Entrepreneurs de guerre
Composées d’anciens membres des forces armées, les sociétés militaires privées, souvent filiales de groupes anglo-saxons cotés en Bourse, ont remis au goût du jour la tradition du mercenariat.
Fini le temps des « affreux », des mercenaires à l’ancienne type Bob Denard débarquant aux Comores équipés de fusils de chasse achetés dans une armurerie à Bordeaux. Aujourd’hui, une société comme Northbridge Services propose de déployer en trois semaines une brigade de 5 000 hommes en armes. Confortés par le succès de la sud-africaine Executive Outcomes en Sierra Leone, en 1997, des « entrepreneurs de guerre » vendent désormais des opérations militaires « clés en main ». En 1994, Kofi Annan en personne, alors responsables des opérations de maintien de la paix de l’ONU, avait envisagé d’engager une société militaire privée (SMP) pour intervenir au Rwanda.
À l’origine du développement des SMP, l’externalisation, depuis les années 1980 aux États-Unis et depuis 1992 au Royaume-Uni, des tâches non combattantes des armées (formation, maintenance et gestion d’équipements militaires). Mais c’est surtout depuis l’invasion de l’Irak, en 2003, que Washington et Londres font massivement appel aux SMP, auxquelles le Centcom, le commandement américain, a accordé une autorisation de port d’armes pour ses « privés » dès le 23 mai 2003. De fait, ces SMP sont de véritables « armées non gouvernementales composées d’anciens membres des forces armées et d’ex-cadres des unités d’élite », comme les définit Philippe Chapleau, auteur de Sociétés militaires privées : enquête sur les soldats sans armées (éditions du Rocher, 2005). Cette privatisation de la fonction régalienne militaire ne fait que renouer avec la tradition du mercenariat, « l’autre plus vieux métier du monde », de la Grèce antique aux régiments suisses de Louis XV en passant par les condottieri italiens. Le modèle français d’une armée nationale composée de « citoyens-soldats » ne date que de la bataille de Valmy, en 1790. Et le mercenariat n’a été interdit par l’ONU qu’en 1989, suivie par l’Afrique du Sud postapartheid en 1998 et la France en 2003.
Certes, Bob Denard avait eu l’intuition du concept de SMP en créant aux Comores « sa petite entreprise », la Sogecom (1978 à 1989). Mais ce n’était qu’une PME : les membres de la garde présidentielle quittaient leur uniforme une semaine sur deux pour garder des hôtels. Son modèle économique sommaire reposait sur le paiement de la solde des cinq cents membres de la garde présidentielle par les Sud-Africains en échange de prestations : droits d’atterrissage, au moment où le continent boycottait la compagnie aérienne de l’apartheid, mise à disposition de passeports… Et son intervention aux côtés de Hissein Habré contre les Libyens, en 1981-1982, au Tchad, avant l’opération Manta, relevait du bricolage.
Les pionniers des sociétés militaires privées dignes de ce nom sont les Britanniques. Qui employaient des anciens du SAS (Special Strategic Air Service). Ces Corporate Soldiers travaillaient exclusivement au service de la Couronne, comme les corsaires du roi. « David Stirling, fondateur du SAS en 1941, a créé Watchguard ; le major Arish Turtke, Control Risks ; Alastair Morrison, Erinys, après avoir revendu, en 1997, DSL, sa première société, à Armor Holding International, le fabriquant des Jeep Humvee », rappelle Chapleau. Deux noms se sont distingués : DSL, qui a formé les militaires en Ouganda et au Mozambique, les policiers au Botswana, et qui est l’une des premières SMP à avoir contracté avec l’ONU, et Sandline, qui s’illustra en Sierra Leone dans le soutien de l’Ecomog, la force d’interposition ouest-africaine, et qui fut dissoute en 2004 suite à sa violation de l’embargo onusien sur les armes.
Mais la terre promise des SMP se trouve aux États-Unis. Lors de la guerre du Vietnam, Vinnell, à l’origine un groupe de BTP, est passé de la construction de pistes militaires à la gestion complète de bases aériennes : de la restauration au contrôle aérien. Le véritable acte de naissance des SMP est le contrat conclu en 1975 par Vinnell avec l’Arabie saoudite. Montant : quelque 77 millions de dollars par an. Trente ans plus tard, les mille employés de Vinnell encadrent toujours la garde nationale. Rien que pour la période 1996-2000, Vinnell aurait encaissé 819 millions de dollars de rémunération. Le Federal Criminal Statute interdit aux citoyens américains de s’engager ou de recruter pour des régimes étrangers. Mais la Constitution des États-Unis, dans son article 1er, section viii, autorise le gouvernement à accorder « des lettres de marque » à ces corsaires modernes. Fortes de cette base légale, les sociétés privées américaines se sont développées sans jamais nuire aux intérêts de Washington. En 2003, à la veille du renversement d’Aristide en Haïti, les quarante militaires professionnels de Steel Foundation, qui assuraient sa sécurité, disparaissent comme par enchantement. Six heures plus tard, un hélicoptère américain se pose sur la pelouse du palais présidentiel et embarque Aristide.
Mais la médiatisation des SMP remonte aux années 1990, lorsque Executive Outcomes (EO) emmena des journalistes sur le terrain en Angola où ses privés se battaient contre les troupes cubaines. « Une démonstration autrement plus médiatique que de voir Vinnell entraîner la Garde nationale au tir en Alabama », ironise Chapleau. EO recruta les soldats démobilisés de l’armée blanche sud-africaine, notamment les anciens du 32e bataillon, l’unité d’élite, après sa dissolution par Nelson Mandela. En 1998, après l’adoption d’une loi interdisant le mercenariat en Afrique du Sud, Eben Barlow, son dirigeant, un ancien du 32e bataillon, a dû liquider EO, qui n’est en réalité que le versant militaire d’une coentreprise informelle formée avec Heritage Oil and Gas. Cette dernière, dirigée par Tony Buckingham, un ancien SAS, a hérité des concessions pétrolières accordées par Luanda à EO en échange de son appui contre les rebelles de l’Unita, ses anciens alliés contre les Cubains !
Aujourd’hui, trois sociétés – Vinnell, Dyncorp et MPRI -, toutes filiales de groupes américains cotés en Bourse, dominent le marché mondial des SMP, dont le chiffre d’affaires annuel, dopé par le pactole sécuritaire en Irak, approcherait 6 milliards de dollars.
Vinnell a décroché, en 2003, un contrat de 48 millions de dollars pour la formation des 12 000 hommes de la première division irakienne. En Afghanistan, Vinnell assure la protection du président Hamid Karzaï. Dyncorp, 121e société américaine, selon le classement Forbes 500, compte 23 000 employés pour un chiffre d’affaires de 2,5 milliards de dollars. Présente au Kosovo et en Colombie, Dyncorp gère aussi la base d’Incirlik, en Turquie. Quant à MPRI, elle assure une deuxième carrière aux militaires américains. Son fichier comporte 10 000 sous-officiers et officiers et 340 généraux ! On attribue à ses « conseillers » le succès de l’offensive croate de l’été 1995 qui a permis à la Croatie de récupérer ses territoires occupés par la Serbie. MPRI a également encadré la jeune armée bosniaque. Cette société, créée en 1988 par huit généraux américains et surnommée le « Shadow Pentagone », a même rédigé le manuel d’engagement des SMP du département américain de la Défense. Ces entreprises sont concentrées au sein du lobby militaro-industriel dénoncé par Eisenhower : Vinnell a été rachetée en 2002 par Northrop Grumman ; Dyncorp a été vendue en 2002 à CSC (Computer Sciences Communications), une société de services, puis à Veritas Capital, un fonds d’investissement présidé par le général Anthony Zini. MPRI, elle, a été cédée à L3 Communications.
Trois raisons expliquent l’essor des SMP. Tout d’abord, des impératifs de rigueur budgétaire : l’externalisation aurait permis une réduction des coûts de fonctionnement de l’ordre de 20 %. En Sierra Leone, par exemple, la sécurisation de Freetown par 300 hommes d’EO a coûté 36 millions de dollars, alors que la mission des 8 000 à 14 000 soldats de l’ONU, qui avaient dû se retirer de la capitale sur un échec, a nécessité une enveloppe de 500 millions de dollars !
Ensuite, la fin de la guerre froide, qui a accéléré la privatisation. Entre 1987 et 2003, les effectifs de l’armée américaine sont tombés de 2,2 millions à 1,3 million d’hommes. Résultat : 56 % du budget du Pentagone sont alloués à des contrats avec des sociétés privées de services et 44 % aux dépenses d’équipement militaire. Enfin, le business des SMP profite de la doctrine du « zéro mort » en vigueur au Pentagone. Les images d’Américains tombés dans une embuscade à Mogadiscio avaient contraint les États-Unis à abandonner leur mission en Somalie. Et à renoncer à intervenir en Sierra Leone. Avec l’idée sous-jacente que l’opinion se soucie moins de la mort d’un « chasseur de primes » que de celle d’un soldat-citoyen. D’autant que ces morts-là ne font pas partie du décompte officiel. Encore que les images des quatre cadavres mutilés des privés de la société Blackwater, à Fallouja, ont eu un impact médiatique aussi dévastateur que celles de Mogadiscio.
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