« J’ai voulu écrire LE livre du conflit israélo-palestinien »

Avec « L’Attentat », le romancier algérien explore l’un des sujets les plus sensibles de notre époque. Interview.

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 12 minutes.

La vie était si belle avant que ce maudit kamikaze ne se fasse sauter dans un restaurant de Tel-Aviv… Citoyen israélien d’origine palestinienne, Amine menait une vie heureuse aux côtés de sa femme Sihem avec qui il lui tardait d’avoir des enfants. Médecin, il jouissait de l’estime de ses collègues qui lui reconnaissaient les talents d’un chirurgien aux doigts d’or. Bref, ce fils de Bédouin avait tout pour être heureux avant ce funeste attentat perpétré par un Palestinien. Sa vie bascule dans l’horreur et l’incompréhension lorsque des policiers lui demandent de se rendre à l’hôpital pour identifier le cadavre du kamikaze qui n’est autre que celui de Sihem. Pourquoi elle ? Pourquoi cette femme, si douce et si tendre, a-t-elle décidé de se tuer en ôtant la vie à une dizaine d’autres personnes dans un effroyable fracas de ferraille et de feu ? Au nom de quelle cause, de quel idéal cette jeune Palestinienne sème-t-elle la mort chez les autres et la désolation auprès des siens ?
L’Attentat, le dernier roman de l’écrivain algérien Yasmina Khadra – retenu dans la première sélection du Goncourt -, est donc l’histoire d’un homme en quête de sens. « Je ne retrouve nulle part la femme que j’ai épousée pour le meilleur et pour toujours, qui a bercé mes plus tendres années, paré mes projets de guirlandes étincelantes, comblé mon âme de douces présences. Je ne retrouve plus rien d’elle, ni sur moi ni dans mes souvenirs », se lamente Amine lorsqu’il découvre une brève lettre d’adieu rédigée par Sihem.
Pour faire le deuil et apaiser ses tourments, il entreprend de reconstituer l’itinéraire de cette femme qui a partagé sa vie, cette compagne qu’il croyait si bien connaître mais qui se révèle totalement étrangère à son univers. Mais l’histoire d’Amine est aussi une plongée en apnée dans les relations tumultueuses entre Israël et la Palestine.
Après avoir exploré les démons de l’Algérie et de l’Afghanistan, deux pays victimes de la barbarie intégriste, Yasmina Khadra (50 ans), de son vrai nom Mohamed Moulessehoul, ancien officier de l’armée algérienne, reconverti avec bonheur dans la littérature, s’attaque avec brio à deux sujets d’une brûlante actualité : le terrorisme et le conflit israélo-palestinien. L’Attentat n’a pas été prémédité, confie-t-il dans cet entretien qu’il nous a accordé chez lui à Aix-en-Provence. Il a même failli ne jamais voir le jour tant l’auteur a nourri un profond ressentiment à l’égard des médias. Profondément blessé par l’accueil mitigé réservé par la presse à ses deux derniers romans, La Part du mort et Cousine K, Yasmina Khadra a envisagé, un temps, de renoncer définitivement à la littérature. Heureusement qu’il a changé d’avis !

Jeune Afrique/l’intelligent : Votre dernier roman, L’Attentat, est d’ores et déjà salué comme un événement de la rentrée littéraire en France. D’où est venue l’idée d’écrire un roman sur le conflit israélo-palestinien ?
Yasmina Khadra : J’avais envie d’écrire sur la Palestine depuis longtemps, mais pas n’importe quoi : tant de livres ont paru sur le sujet ! Si on n’est pas capable d’écrire LE livre du conflit israélo-palestinien, si l’on n’apporte que des clichés, autant s’abstenir. J’ai décidé de relever le défi pour deux raisons : d’abord parce que je suis un romancier arabe, ensuite parce qu’il est très difficile, aujourd’hui, de se faire une place dans la littérature mondiale. Il faut exceller pour prétendre être reconnu.
J.A.I. : Donc, vous vouliez écrire LE grand roman sur le conflit israélo-palestinien ?
Y.K. : Pour intéresser les médias et les lecteurs, il n’y a qu’une alternative. Soit on écrit un livre du style Vendue, Mariée de force, ou Excisée à l’âge de 10 ans, en utilisant des thèmes qui abaissent l’Arabe, le démythifient et le traînent dans la boue. Soit on écrit une oeuvre littéraire foudroyante.
J.A.I. : Vous avez écrit sur Algérie, puis sur l’Afghanistan des talibans. Aujourd’hui, vous vous attaquez au conflit israélo-palestinien. Qu’est-ce qui motive ces choix ?
Y.K. : Il faut sortir de cette littérature prisonnière de sa géographie, ou de ses revendications identitaires ou historiques. J’ai grandi en lisant des écrivains français, américains et russes ; pour moi, ce n’est pas leur nationalité qui les différencie, mais leur talent. L’universalité m’a appris à être un homme parmi les hommes, et non un « écrivain du Maghreb ». Je veux m’imposer par mes textes, et par eux seuls.
J.A.I. : Il y a quelques années, certains vous cataloguaient « Maghrébin de service » de la littérature. Vous ne l’êtes plus aujourd’hui ?
Y.K. : Je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais ! J’essaie d’aider la littérature arabe à s’extraire des thèmes de la protestation et de la quête identitaire, ce que j’appelle la littérature « endémique ». Je voudrais que mes romans touchent le plus grand nombre. Lorsque je suis invité en Chine, en Croatie ou en Australie, j’élargis mon audience et celle des écrivains arabes. Quant à « Maghrébin de service », je n’ai jamais entendu parler de ça. Si c’est le cas, cela me déçoit.
J.A.I. : Pourtant vous écrivez en français…
Y.K. : La langue importe peu, pourvu que l’écrivain soit généreux et sincère. Les Koweïtiens ne m’ont pas lu en français, ni même en arabe (la traduction n’était pas achevée) mais en anglais, lorsqu’ils m’ont décerné le Newsweek Award 2005 à Koweït City. En me remettant cette distinction, ils ont déclaré que mes romans contribuent à changer les mentalités. Ce qui est formidable, en ces temps de diabolisation, de manipulation et d’exclusion !
J.A.I. : Votre livre est une plongée dans l’enfer du conflit israélo-palestinien. Combien de temps avez-vous pris pour l’écrire ?
Y.K. : Deux mois à peine. L’Attentat n’a pas été… prémédité ! Je voulais rompre avec mon éditeur [Julliard] parce que j’étais profondément blessé qu’il n’ait pas suffisamment soutenu mon dernier polar, La Part du mort, et encore moins le roman précédent, Cousine K. Je m’étais alors senti trahi. Je voulais non seulement quitter cette maison d’édition, mais arrêter définitivement d’écrire.
J.A.I. : Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Y.K. : J’étais déterminé à annoncer mon départ à mon éditeur, mais comment le lui dire alors que je lui voue un profond respect ? En octobre 2004, au cours de ce qui devait être notre dernier dîner, le projet de L’Attentat m’a échappé. Bien sûr, mon éditeur a tout de suite été emballé.
J.A.I. : Plonger dans le quotidien du drame palestinien a-t-il réveillé des souvenirs douloureux de l’époque où vous étiez officier de l’armée algérienne ?
Y.K. : La Palestine est une plaie ouverte. Les atrocités commises dans cette région me poussaient à réagir, mais je ne savais comment m’y prendre en tant que romancier. Je voulais contribuer à apaiser la haine entre les deux peuples d’une manière courageuse, lucide et sincère. Un vrai écrivain ne peut se complaire dans la provocation : elle est le fait de scribouillards ou d’auteurs sans talent. Cela étant, il n’y a aucune similitude entre ce qui se passe aujourd’hui en Palestine et le drame vécu par les Algériens ces dix dernières années.
J.A.I. : L’Attentat sera-t-il traduit en hébreu ?
Y.K. : Il intéresse plusieurs éditeurs israéliens en Israël et aux États-Unis.
J.A.I. : Êtes-vous prêt à vous rendre en Israël si on vous y invite ?
Y.K. : On m’a invité trois fois mais, bien que j’aie envie d’y aller, j’ai décliné. C’est un déplacement très dangereux. Lorsqu’on veut diaboliser quelqu’un dans le monde arabe, il suffit de dire qu’il est allé en Israël. Aujourd’hui, les mentalités sont telles que les écrivains arabes ne doivent pas prendre de risques inconsidérés.
J.A.I. : Êtes-vous gêné que l’on vous rappelle sans cesse votre carrière d’ancien officier ?
Y.K. : Oui, dans la mesure où l’on occulte l’écrivain que je suis. Lorsqu’on dit « c’est un militaire qui écrit », on songe aussitôt à un témoin. Or je suis un écrivain à part entière. Le fait de me présenter comme un soldat fait de moi un objet de curiosité. J’ai été soldat pendant trente-six ans, et pendant tout ce temps j’ai été un écrivain caché. Aujourd’hui, je veux vivre pleinement mon statut d’écrivain, que les gens s’intéressent à ce que j’écris et non à ce que je suis ou à ce que j’ai été. Certains veulent m’enfermer dans ce moule d’écrivain en uniforme. Je ne veux pas de cette camisole ! Le fait d’être traduit dans dix-sept pays et de figurer sur la liste des best-sellers en Europe et aux Amériques est plus significatif pour moi.
J.A.I. : Vous en voulez aux médias français ?
Y.K. : Je n’en veux pas aux médias, ils sont libres. Mais cela m’attriste d’être catalogué, étiqueté. Les Allemands trouvent que mes romans policiers, par exemple, sont ce qui se fait de mieux actuellement au monde. À Paris, quand on parle de moi, il y a toujours un « mais » qui vient tout gâcher.
J.A.I. : C’est-à-dire ?
Y.K. : « Oui mais Yasmina Khadra est un ancien militaire, oui mais il n’est pas clair »… Alors que tout est clair : je suis un romancier. Cet a priori, je ne le rencontre pas en Australie, aux États-Unis ou en Chine. Dans tous ces pays, on m’aborde comme un écrivain et non comme un Algérien ou comme un ancien militaire. Je souffre de ces clichés. J’espère qu’avec L’Attentat les choses vont changer.
J.A.I. : Pourquoi avez-vous choisi pour pseudonyme des prénoms de femme ?
Y.K. : En tant qu’officier, j’étais soumis à un comité de censure. Comme j’étais malheureux de ne pas pouvoir publier mes livres sans l’autorisation de ma hiérarchie, ma femme m’a conseillé de prendre un pseudonyme. C’était risqué, la sécurité militaire pouvait facilement découvrir mon identité. Il lui suffit de convoquer l’éditeur. Pour déjouer sa vigilance, j’ai alors décidé de prendre un pseudo de femme, et les prénoms de mon épouse se sont imposés.
J.A.I. : Avez-vous souffert de devoir cacher votre identité ?
Y.K. : Absolument pas. Yasmina Khadra sont les deux prénoms que j’aime le plus au monde. Cela ne me dérange pas d’être « Elle ». Cependant, il me tardait de sortir de l’ombre et d’aller à la rencontre de mon lectorat.
J.A.I. : Au sein de l’armée, notamment parmi vos collègues, personne ne s’est douté de rien ?
Y.K. : Certains ont eu des soupçons, mais aucun n’a réussi à percer le mystère. Quand on me taquinait en me demandant si j’étais Yasmina Khadra, je répondais que oui et, bien sûr, personne ne me croyait. À l’époque, tout le monde se faisait passer pour Yasmina Khadra !
J.A.I. : Vous étiez officier supérieur, vos journées étaient bien remplies. Quand trouviez-vous le temps d’écrire ?
Y.K. : J’étais devenu insomniaque. Je pouvais prendre tous les somnifères du monde, je n’arrivais plus à trouver le sommeil. Alors j’écrivais. Je me couchais à 5 heures du matin et me levais deux heures plus tard.
J.A.I. : Vous avez été engagé dans la lutte contre le terrorisme dans les années 1990…
Y.K. : Il n’y avait aucun héroïsme à aller affronter les djihadistes. Ma mission ne demandait pas une bravoure particulière. J’étais formé pour cela. Et, sur le terrain, l’armée n’était pas seule : le peuple tout entier faisait face à cette barbarie. Je rends hommage aux femmes, ainsi qu’aux enfants qui se rendaient tous les jours à l’école alors qu’ils savaient que, la veille, leurs camarades avaient été assassinés dans une cour de récréation. C’était cela, le courage. Moi, j’avais peur bien sûr, mais j’étais un militaire, et armé pour me défendre.
J.A.I. : Quel regard jetez-vous sur cette décennie sanglante ?
Y.K. : Un regard profondément triste. Tous ces milliers de morts, toutes ces veuves et tous ces orphelins, à quoi cela a-t-il servi ? J’ai toujours pensé que les guerres sont des monstruosités. Elles ont parfois l’excuse d’instruire les peuples. Malheureusement, cette guerre-là ne nous a rien appris. Au contraire, elle a supprimé et noyé dans le sang nos derniers repères. La corruption s’est étendue, le racket et l’impunité se sont accentués. Cependant, les bonnes volontés ne doivent pas baisser les bras. L’Algérie mérite d’être sauvée.
J.A.I. : Pourquoi avoir quitté l’armée alors que vous étiez destiné à une belle carrière ?
Y.K. : Je ne l’ai pas quittée, j’ai pris ma retraite. Mais je dois avouer qu’au sein de cette armée, j’ai souffert des préjugés régionalistes [l’écrivain est originaire du Sud algérien]. Je suis l’un de ceux qui a le plus souffert de l’injustice militaire. J’étais l’un des plus brillants officiers de ma génération. Pourtant, après trente-six ans de service, j’ai terminé ma carrière avec le grade de commandant. J’aurais pu être nommé colonel ou général, mais la hiérarchie en a décidé autrement. Mes subalternes étaient devenus mes supérieurs. Ma hiérarchie était claire : je devais m’avilir ou m’en aller. Je suis parti. Certes, j’ai souffert dans cette armée, mais tout ce qu’on lui reproche, à savoir qu’elle a commis des massacres contre des civils, est faux.
J.A.I. : Vous n’avez jamais hésité à défendre son honneur lorsqu’elle a été accusée d’avoir mené une « sale guerre »…
Y.K. : Que reprochait-on à l’armée algérienne ? D’être derrière les tueries massives et d’avoir créé les GIA ? C’est absurde. Je suis un enfant de cette armée. Comment aurais-je pu accepter que des déserteurs, des mercenaires et des criminels traînent des braves dans la boue ? Je n’allais quand même pas succomber à cette mode de l’époque qui consistait à discréditer l’armée.
J.A.I. : À quel moment avez-vous décidé de quitter l’armée ?
Y.K. : L’idée a germé à la publication de mon troisième roman, en 1986. Au début, je pensais que l’armée serait fière de moi, mais j’ai vite déchanté. Mes problèmes, sérieux, ont commencé à cette époque. Aussi, ma première demande de démission ayant été refusée, j’ai dû attendre la retraite.
J.A.I. : Vous êtes plus connu dans les pays occidentaux que dans les pays arabes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Y.K. : Dans les pays arabes, on ne s’intéresse pas à la littérature. Pis, on y cultive une sorte de mépris de l’intellectuel. Les régimes obscurantistes ont toujours considéré le livre comme une source de malheurs, un vecteur de subversion. Cependant, mon lectorat s’élargit en Algérie et au Maroc. Le reste du monde arabe m’ignore.
J.A.I. : Le président Bouteflika s’apprête à amnistier les terroristes et à décréter une réconciliation nationale en Algérie. Vous suivez le débat ?
Y.K. : J’ai été soldat. Je n’ai pas d’avis sur la question. De toute façon, je ne peux pas être objectif.
J.A.I. : On ne vous demande pas d’être objectif…
Y.K. : C’est un projet qui a été proposé par le président de la République, et c’est aux Algériens de trancher.
J.A.I. : Dans cette guerre, vous avez perdu des amis et des collègues, morts assassinés. Êtes-vous prêt à pardonner aux terroristes ?
Y.K. : Cette question est extrêmement délicate. Je ne peux que poser quelques questions : ces terroristes méritent-ils tant de clémence ? Les GIA et le GSPC se montreront-ils à la hauteur de ce geste ? Sont-ils capables de l’apprécier ? Je ne le pense pas.

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