Darfour : les oubliés du monde

Près de 200 000 personnes ont fui l’ouest du Soudan pour se réfugier de l’autre côté de la frontière. Installés dans des camps de fortune, ils survivent dans des conditions extrêmes. En espérant pouvoir rentrer un jour chez eux…

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 7 minutes.

Les premières lueurs du jour répandent une lumière blanche sur les tentes brunies par les pluies. Au pied d’un arbre, un homme assis sur une natte prépare le thé. Son regard encore embué se perd dans le vide, bercé par le ronron de l’eau frémissante. Plus loin, un enfant joue. Il tire derrière lui une gamelle en fer-blanc en guise de voiture et fait des « vroum-vroum » pour imiter le bruit des 4×4 des ONG. Derrière lui, trois femmes équipées de longues bêches partent aux champs. En chemin, elles croisent un autre groupe de femmes qui reviennent de la corvée d’eau à dos de mulet. Rouge, jaune, vert, les couleurs des boubous éclatent dans ce paysage de terre et de ciel pastel. Le jour se lève sur le camp de Bredjin, à quelques kilomètres de la frontière soudanaise, à l’est du Tchad. Les réfugiés sont arrivés ici en masse il y a plus d’un an, fuyant l’horreur et la mort du Darfour. Là-bas, les Djendjawids, ces miliciens arabes et nomades, pillent les fermes, incendient les villages, violent les femmes et massacrent les civils avec la bénédiction et parfois même le soutien de l’armée soudanaise. C’est en tout cas ce que racontent les réfugiés. Ils sont près de 30 000 aujourd’hui à Bredjin et 200 000 au total au Tchad. Ils attendent, entassés le long de la frontière, le jour où ils pourront rentrer chez eux.
Souleiman, comme presque tous ses voisins, a parcouru 200 kilomètres à pied pour se mettre à l’abri derrière la frontière tchadienne. Il a fait la route avec ses deux femmes et ses trois enfants. Au Darfour, il avait deux maisons, ici il a deux tentes écrasées par la chaleur et les vents. « J’étais un homme riche, vous savez, explique-t-il fièrement. Aujourd’hui, il faut faire avec ce que l’on nous donne. La saison des pluies nous complique la vie encore un peu plus. L’eau entre partout parce que les tentes sont usées. Nous pataugeons souvent dans la boue. »
Cet ancien aide-soignant n’a rien oublié de son petit village au Darfour. Soixante familles y vivaient tant bien que mal de l’agriculture et de l’élevage. Mais un jour, il y a environ un an, ils ont dû fuir. Le bruit du gros-porteur Antonov a déchiré le ciel et le pire est arrivé. « Ils nous ont d’abord envoyé des bombes par avion. Elles explosaient partout. Les gens criaient, hurlaient de peur. Nous avons essayé de fuir, mais le village était cerné par les Djendjawids et les militaires de l’armée régulière soudanaise. Ils tiraient sur les fuyards. Une trentaine de personnes ont été massacrées. Des hommes, des femmes et surtout des enfants parce qu’ils courent moins vite et sont moins résistants », soupire-t-il, assis à l’ombre d’un abri fait de branchages et de bois mort. Aucune colère n’émane de lui, ni de sa voix, ni de ses gestes. Il semble résigné.
Ce jour-là, Souleiman doit se rendre au poste médical installé dans le camp. Son oeil gauche est boursouflé et, depuis quelque temps, il voit double. Un infirmier l’a ausculté, mais a préféré prendre l’avis de Gary, un chirurgien américain qui collabore avec MSF France. Chaque semaine, Gary fait le déplacement depuis Adre, à 70 km, où se trouve le seul hôpital de la région. Sous une bâche verte portant le sigle de l’UNHCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies), il enchaîne les consultations. En cinq minutes, il diagnostique un kyste : « Rien d’alarmant, mais il vaut mieux opérer », explique-t-il lentement en anglais à son patient. Rendez-vous est pris pour une intervention la semaine suivante. Pour subir une opération, il faut se rendre à Adre. Une ambulance tout-terrain passera chercher les patients. Ils arriveront en trois heures si les wadis le permettent. Ces rivières spontanées formées par la pluie bloquent régulièrement les routes de juin à septembre.
L’hôpital d’Adre assure les soins médicaux de trois camps. Dans la cour du bâtiment, les familles attendent. On vient là par dizaines, à pied ou en bus, pour rendre visite aux malades. Ibrahim et son frère Amat Issard, tous deux réfugiés du Darfour, boivent un thé rouge en attendant leur petit frère.
L’histoire de leur exode ressemble à toutes les autres. Les mêmes récits de bombardements. Les mêmes agressions. Amat montre à qui veut bien les regarder les traces de balles dans sa jambe, sinistre souvenir des Djendjawids. La plaie a cicatrisé depuis. « Ce ne sont plus des balles ou autres blessures de guerre qui nous posent problème aujourd’hui. Mais nous avons beaucoup de troubles intestinaux et gastriques. Les diarrhées sont monnaie courante, à cause des problèmes d’eau et d’hygiène », explique Gary, le masque sur le nez en plein milieu d’une opération de la vésicule. C’est la troisième intervention de la matinée. Simple routine. « Depuis plusieurs mois, la situation est à peu près stabilisée. Il y a deux mois, un groupe d’une trentaine de personnes est arrivé. Depuis, le flux s’est tari », note Jean-Marie Garelli, coordinateur technique du HCR à Abéché.
Pour un membre d’une association humanitaire, en mission précédemment au Darfour, si la situation se stabilise ce n’est pas parce que les choses s’arrangent, bien au contraire. « Tous les villages sont vides aujourd’hui au Darfour, raconte-t-il. S’il n’arrive plus de nouveaux réfugiés, c’est parce qu’il n’y a plus personne. Ils ont presque tous quitté leur maison pour se mettre à l’abri. Imaginez une zone grande comme la France avec des villages entièrement vides. Les massacres et les combats ont fait 200 000 morts. Au Tchad, 200 000 personnes vivent dans les camps de réfugiés. Et au Darfour, on compte 1,8 million de déplacés. Ce qui se passe là-bas est une véritable horreur. Et le gouvernement de Khartoum n’a qu’une idée en tête : cacher les massacres. C’est le négationnisme le plus total. »
Au camp de Mile, près de Guéréda, à un jour de route au nord, tout donne à croire que les réfugiés vont rester ici encore longtemps. La vie s’organise comme dans un village. Un peu partout, des centres sociaux en briques ont été érigés. À l’intérieur des femmes tissent des chapeaux, des sacs et des boubous qui seront ensuite mis en vente. Deux cents mètres plus loin, ce sont les hommes qui reçoivent une formation pour fabriquer des djellabas. Les réfugiés se sont remis au travail. Les anciens donnent des conseils au plus jeunes. Ces vêtements, Abbas les vendra dans son échoppe sur le marché. Avec quelques bouts de bois et des morceaux de tissus, il a monté son petit magasin. Un peu plus loin, ses amis forgerons recyclent en meubles les boîtes de conserve distribuées par les ONG. Comme tous les jours vers midi, ils se retrouvent pour écouter les informations de la radio officielle de Khartoum. Comme d’habitude, les nouvelles ne sont pas bonnes. Le speaker soudanais répète que la situation au pays n’est pas stable et que la sécurité des réfugiés qui souhaiteraient rentrer n’est toujours pas assurée. « Ce qu’ils disent est sans doute vrai. Mais de toute façon, ça les arrange de nous savoir ici. Ils ne veulent pas de nous au Darfour », s’emporte Abbas.
Malgré le danger et les avertissements des médias, Adam Narja Halif, un chef de zone, a traversé la frontière pour retrouver une partie de sa famille. Lors des attaques du gouvernement et des Djendjawids, chacun a fui de son côté. Il est alors parti avec sa femme, ses enfants, quelques frères et cousins. Mais son père, sa mère et les autres ont été dispersés. Pendant des mois, Adam n’a pu trouver le sommeil. « De les savoir encore là-bas me rendait malade. Alors je suis retourné les chercher », explique-t-il. En septembre 2004, il se décide à partir. Ce voyage lui prend un mois et demi. Le jour, il se cache. La nuit, il profite de l’obscurité pour avancer et parcourir les 400 km qui le séparent d’Auburum, son village natal, au Nord-Darfour. Rapidement, cette quête des siens devient la route de l’horreur. Dans presque tous les hameaux qu’il traverse, il voit des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants abandonnés sans la moindre sépulture. Les oiseaux et la chaleur écrasante se chargent de les faire disparaître peu à peu. Comme pour conforter son incroyable récit, Adam précise : « Abruk, Aboro, Adar, Ablie… Dans tous ces villages, j’ai vu les mêmes scènes. Il y en a partout. La mort est partout. » Après plusieurs semaines, Adam a trouvé un peu de réconfort. Presque tous les siens ont survécu. Ils vivent à présent dans des camps de déplacés et sont sous la protection toute relative – des organisations non gouvernementales. Faute d’avoir pu les convaincre de le suivre jusqu’au Tchad, Adam a passé trois mois avec eux. Un séjour pendant lequel il a pu mesurer les dangers que courent les déplacés qui s’aventurent hors des camps simplement pour chercher du bois. Les femmes sont agressées, molestées ou tuées. « Le viol a été utilisé comme une arme de guerre au Darfour, confirme Jean-Marie Garelli, du HCR. Heureusement, celles qui sont victimes de ce genre de sévices ne sont pas rejetées par les leurs, comme c’est parfois le cas dans d’autres pays d’Afrique. Ici, lorsqu’une femme est violée par les Djendjawids, elle est plutôt considérée comme une martyre. »
Depuis qu’il est de retour au Tchad, Adam a toujours la peur au ventre pour sa famille. Et les images de ce qu’il a vu sur la route continuent de le hanter. Mais il garde espoir de réunir un jour les siens au Darfour.

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