« Là où tout se tait » : ces Justes qui ont sauvé des Tutsi pendant le génocide au Rwanda

Pour son essai « Là où tout se tait », Jean Hatzfeld a recueilli dans la région de Nyamata les témoignages de Hutu ayant risqué leur vie pour aider des Tutsi durant le génocide de 1994.

A Nyamata, à 35km au sud de Kigali. Le 15 avril 1994, plus de 5000 personnes y ont été assassinées © Maria FECK/Laif-REA

A Nyamata, à 35km au sud de Kigali. Le 15 avril 1994, plus de 5000 personnes y ont été assassinées © Maria FECK/Laif-REA

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Publié le 12 mars 2021 Lecture : 5 minutes.

Là où tout se tait : le titre du nouvel essai de Jean Hatzfeld dit très exactement ce que son auteur a tenté de saisir à Nyamata, au Rwanda : les silences qui suivent le génocide des Tutsi et se perpétuent encore aujourd’hui. Les silences, au pluriel, parce qu’ils ne sont pas tous identiques – non-dits, oublis, omissions, absences… – et qu’ils ne procèdent pas tous des mêmes causes – négligences, réticences, hontes, peur…

Plus prosaïquement, Là où tout se tait est un livre sur les Justes du Bugesera, ces Hutu qui au péril de leur vie aidèrent de manière désintéressée des Tutsi pourchassés par la furie sanguinaire des tueurs.

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Derniers témoins

Auteur reconnu de plusieurs livres sur le génocide (voir encadré), Jean Hatzfeld a vécu une partie de son enfance au Chambon-sur-Lignon, fameux village français où purent se cacher quelque 3 500 juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. « On ne sait jamais trop quelles sont les influences de votre enfance sur vos choix, tempère pourtant l’ancien journaliste. Les Justes ont toujours eu du mal à se faire une place dans l’histoire. En Europe, les historiens ne s’intéressent à eux qu’une vingtaine d’années après la guerre. »

Dans le cas du Rwanda, sur lequel il travaille depuis plus de vingt ans, lui-même a tardé à explorer les méandres de leurs histoires. « La raison ? Un manque d’attention de ma part. J’étais focalisé sur les rescapés, dans les marais, puis sur ceux qui ont manié la machette. Enfin, nombre de Justes sont morts et il n’y avait personne pour parler à leur place. Dans tous mes livres, les personnes parlent pour elles-mêmes. Cette fois, il a fallu que je trouve une autre manière de faire parler les gens. »

Convaincu qu’il était temps d’agir avant que les derniers témoins ne disparaissent ou n’oublient, Jean Hatzfeld a procédé comme à son habitude, se documentant longuement et préparant ses questions avant de se rendre à Nyamata à trois reprises (de mai à juin 2018, en août 2018 et de novembre à décembre 2019).

Silence et menaces

« Je connaissais l’existence des Justes, cela me touchait, mais j’étais un peu crispé et intrigué par l’attitude des Tutsi à leur égard, leur manque de reconnaissance. Quand j’ai enfin été capable de dire “ça suffit cette méfiance” et que le temps de parler est venu, je me suis aperçu que le sujet du livre se déplaçait vers le silence qui entoure ces gens, la honte et la peur qu’ils suscitent. »

Il y a plus que 34 Justes au Rwanda. Mais l’État prend aussi en compte l’implication dans la réconciliation »

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Dans le Bugesera, il n’y a qu’un seul Juste reconnu officiellement « umurinzi w’igihango » au niveau national, Silas Ntambfurayishyari. « Depuis l’attribution de cette médaille rare – le pays ne compte que 34 “abarinzi w’igihango” – Silas a beaucoup témoigné lors de commémorations ou à l’invitation des très dynamiques associations mobilisées par le chantier de la réconciliation. […] Il sait la singularité de son personnage dans le chaos des tueries. Il en a appréhendé les désagréments car pendant plusieurs années il a affronté des insultes chuchotées, voire des menaces dans les rues de Rilima. Il tente de s’en abstraire, idem des mauvais regards qui persistent lorsqu’il se promène seul. »

L’une des explications entourant le silence autour des Justes pourrait être liée à ce faible nombre apparent. La soudaineté et la brutalité du déchaînement de violence n’ont guère laissé le temps de réfléchir ou de s’organiser en réseaux. La dimension rurale du génocide a aussi joué : il est plus facile de cacher des gens dans l’anonymat d’une grande ville.

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« En fait, il y en a beaucoup plus que 34, explique Jean Hatzfeld. Mais à la différence de Yad Vashem, l’État rwandais ne prend pas seulement en compte la période du génocide. Il considère aussi celle qui le suit et l’implication des personnes concernées dans la politique de réconciliation nationale. En outre, au Rwanda, on ne peut pas être reconnu comme Juste à titre posthume… »

Histoires d’amour et d’amitié

Dans Là où tout se tait, le journaliste évoque les destins d’une douzaine de Justes : Isidore, François, Espérance, Valérie, Edith et Eustache, Marcienne et Marcel, Silas et Providence, Joseph… Plus précisément, il leur donne la parole, quand ils sont encore vivants, ou bien recueille les témoignages de ceux qui peuvent parler en leur nom.

Si les morts ressuscitaient, ils pourraient bien pointer un doigt accusateur sur ces Justes »

Dans cette langue superbe qu’il sait si bien restituer, dans cette langue « où toutes les abstractions deviennent des personnes », Jean Hatzfeld ouvre les portes de la mémoire, donne corps à des histoires d’amour et d’amitié, raconte l’histoire à fleur de peau. C’est infiniment tragique et terriblement beau, un concentré d’humanité dans ce qu’elle a de pire et de meilleur. Et puis, au-delà des portraits vivants qui émergent de ces témoignages croisés, l’auteur explore les silences et leurs douloureux échos.

Le professeur Innocent Rwililiza explique ainsi celui de certains Tutsi : « Surtout, on refuse de se substituer aux morts, qui sont les seuls à pouvoir témoigner sur les Hutu. Ces Justes, tu verras qu’ils sont difficiles à décrire. Les morts, eux seuls savent. S’ils ressuscitaient, ils pourraient bien pointer un doigt accusateur sur ces Justes, parce qu’ils ont vu plus que nous. Est-ce que nous pouvons ne pas ressentir de soupçons sur tout le monde ? »

Enfin raconter

Dans la seconde partie du livre, intitulée « Le trou de chez Eustache », Hatzfeld rassemble divers témoignages autour de ces « trous » qui minent Nyamata. À savoir ces nombreuses excavations où furent jetés les corps des Tutsi et qui firent l’objet, ensuite, d’intense tractations – notamment au cours des procès gacaca, les tueurs refusant parfois de dire où se trouvaient les fosses.

Ces trous, qu’ils aient été vidés de leurs corps ou non, rappellent au quotidien, aujourd’hui encore, l’horreur d’avril 1994. Ils expliquent aussi le silence de certains Justes. Comme celui d’Eustache et de sa femme Edith. « Edith, que je connais depuis 1998, n’a jamais voulu me parler à cause de ce trou derrière sa maison, explique Hatzfeld. Ils ont accepté de vivre pendant sept semaines à deux mètres d’un trou où l’on jetait des cadavres. Quand on garde cela en tête, c’est normal de ne pas vouloir parler. »

 Aujourd’hui, Edith peut enfin raconter : « On se tenait à six ou sept par chambre. Les enfants bredouillaient entre eux, ils ne s’excitaient pas comme l’enfance le veut. […] On se comptait à quatre femmes tutsi, un homme hutu, les enfants pour Gratia et les enfants pour nous, et une petite avoisinante qui était accourue pour rester. […] Ils entendaient les cris du trou. Oui, les enfants entendaient les cris des tueurs quand ils jetaient. »

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