De Bagdad à La Nouvelle-Orléans

Dans le « Sunday Times », Simon Jenkins souligne les parallèles entre la gestion par l’administration Bush de la guerre en Irak et celle des suites de la catastrophe naturelle en Louisiane : impréparation, ignorance, aveuglement…

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 7 minutes.

Deux grandes villes, La Nouvelle-Orléans et Bagdad, ont été, ces jours derniers, plongées dans l’horreur. L’une et l’autre ont crié leur besoin de compassion. L’une y aura droit, l’autre pas. Les milliers de morts de la Louisiane et le millier d’hommes et de femmes, au moins, qui ont péri lors de la panique sur le pont de Bagdad montrent que même des villes modernes ne sont pas à l’abri de la catastrophe. Les populations s’y sont toujours regroupées par besoin de sécurité. Les vieilles digues de La Nouvelle-Orléans et les oasis riches en pétrole de la vallée du Tigre ont fait venir de la main-d’oeuvre à qui ils ont offert leur protection. Mais la protection requiert de l’ordre. Sans ordre, le vieux dicton musulman reprend tout son sens : une heure d’anarchie est bien pire que cent ans de tyrannie.
Quelle ironie de l’Histoire : les deux villes en crise ont eu besoin de l’aide du pouvoir fédéral de Washington. La Nouvelle-Orléans a été achetée à la France en 1803 et dépend pour sa survie des officiers du Corps du Génie de l’armée américaine. S’il paraissait impossible de prévenir les destructions causées par Katrina, il ne paraissait pas impossible de les prévoir.
Puisque pillards et journalistes se déplaçaient sans encombre dans les rues, comment se fait-il que des policiers, services d’urgence et ravitaillement n’y soient pas parvenus ?
Voir des pillards filmés dans les rues de La Nouvelle-Orléans m’a rappelé les réflexions d’un officiel américain devant le Musée national de Bagdad, il y a dix-huit mois. Il m’expliquait que la responsabilité des Américains n’était pas engagée puisque « les pillards étaient irakiens ». Je lui ai fait remarquer que l’invasion américaine avait causé la disparition des autorités irakiennes. Il s’est contenté de hausser les épaules.
J’ai éprouvé le même sentiment d’impuissance après le passage de l’ouragan Katrina. Il est étrange que l’Amérique, si fière de ses villes, soit incapable de les comprendre ou de soulager leur détresse.
Bagdad, c’est tout autre chose. Là, les questions de sécurité sont prises en main et assumées depuis plus de deux ans par le Pentagone. La catastrophe du pont d’al-Aima s’explique bien comme un phénomène accidentel, mais un accident provoqué par l’effondrement de l’ordre civil.
Un million de chiites ressentent un besoin de normalité tel qu’il leur faut se rendre en masse au pèlerinage d’al-Khadhimiya. Voilà qui est impressionnant. Cependant, des dissidents ont pu tranquillement leur tirer dessus au mortier et les terroriser par des menaces d’attentats-suicides. À Bagdad, la normalité reste toujours à un cheveu du chaos.
L’avenir de La Nouvelle-Orléans ne fait pas de doute. Le choc sera passé, la ville retrouvera son allant et sa confiance. L’aide à sa reconstruction sera massive. Elle mérite notre compassion, mais elle survivra.
L’avenir de Bagdad n’e sera que misère et terreur. Je n’y suis pas allé depuis dix-huit mois, mais ce que me disent mes amis et ce que je lis me montre que son rêve ardent d’ordre et de sécurité ne se réalisera pas.
Toute ville, même dévastée par une puissance occupante, a besoin d’ordre et de sécurité. Les habitants doivent pouvoir se rendre au marché, se promener sur les bords du fleuve, lire les journaux et même visiter des expositions. Mais les rues de Bagdad sont coupées par les barrages et constamment quadrillées par des patrouilles en armes. Les femmes doivent porter le voile pour leur sécurité et éviter de sortir à la nuit tombée. Médecins et professeurs menacés d’enlèvement se réfugient en Jordanie. Tout le monde dit que « ça doit » aller mieux, qu’« il faut » avoir l’espoir, mais c’est dans la nature des Irakiens de se montrer toujours optimistes. Les autres, eux, doivent faire preuve d’un peu plus de réalisme.
Après plus de deux ans de chaos, de tueries et de fraudes, la reconstruction de Bagdad par les Américains commence à peine. L’insécurité reste trop importante. La ville n’est toujours pas remise de l’incroyable erreur commise par les Américains et les Britanniques, qui ont détruit toute l’infrastructure gouvernementale pour « marquer le coup » et démantelé la police et l’armée, tout en les privant de leur pension de retraite.
Depuis le Moyen Âge, c’est sans doute la première fois qu’une puissance occupante a eu pour objectif d’organiser l’anarchie. Les néoconservateurs ont expliqué à Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la Défense et à Dick Cheney, le vice-président, que la liberté naîtrait spontanément des cendres du régime. Ils ont été trompés. Bagdad est le mémorial de cette stupidité.
Je n’ai pas lu une seule analyse de la stratégie actuelle pour l’Irak qui ne soit pas fondée sur ce qu’on appelle en anglais le wishful thinking, la tentation de prendre ses désirs pour des réalités. Ceux qui sont sur le terrain connaissent la vérité, qui fait surface, de temps à autre, grâce à des fuites, des rapports de l’armée ou des communications au Congrès. Depuis deux ans, le Pentagone multiplie les garanties et les promesses, mais tout va mal. L’optimisme constitue une qualité en temps de guerre, mais il ne suffit pas de vouloir une chose pour qu’elle se produise. En Irak, le président George W. Bush croit à la démocratie comme il croyait aux armes de destruction massive : il croit aux mirages.
Toutes les mises en garde – du Foreign Office britannique, des pays arabes, du département d’État et même de hauts responsables militaires – expliquaient à Bush et au Premier ministre Tony Blair que le régime centralisé et laïc de Saddam Hussein constituait le seul ciment de l’unité irakienne et encore, tout juste. Le renverser impliquait de le remplacer immédiatement par une autorité « à poigne ». Et même dans ce cas, l’autonomie accordée aux Kurdes par l’Occident serait probablement considérée comme un geste en faveur de l’autonomie du Sud chiite riche en pétrole et entraînerait certainement une révolte sunnite.
Des recommandations tenues pour négligeables par la petite équipe du Pentagone qui a mené cette campagne depuis le début, comme l’ont expliqué Bob Woodward (dans son livre) et d’autres journalistes bien informés. Ces gens l’ont fait avec la complicité de Blair. Les Américains et le Premier ministre britannique ont créé un vide et remis le pouvoir à ceux qui pouvaient le combler : les cheikhs, les seigneurs de la guerre et les milices privées soutenues par l’Iran, dont les coffres sont aujourd’hui emplis de l’argent américain détourné. On voit mal dans tout cela le berceau idéal pour une nouvelle démocratie.
Je n’ai jamais pensé à l’Irak comme à une colonie américaine, bien que le Pentagone ait certainement espéré en faire un allié militaire. Mais on se demande bien quel était l’objectif raisonnable de la stratégie d’après l’invasion. L’élection du 30 janvier, dont on a dit tant de bien et organisée par des expatriés certainement très courageux, donne un avant-goût du fiasco de la Constitution. Un échec aussi regrettable qu’inévitable. L’affaire se conclut par le spectacle extravagant de responsables américains paniqués, négociant avec les sunnites pour les persuader d’accepter des articles sur l’introduction de la charia dans la Constitution, afin d’arriver à un accord avec le clergé chiite. Quels que soient les autres objectifs du Pentagone à Bagdad, l’émancipation des femmes n’en fera pas partie.
Bagdad se trouve maintenant face à un dilemme terrible : choisir entre l’anarchie qu’entretiennent la présence des Américano-Britanniques et celle qui suivra leur retrait, lorsque les sunnites et les milices musulmanes découperont le centre de l’Irak, cristallisant ainsi une partition de fait. Un séparatisme ni plus ni moins accentué que celui que les Américains ont accepté avec les Kurdes dans le Nord. La seconde option étant de toute façon probable, la seule solution tristement raisonnable consiste à s’en accommoder.
Dans un rayon de 150 kilomètres autour de Bagdad, la sécurité ne s’améliore pas, elle se dégrade. « Garder le cap » ne sert à rien. C’est un slogan, pas une politique, avec pour seul résultat de tuer des gens et de se faire tuer. Un retrait méthodique et coorganisé de la coalition reste aujourd’hui la moins mauvaise option.
L’Amérique peut au moins invoquer une raison pour justifier l’invasion de l’Irak : la rage qui l’a saisie après le 11 Septembre et son besoin de représailles. Ce n’est pas le cas pour la Grande-Bretagne. Le soutien apporté par Blair à Bush était inutile, et son incapacité à exercer la moindre influence est évidente, même pour ses proches conseillers. Le voilà dans une situation où aucun général ne devrait se retrouver : dans un combat où il ne contrôle rien, ni la manière dont il est mené, ni son issue. Ses soldats doivent tenir bon et regarder l’anarchie provoquée par les Américains s’étendre dans le Sud, en territoire sous contrôle britannique.
Blair espère bientôt retirer ses troupes de Bassorah sous le prétexte de les redéployer en Afghanistan, pour des raisons obscures. Mais il ne peut pas le faire, s’il considère, comme Washington, qu’« on est à un tournant en Irak ». Si c’est le cas, des renforts devraient être envoyés pour conforter la sécurité. La vérité ? Blair est enfermé dans un Guantánamo politique. Se retrouvant au mauvais endroit au mauvais moment, il est prisonnier sans procès des caprices du Pentagone.
Depuis 1815 et la bataille de La Nouvelle-Orléans, les Britanniques n’ont plus de responsabilités en Louisiane. Ils en ont à Bagdad. Ils ont participé à la destruction d’une ville et au démembrement d’un pays désormais plongé dans l’insécurité croissante. Le plus scandaleux serait de prétendre que nous pourrions faire plus de bien que de mal en restant.

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