La grande frustration

Emploi, éducation, logement, loisirs Il n’est guère de domaine où les jeunes Algériens,excepté les enfants de la nomenklatura, ne trouvent matière à récrimination. Sans parler du poids des préjugés qui les empêche de vivre librement leur sexualité. Apr

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 7 minutes.

Cigarette au bec, tenue décontractée, Nesrine est tout sauf une jeune fille complexée. Assise à une table d’un café branché de Hydra, le quartier huppé de la capitale, cette étudiante de 23 ans s’exprime dans un français impeccable. On ne distingue chez elle aucun signe extérieur de richesse. Ni bijou ni portable sophistiqué. Une petite voiture, pas trop récente. Et pourtant, Nesrine fait partie de ce qu’on appelle communément en Algérie la tchi-tchi, un terme qui, en français, se situerait entre « bobo » (bourgeoisie-bohême) et jet-set et qui signifierait, grosso modo, nouveaux-riches-modernes. « Tchi-tchi, oui, mais malgré moi », se défend la jeune fille. Son problème : plus il fait chaud, plus son téléphone sonne. « C’est comme ça, soupire Nesrine. J’ai une carte d’accès au Club des Pins, alors on m’appelle pour passer la journée à la plage. »
Le Club des Pins, c’est une zone d’État gardée 24 heures sur 24 par des militaires. Une zone où ne résident que membres du gouvernement et autres cadres de l’État. Situé en bord de mer, le Club des Pins abrite une plage réservée aux résidents. C’est ce qui attire bien des convoitises de la part de ses « amis ». « J’en ai marre qu’on m’appelle quand il fait chaud, poursuit la jeune fille. En plus, on prend ma voiture pour un taxi. » Car Nesrine dispose de bons d’essence payés par l’État. « Des frais de mission », explique-t-elle. Ses parents sont d’un haut niveau social. Ils lui donnent de l’argent de poche. Bien sûr, elle a conscience d’avoir beaucoup de chance. Elle est libre de sortir où elle veut, la plupart du temps dans les discothèques des grands hôtels de la place : « Ça coûte plus cher, mais on ne risque pas de se faire agresser. » Ses fréquentations, elle les assume. Elle a déjà présenté son petit ami Amine à sa famille, sans complexe.
« C’est vrai que je suis gâtée par mes parents, continue la jeune fille, mais la plupart du temps, je préfère taire que je suis une tchi-tchi. Rien à voir avec ceux qui s’affichent ». Ceux-là sont surnommés la jet-huit. « La jet-huit, c’est ceux qui veulent faire comme la tchi-tchi explique Sihem, 24 ans. Vous pouvez les voir à la plage. Les filles sont en robe de soirée et talons aiguilles et portent de fausses lunettes de soleil Chanel sur des cheveux fraîchement passés au brushing. Il y en a qui viennent maquillées, avec des maillots léopard ou en peau de serpent, et parfois même des bijoux en or bien voyants, comme dans les mariages. En fait, elles sont là juste pour se montrer. Pour les mecs, c’est pareil. Ils ont une boîte de gel sur les cheveux et des baskets à 15 000 dinars [environ 150 euros]. »
Sihem a vu quelques-uns de ces spécimens sur les plages privées qu’elle fréquente, au Sheraton ou ailleurs. Elle n’est pourtant pas une gosse de riche, bien au contraire. Ses parents sont issus d’un milieu modeste. Il n’empêche. Les rares fois où elle est allée à Palm Beach, une plage ouverte à tous, elle n’a eu droit qu’aux regards et aux attouchements des garçons de son âge, sans parler de la violence verbale. Pour elle, c’est clair, « les Algériens sont de grands frustrés ». Tous ont accès aux chaînes comme XXL ou Multivision grâce à la parabole. De même, les sites pornographiques connaissent un grand succès dans les cybercafés et autres stations Internet. D’après une étude menée dans une grande entreprise de télécommunications, ces sites sont de loin les plus visités au travail, surtout par… les filles !
Quand on sait que la virginité des jeunes filles au mariage reste de l’ordre du dogme, que l’âge moyen au mariage est de plus de 29 ans pour une Algérienne et de 33 ans pour un Algérien [chiffres 2003 de l’Office national des statistiques], les jeunes en voient beaucoup plus qu’ils n’en font… « Si ça ne tenait qu’à moi, il y a longtemps que je ne serais plus vierge, affirme Meriem, 22 ans. Mais ici en Algérie, si tu n’es pas vierge au mariage, tu es considérée comme une pute. Et par égard pour ma famille, je n’ai pas de relation sexuelle. Mais je me sens complètement décalée par rapport aux traditions. J’aimerais avoir plus de liberté. »
Une liberté qui se résume pour l’instant au travail qui lui permet de sortir de chez elle. Mais Meriem a dû mentir. Dire à son père qu’elle avait trouvé un poste dans un atelier de couture, alors qu’elle est en fait employée dans un restaurant. Impossible pour elle de dire la vérité : ce serait la fin de sa liberté. Quelquefois pourtant, Meriem rêve de vivre une tout autre vie. « Je m’habillerais comme je voudrais, avec des fringues sexy. Je sortirais la nuit pour faire la fête. Et puis j’aurais des fréquentations. Je ferais l’amour… » En attendant de réaliser ses rêves, Meriem doit rentrer à l’heure chez ses parents. Son père veille. Avant de quitter son service, elle enfile une tunique sur son tee-shirt moulant. En un instant, ses lourds cheveux ébène sont attachés en un sévère chignon. Un foulard blanc les recouvre. Meriem porte le voile.
À côté d’elle, Hamza, son collègue de travail, la regarde s’habiller. « Il y a vraiment une différence entre filles et garçons, souligne ce dernier. Les garçons sont beaucoup plus libres, ils peuvent sortir le soir. » Pourtant, le jeune serveur dit ne pas se sentir « très à l’aise ». Il n’aime pas trop parler de « ça ». Ça ? Son homosexualité. « Trop taboue. Chez nous, c’est un péché. » Au fil de la conversation, Hamza se confie. Il vit avec un homme. Personne ne le sait dans sa famille, excepté sa soeur. Son père le renierait probablement. Sa mère le tuerait sûrement. Mais à 23 ans, Hamza veut assumer sa sexualité. Alors, Hamza voudrait aller « vivre ailleurs ».
À en croire son colocataire, Abdenour, tout est question d’argent. « Le regard des gens change si vous avez du fric. Ici on regarde ce que t’as dans la poche plutôt que dans la tête. » Abdenour aurait pu vivre chez ses parents aisés, « une famille chic, bourgeoise ». Mais ce jeune garçon de 22 ans veut être « indépendant financièrement ». Alors il travaille, lui aussi comme serveur. Rien à voir avec sa formation de décorateur d’intérieur. D’ailleurs, aucun des jeunes rencontrés ne travaille dans son domaine de prédilection. Sihem a beau avoir un diplôme d’interprète-traductrice, parler quatre langues, elle est aujourd’hui au chômage après avoir fait « pas mal de boulots », dont hôtesse d’accueil. Ce n’est pas faute d’avoir cherché, dans les journaux par exemple. Le problème, c’est que la plupart des annonces demandent un certain nombre d’années d’expérience quand elles n’exigent pas un âge minimum.
« Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un jeune diplômé entre sur le marché du travail ? » s’insurge Sihem. « C’est de la science-fiction », renchérit Nesrine. « De toute façon, poursuit Sihem, les annonces ne sont qu’une couverture. Même si on téléphone le jour même, comme par hasard, les postes sont déjà pourvus. En fait, chacun fait appel à son cousin ou à sa cousine. Ici il n’y a que le piston qui marche, la ma’rifa, il faut que tu connaisses quelqu’un. Je voudrais tellement décrocher un boulot pour me payer mes fringues et mes clopes. » Et les soirées en discothèque à 800 dinars, l’accès à la piscine à 2000 dinars… « Ici on ne profite de notre jeunesse que si on a les moyens, résume Abdenour. Sinon, c’est le mur. »
Le mur, Meftah l’a connu pendant longtemps à Bousaada, à quelque 600 km au sud-est d’Alger. Bousaada, « l’oasis du bonheur » immortalisée par le peintre Dinet, était devenue d’un ennui mortel pour ce jeune homme de 26 ans. Rien à faire ni à voir, juste fuir. « Il n’y a pas d’occupation, alors les gens passent leurs journées à vous surveiller, à parler sur vous, ou à vous draguer. Il n’y a pas de formation pour les jeunes, pas de débouchés pour les filles si ce n’est la prostitution. Les temps sont durs à Bousaada. »
Mais sa situation ne s’est guère améliorée depuis qu’il est monté à la capitale, voilà sept ans. Avec sa formation de tôlier, il pensait pouvoir gagner sa vie. Il lui a fallu s’endetter pour venir s’installer à Alger. Et trouver la galère une fois sur place. « Il n’y a pas un métier que je n’aie fait, raconte Meftah. J’ai ramassé les poubelles, travaillé comme manoeuvre. J’ai dormi dehors, dans des bidonvilles. Mais si j’étais resté à Bousaada, j’aurais été perdu par la prostitution, la zetla [le cannabis], la colle, l’alcool… »
Aujourd’hui, Meftah a un travail, un logement, mais le moral toujours à zéro. « Je n’ai pas d’espoir. Les pauvres n’ont rien. Les hommes politiques ne font que des promesses électorales. Je n’ai confiance en aucune institution de l’État. Des fois, il me vient des envies de tout casser pour qu’on s’occupe enfin de nous. »
Officiellement, la politique de la jeunesse fait partie des « priorités » du gouvernement. L’une des dernières initiatives en date concerne les cybercafés. Un décret gouvernemental publié en juin dernier au Journal officiel impose leur fermeture à minuit. Un vrai scandale pour Abbes, gérant d’un cyber dans la banlieue d’Oran : « Les gens qui viennent le soir sont surtout de jeunes chômeurs. C’est notre plus grosse clientèle. Pour eux, c’est le seul lien avec l’extérieur. Si on leur enlève ce seul loisir, ils retourneront dehors, comme avant. » « Je ne comprends pas cette décision, martèle Ismahane, 23 ans, assistante de direction à Oran. Certains jeunes n’ont pas d’autres distractions. Avec Internet, ils peuvent rêver, voyager, communiquer… C’est mille fois mieux de chatter après minuit, surtout pour un chômeur. Si on les prive de ça, on les frustrera encore un peu plus. »

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