« Dans le ventre du Congo », Blaise Ndala expose l’histoire coloniale de la RDC

Dans son dernier roman, « Dans le ventre du Congo », l’auteur de « J’irai danser sur la tombe de Senghor » ausculte la relation post-coloniale entre la Belgique et la RDC.

Exposition internationale de Bruxelles, en 1935 © Herbert Felton/Hulton Archive/Getty Images

Exposition internationale de Bruxelles, en 1935 © Herbert Felton/Hulton Archive/Getty Images

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Publié le 12 février 2021 Lecture : 9 minutes.

On reconnaît les romans de Blaise Ndala à ses titres coup de poing. Après J’irai danser sur la tombe de Senghor, qui racontait le combat de boxe du siècle opposant Mohamed Ali et George Foreman en 1974, et Sans capote ni kalachnikov, cet auteur canadien d’origine congolaise né en 1972 relève à nouveau le gant avec Dans le ventre du Congo. Il frappe là où ça fait mal, au cœur de la relation coloniale et post-coloniale de la RDC, et de la Belgique, où il a fait ses études de droit avant d’émigrer au Canada.

Le romancier croise deux voix. Tshala, princesse kuba, s’adresse par la pensée à sa nièce, Nyota. Elle lui décrit son parcours qui la conduit jusqu’au « village congolais » installé à Bruxelles pour Expo 58, l’exposition universelle de 1958, où elle disparaît sans laisser de traces. La jeune étudiante ne peut pas l’entendre et part à sa recherche 46 ans plus tard, en 2004. Chargée de combler ce trou de mémoire de près d’un demi-siècle, elle parle à son grand-père, le roi Kena Kwete III, rattrapé par le remords d’avoir poussé sa fille à l’exil.

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En mettant en scène cette histoire familiale tourmentée, Blaise Ndala illustre ainsi l’amnésie de la Belgique à propos de pans enfouis, refoulés de son Histoire.

Des Congolais exhibés

À la fois sensible et allégorique, Dans le ventre du Congo est né dans un lieu symbolique, en périphérie de Bruxelles : « Tout part de la visite que j’ai faite au lendemain de mon arrivée en Belgique, en 2003, lorsqu’une amie me propose d’aller à la découverte du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren. C’est en découvrant les tombes de sept Congolais morts après avoir été exhibés dans le parc de Tervuren lors de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897 – un événement qui me hantera pendant des mois – que me vint l’idée de raviver la mémoire de ces hommes et femmes oubliés de l’Histoire, oubliés des deux côtés de la Méditerranée. Eux qui ont payé de leur vie la barbarie née du système de déshumanisation lancé par le roi des Belges Léopold II, tout en demeurant, au cœur même de la capitale de l’Europe moderne, l’incarnation posthume de « l’ensauvagement » du Blanc dans son projet colonial, pour reprendre le mot d’Aimé Césaire. Quinze ans plus tard, je bouclais la période de recherches entre le Congo, la Belgique et la France, pour coucher sur le papier les premières lignes de ce qui allait devenir Dans le ventre du Congo. »

 Ces faits sont si méconnus, tant au Congo qu’en Belgique. Je n’en avais jamais entendu parler »

Pour cette exposition universelle de 1897, 267 Congolais furent arrachés à leur terre et ainsi exhibés dans la « section coloniale ». Lors d’Expo 1958, déjà, 11 figurants avaient ainsi été livrés en pâture à la curiosité du public. Écrire pour réparer l’oubli, voilà le projet de Blaise Ndala : « Ces faits sont si méconnus, tant au Congo qu’en Belgique, qu’à mon arrivée dans ce pays pour me spécialiser en droit international des droits de l’Homme, je n’en avais jamais entendu parler, pas plus que je n’en avais vu trace dans quelque manuel d’histoire que j’avais lu. J’étais pourtant, déjà, un jeune juriste plutôt curieux, féru d’histoire, attentif au passif des grands conflits qui avaient secoué l’Afrique et le reste du monde des siècles durant, de la guerre d’indépendance d’Haïti au génocide des Héréros et des Namas en Namibie en passant par ce que la France appelait pudiquement « les événements d’Algérie ».

« Dans le ventre du Congo », de Blaise Ndala (éd. Seuil, 363 p., 20€) © éditions du seuil

« Dans le ventre du Congo », de Blaise Ndala (éd. Seuil, 363 p., 20€) © éditions du seuil

Quand Nyota demande à Jeff Funcken, sociologue belge excentrique surnommé « l’Africain » en raison de son amour pour le continent, la chose dont la Belgique devait être la moins fière, il lui répond : « Je te dirai, chère princesse des Bakuba, les plus de 200 fœtus, crânes et autres ossements d’Africains qui sont gardés depuis la fin du XIXe siècle, pour les plus vieux », à l’université libre de Bruxelles.

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Là encore, un fait réel mais occulté : « de l’existence de ces “collections”, dont parle Jeff l’Africain, je n’ai été informé que dans un passé relativement récent, peu après mon arrivée au Canada, en 2007. Je dois préciser que lorsque, au tout début de mes recherches sur le sujet, j’ai interrogé mes nombreux amis belges issus de milieux assez variés, un seul m’avoua en avoir trouvé trace dans une revue universitaire spécialisée. Vous pouvez donc imaginer l’ignorance du Belge et du Congolais lambda, le premier gavé avec des poncifs sur les « bienfaits de la colonisation », le second entendant bon an, mal an un quidam geindre que « les choses eurent été meilleures si Lumumba dans sa précipitation n’avait pas chassé les noko (surnom donné aux Belges en RDC) avant l’heure ».

Sortir de l’amnésie

Dans le ventre du Congo n’est pas qu’un livre sur le passé. Il met en évidence les bégaiements de l’Histoire, les plaies rouvertes à cause de cicatrices mal cautérisées. Ainsi, les cris de singe hurlés par des spectateurs lors d’un match de foot font écho à ceux proférés par les spectateurs de l’exposition universelle devant le « village congolais ». Le défaut de mémoire est une faille qui permet la reproduction des comportements passés. Blaise Ndala cite Spinoza : « Si vous voulez que votre présent soit différent de votre passé, étudiez le passé. »

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« Mon livre est un cri du cœur pour que la Belgique du début du XXIème siècle sorte de sa léthargie et de son amnésie longtemps entretenues, poursuit l’auteur. Je parle de cette Belgique dont les filles et fils nés après 1960 clament – à raison – que les crimes commis sous Léopold II pendant la période de l’État indépendant du Congo (1885 – 1908), comme ceux qui se sont poursuivis sous le Congo belge ne pourraient leur être imputés. Après des décennies d’atermoiements, durant lesquelles « la question congolaise » a vogué entre tabous et déni, bisbilles et rendez-vous manqués, il est plus que temps que des signaux forts soient envoyés aux jeunes générations. Qu’on leur dise que leur pays, à l’image de l’Allemagne post-nazie, est prête à affronter ses vieux démons, que ni le temps ni le silence n’ont réussi à expurger, pour écrire avec les peuples d’Afrique centrale (Congo, Rwanda et Burundi) une nouvelle page d’histoire dans un monde qui n’est plus celui de 1958. »

La présence de ces statues de personnalités au passé criminel nous permet d’ouvrir le débat »

L’homme qui a ramené les restes humains conservés encore aujourd’hui par les musées royaux belges, le général Émile Storms, a toujours aujourd’hui une statue à son effigie à Bruxelles. « De la même manière que je suis contre le fait de caviarder ou de retirer le mot « nègre » des livres d’une certaine époque – et même contemporains –, je suis plutôt contre le déboulonnage des statues de ces personnalités au passé sulfureux, voire criminel, affirme Blaide Ndala. Leur présence dans l’espace public nous donne la possibilité, en les prenant à témoin, d’ouvrir un large débat sur la symbolique qu’elles véhiculent et le modèle de société que nous voulons pour aujourd’hui et pour demain. Je voudrais pouvoir un jour amener mon fils à Bruxelles, lui montrer la statue d’Émile Storms et de Léopold II, lui raconter l’histoire longtemps édulcorée dont ces deux hommes, et bien d’autres, sont les visages. »

L'auteur congolais Blaise Ndala © Pascale Castonguay/éditions du seuil

L'auteur congolais Blaise Ndala © Pascale Castonguay/éditions du seuil

« Mais pour éviter que la présence de ces statues ne signifie dans l’imaginaire collectif le maintien d’un ordre social qui conforte une frange de la société dans son refus de remettre en question des privilèges hérités d’un monde bâti sur des crimes contre l’humanité, un tel projet pédagogique devrait s’entourer de deux précautions, nuance-t-il. Une mise en perspective de ces références par le moyen de notes explicatives où le statufié est présenté « pour l’ensemble de son œuvre » d’une part ; et d’autre part, une place réservée, de manière équitable, à des références qui complètent le roman national. Il faut donner à voir les hommes et les femmes dont le destin raconte ce que les premiers se sont acharnés à réduire au silence. »

« Alors que de plus en plus de voix s’élèvent dans les « vieilles démocraties » pour que l’espace public soit le reflet de nos diversités, c’est selon moi, la meilleure façon de bâtir « l’en-commun » en réconciliant les mémoires, poursuit le romancier. Mais surtout, il faut intégrer le fait que rares sont les personnages historiques qui, dans leur apport au devenir des nations, ne sont que des monstres ou que des saints. »

Passeur de mémoire et de littérature

Quand on lui demande son avis sur la restitution des œuvres d’art africaines détenues par les musées occidentaux, Blaise Ndala est catégorique : « Pour moi, la question ne devrait même pas se poser : aujourd’hui, le caractère illicite de la prise de possession de ces biens, dans leur majorité, fait l’unanimité dans les pays occidentaux. Que prévoient les droits positifs belge, français, britannique, pour un droit de propriété entaché de vice ? Poser la question, c’est y répondre. Alors, oui, il faut restituer les objets litigieux aux Africains. Ce qu’ils en feront, s’ils le préserveront mieux ou mal, sont des questions que les détenteurs illégitimes de ce patrimoine devraient être gênés de poser à ceux qui le leur réclament : il y a une limite au cynisme. Rien ne devrait empêcher que, le crime réparé, des accords bilatéraux rendent possible la jouissance partagée de tout ou partie de ce riche patrimoine du génie de l’Homme. »

Dans ce clair-obscur, la sombre mémoire coloniale est portée par les voix lumineuses des narratrices

Dans le ventre du Congo est un livre riche d’enseignements, un matériau passionnant pour mener des réflexions, et sa puissance littéraire décuple l’écho de ses messages. Aux personnages fictifs se mêlent des personnalités qui ont fait la RDC : Patrice Lumumba, Wendo Kolosoy, Mobutu… Et cette peinture vivante du pays rappelle que les cultures populaires, comme la musique et le sport, sont partie prenante de l’Histoire.

Le tableau est un clair-obscur : la sombre mémoire coloniale est portée par les voix lumineuses des narratrices. Nyota, la nièce, est la « Ndoyi » (homonyme) de Tshala (ou Tshala Nyota Moelo), la disparue. Dans cette continuité, il y a le meilleur de ce que l’identité peut porter. Elle se transmet pleinement quand on regarde le passé tel qu’il est. C’est toute la démarche de ce roman époustouflant où Blaise Ndala se révèle une nouvelle fois comme un formidable passeur de mémoire et de littérature.

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