. Sans doute, mais tout de même. Alors que ses pairs multipliaient les voeux de prompt rétablissement à Jacques Chirac, hospitalisé, Laurent Gbagbo a été l’un des très rares chefs d’État africains à ne pas avoir envoyé à l’Élysée de message de sympathie. Bien au contraire. Samedi 3 septembre, alors que venait de s’achever à Abidjan le match de football Côte d’Ivoire-Cameroun, les partisans du président ivoirien s’échangeaient des SMS sur lesquels on pouvait lire : « Mauvaise nouvelle, on a perdu ; bonne nouvelle, Chirac est mort ! » C’est dire l’ambiance qui règne, à une semaine du troisième anniversaire de la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, entre les rives de la lagune Ebrié et celles de la Seine. Autre histoire de football, celle-là à rebours : la rencontre, deux semaines plus tôt (le 17 août), entre le onze des Éléphants et les Bleus de France, à Montpellier. Habitué à souffler le chaud et le froid, Gbagbo fait mine d’accorder à l’événement une grande importance. Via un dignitaire socialiste de ses amis, fraîchement recruté mais digne de foi (Roland Dumas), il fait passer à l’Élysée le message suivant : « Le football va nous permettre de tourner enfin la page et de rapprocher nos deux pays, un peu comme le ping-pong l’avait fait entre la Chine et les États-Unis il y a trente ans. Je vais donc profiter de l’occasion pour vous envoyer l’un de mes plus proches collaborateurs, avec un message pour le président Chirac. » Et c’est ainsi que le ministre ivoirien des Finances, Paul Bohoun Bouabré, débarque à Paris. Il ne verra pas Chirac, mais les Français font tout de même un petit effort. Le ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, se rend tout exprès à Montpellier le soir du match, et les deux hommes ont un aparté à la mi-temps. De bonne source, la conversation est d’une grande banalité, l’Ivoirien se contentant de demander l’appui du Français dans les négociations entre son pays et le FMI. À Abidjan, où ce qui reste de la communauté française a reçu pour consigne de ne pas sortir dans les rues à l’issue de la rencontre (qui se solde par une défaite de la Côte d’Ivoire), Gbagbo est déçu. Déçu et furieux. Sans que l’on sache très bien ce qui relève chez lui de la sincérité, de la rouerie ou de la complotite aiguë, il téléphone le soir même au médiateur sud-africain, le président Thabo Mbeki. « Les Français, lui dit-il en substance, ont juré ma perte. Chirac a ordonné un coup d’État contre moi pour demain, jeudi 18 août ! » Trop malin pour y croire vraiment, Mbeki répercute le message à Paris, où l’on hausse les épaules… avant de s’arracher les cheveux. Le jour J, en effet, point de putsch à Abidjan, mais une déclaration radiophonique au lance-flammes de l’ancien chef d’état-major ivoirien Mathias Doué, qui appelle au renversement de Gbagbo ! Ce dernier y voit évidemment la preuve que son « information » n’était pas fausse. Les Sud-Africains ne cachent pas leur mécontentement. Et les Français recherchent avec frénésie d’où le général a bien pu lancer son appel à la subversion. Les antennes de la DGSE à Libreville et à Ouagadougou exonèrent rapidement le Gabon et le Burkina ; on cherche même en France, au cas où, puis en Suisse où Doué aurait été signalé. Avant de « cibler », sur la base de quelques renseignements, un peu par élimination aussi, mais sans certitude absolue, le Ghana voisin où « le Chinois » se cacherait depuis plusieurs mois…
Août meurtrier donc, pour les rapports franco-ivoiriens. La presse pro-Gbagbo bruisse quotidiennement de rumeurs de complots ourdis à Paris, Chirac et le « camarade Laurent » n’ont toujours pas échangé un seul mot depuis dix mois, et ce n’est pas le rapport que s’apprête à rendre l’expert militaire dépêché par le ministère français de la Défense pour enquêter sur le bombardement du contingent Licorne, le 6 novembre 2004, à Bouaké, qui va dissiper la crise. De bonne source, en effet, la conviction de cet enquêteur rejoindrait celle exprimée depuis le début dans ses télégrammes par l’ex-ambassadeur de France à Abidjan, Gildas le Lidec : l’attaque des Sukhoï ne serait pas le résultat d’une bavure, mais celui d’un ordre explicite donné par un proche conseiller du président Gbagbo. Afin de masquer le repli des Fanci (armée loyaliste) devant Bouaké (repli ordonné par le général Doué, chef d’état-major à l’époque), où les rebelles s’étaient volontairement et très solidement retranchés, et donc l’échec de l’« opération Dignité » de reconquête du Nord, les faucons de l’entourage présidentiel auraient imaginé cette provocation. Le but étant d’obliger les Français et les Casques bleus des « forces impartiales » à réagir, puis à céder, contraints et forcés, devant eux. Comment transformer, en somme, une défaite et une humiliation annoncées en une victoire morale, comment entraîner la France, muée en Goliath colonial, dans le piège et comment capitaliser tout cela en termes de popularité patriotique… Machiavel habiterait-il Cocody ?
Penser que Gbagbo est antifrançais serait cependant une erreur. Il est anti-Chirac, c’est une évidence (et la réciproque est vraie), mais assez intelligent pour ne pas avoir renoncé à faire de la politique intérieure française. Il y a, bien sûr, les amis socialistes. Le premier secrétaire, François Hollande, l’ayant jugé « infréquentable » il y a dix mois – mais c’était en partie sous le coup de l’émotion de Bouaké -, Gbagbo a craint un moment de voir son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), suspendu si ce n’est exclu de l’Internationale socialiste. À l’époque, seul son ami de trente ans, Guy Labertit, responsable Afrique et Francophonie au Parti socialiste (PS), n’était pas passé sous le tapis. Labertit était d’ailleurs à Abidjan début août et il a même donné à un quotidien de la place un avant-goût de sa contribution au congrès de son parti en novembre. Mais le « camarade Guy », qui a toujours affiché ses convictions, c’est un peu court. Il fallait à Gbagbo un dinosaure, d’où l’idée d’embaucher Roland Dumas. Bonne pioche : à 83 ans, l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, redevenu avocat, est un homme d’expérience et de relations qui a ses entrées partout, y compris, ce qui ne gâche rien, à l’Élysée. Hôte de marque des cérémonies du quarante-cinquième anniversaire de l’indépendance, le 7 août, Dumas a trouvé au bord de la Lagune de quoi se consoler d’avoir été écarté de la très médiatique défense de Saddam Hussein. Depuis, Dumas joue avec habileté les missi dominici entre Paris et Abidjan. Avec pondération aussi : selon nos informations, il a ainsi dissuadé son nouveau client d’intenter une action en justice contre la France à propos des fusillades de novembre 2004 devant l’hôtel Ivoire. Gbagbo lui avait confié le dossier, mais il l’a convaincu d’y renoncer – tout au moins pour l’instant.
Aussi rusé que roué, avec son petit côté Edgar Faure des tropiques, le président ivoirien sait fort bien jouer sur les contradictions et les différences d’appréciation au sein même du gouvernement et de l’exécutif français. Il sait ainsi que si l’Élysée et le ministère de la Défense lui sont hostiles, le son de cloche n’est pas toujours le même du côté de Matignon et du Quai d’Orsay. Examinons les deux thèses, dont on ne peut pas dire qu’elles s’affrontent, mais que séparent tout de même plus que des nuances. La première, très en rupture avec le personnage, part d’une pétition de principe : Gbagbo n’a aucune chance de remporter une élection présidentielle transparente (il « pèse » au maximum un quart de l’électorat) et fera donc tout pour la détourner à son profit. En l’espèce, son souhait serait d’organiser la consultation dans le climat de tension actuel, quitte à répéter l’exemple de l’Angola il y a quelques années, quand les zones tenues par les rebelles de l’Unita furent exclues du scrutin avec l’accord de la communauté internationale. Ceux qui développent cette analyse ne cachent pas leur agacement à l’encontre de la « naïveté » supposée du médiateur sud-africain, dont l’attitude à leurs yeux déséquilibrée encouragerait Gbagbo sur cette voie. Commentaire d’un proche du dossier : « Mbeki, qui semble d’ailleurs se lasser de cette affaire, s’en tient aux apparences. Certes, les milices patriotiques d’Abidjan ont, pour la plupart, déposé les armes, mais ces armes n’ont pas été remises aux forces impartiales. Elles ont été stockées dans des endroits, notamment des propriétés appartenant à des proches du président, que nous connaissons bien et dont nous avons la liste. Au moindre signal, il suffira de les redistribuer. »
Moins défavorable à Gbagbo, l’autre thèse développée à Paris se fonde elle aussi sur des prévisions électorales. À l’en croire, la situation de crise prolongée a brouillé les lignes de partage et fissuré les socles ethniques traditionnels. À titre de démonstration, on brandit les résultats d’un sondage confidentiel de la Sofres, réalisé il y a trois mois dans la partie sud du pays, à la demande de la présidence ivoirienne, et qui donne au second tour 52 % des voix à Gbagbo, contre 48 % à Henri Konan Bédié. « Gbagbo pense sincèrement, à tort ou à raison, qu’il peut gagner l’élection. Il veut donc qu’elle se tienne et qu’elle soit reconnue par la communauté internationale », assure un tenant de cette deuxième ligne, qui ajoute : « Le médiateur n’a pas tout à fait tort de faire porter aux Forces nouvelles la responsabilité principale du marasme actuel. Les chefs rebelles et Guillaume Soro en particulier savent très bien qu’au lendemain de la présidentielle ils n’existeront plus. D’où leur tentation de perpétuer une situation de crise qui est pour eux une situation de rente. » Et notre interlocuteur de poursuivre : « La conclusion à laquelle sont parvenus Mbeki et ses collaborateurs peut certes sembler partiale, mais elle ne nous a pas surpris. Il y a deux Mbeki : le chef d’État organisé, respecté, porte-parole d’une Afrique qui gagne et joue dans la cour des grands. Et le nationaliste africain, que la présence de soldats français à tous les carrefours d’Abidjan a révulsé et que le spectacle des opposants à Gbagbo proclamant leur union dans un palace parisien a choqué. Le vrai monde de Mbeki, c’est le second, plus que le premier. En outre, cet homme est un fétichiste de la légitimité. À ses yeux, les rebelles en sont totalement dépourvus, alors que Gbagbo en est partiellement doté. »
Deux thèses, donc, qui ne définissent certes pas une « politique ivoirienne de la France » après laquelle Paris court depuis le début de la crise et qui n’excluent évidemment pas non plus un certain nombre de convictions communes, que voici :
– Désormais annoncé par Kofi Annan, le report de l’élection du 30 octobre doit être de courte durée (trois mois ?). Ce report était d’autant plus inévitable que le secrétaire général de l’ONU lui-même souhaitait, pour des raisons logistiques, que la date en soit décalée afin de ne pas être trop proche de la présidentielle au Liberia, le 11 octobre. Cette dernière consultation, on le sait, mobilise en ce moment les Américains – et donc Kofi Annan – beaucoup plus que l’échéance ivoirienne.
– Paris estime qu’au vu de la Constitution ivoirienne rien n’empêche Gbagbo de continuer à exercer ses fonctions pendant la durée de ce report. Pas question donc d’une « solution Diarra » avec un chef d’État de transition, comme le réclame l’opposition.
– L’ambassadeur grec Adamantos Vassilakis, qui préside le Comité des sanctions de l’ONU, est annoncé en Côte d’Ivoire pour une mission d’information d’ici à la fin du mois de septembre. Paris attend ses conclusions et s’opposera « évidemment » au sein du Conseil de sécurité à toute velléité de sanctionner unilatéralement un camp plutôt qu’un autre. Les deux listes de sanctionnables, et en particulier la seconde – les « politiques », – sont prêtes. « Mais attention, prévient un proche du dossier qui a pu prendre connaissance desdites listes, les sanctions, c’est un peu comme un fusil à un seul coup. Nous ne prendrons aucune décision sans l’accord des Africains, en particulier de l’Union africaine. Mbeki, on le sait, y est hostile. Obasanjo beaucoup moins. »
– La méfiance de Paris à l’égard de Gbagbo n’induit absolument pas un quelconque sentiment de confiance vis-à-vis des principaux leaders de l’opposition. Tout se passe comme si la France n’avait pas d’Ivoirien de rechange – une position d’ailleurs revendiquée et théorisée au Quai d’Orsay dans le cadre de la « fin de la Françafrique de Papa ». Alassane Ouattara devra sans doute se résoudre à attendre l’hypothétique accession à l’Élysée de son ami Nicolas Sarkozy pour voir enfin se dissiper cette réputation de politicien insaisissable et vaguement sulfureux qui est la sienne aux yeux des Français. Soro, avec qui le courant n’est jamais passé, a pu mesurer, lors de son passage à Paris, en mai dernier, à quel point il était tenu à distance : seul le président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, avait alors accepté de le recevoir, en souvenir de Marcoussis. Quant à Bédié, c’est une autre histoire. L’ancien président est directement « traité » par l’Élysée, qui le pousse depuis des mois à regagner Abidjan afin d’être présent sur le terrain. Le problème est que Bédié, qui a déjà annoncé trois fois son retour, freine des quatre fers. Pour des raisons de sécurité tout d’abord – lesquelles ne tiennent plus guère depuis que les éléments de sa garde personnelle ont achevé leur cycle de formation par les forces spéciales sud-africaines. Pour éviter, ensuite, une trop grande proximité entre son come-back à Daoukro et les déclarations incendiaires du général Doué (« On va croire que c’est un coup monté et que je rentre pour récupérer mon fauteuil », a-t-il expliqué). Dernière date retenue pour le retour du « Sphinx » : dimanche 11 septembre, à moins que ce ne soit le jeudi 15…
– Dernier point de consensus enfin entre les « ivoiristes » de Paris : la fermeture programmée de la base militaire de Port-Bouët, où stationne le 43e Bima. Tant que l’opération Licorne sous mandat onusien perdurera (c’est-à-dire au moins jusqu’en janvier 2006), le Bima, qui sert de force d’appui aux Bérets bleus, restera en place. Au-delà et quel que soit le résultat de la présidentielle, la base sera restituée à court terme aux forces ivoiriennes. « Notre redéploiement s’effectuera sur l’axe Dakar-N’Djamena-Djibouti », dit-on au ministère français de la Défense : « Abidjan comme Libreville ne présentent plus d’intérêt dans la configuration géostratégique actuelle. Ces bases sentent trop l’ingérence, les opinions locales n’en veulent plus, et il n’y a que des coups à prendre. »
À quelques jours de l’anniversaire du 19 septembre 2002, la question se pose évidemment de savoir à quoi sert le plus important déploiement militaire français à l’étranger depuis la fin de la guerre d’Algérie. La réponse ne peut être que partielle et insatisfaisante. Même si trois années de crise continue se sont déjà soldées par 6 000 à 8 000 morts ivoiriens, selon une évaluation récente de la DGSE, la présence de Licorne et des forces d’interposition aura permis d’éviter une guerre civile généralisée et une décomposition à la soudanaise ou à la congolaise. Jusqu’à quand ? « Je l’ignore », répond un très proche du dossier, avant d’ajouter cette phrase terrible, synonyme du profond désarroi français : « Je me demande parfois si nous n’aurions pas dû laisser le processus se dérouler jusqu’à son terme sans intervenir. Peut-être fallait-il laisser l’abcès éclater, puis se vider, afin que le malade guérisse. Que faisons-nous donc en ce moment si ce n’est retarder cette échéance ? »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires