Bush dans l’oeil du cyclone

Catastrophe naturelle puis humanitaire, révélateur de la fracture sociale et raciale, l’ouragan Katrina tourne au désastre politique pour le chef de la Maison Blanche.

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 11 minutes.

Plusieurs milliers de morts – peut-être 10 000 -, une grande ville, La Nouvelle-Orléans, berceau historique du jazz, devenue inhabitable, inondée à 80 %, 1 million de déplacés, des dégâts estimés à plus de 100 milliards de dollars… L’ouragan Katrina, qui a ravagé, le 29 août, trois États du sud des États-Unis, la Louisiane, le Mississippi et l’Alabama, s’annonce d’ores et déjà comme une des pires catastrophes naturelles ayant jamais frappé l’Amérique du Nord. Prévisible, et du reste prévu par les experts, le désastre plonge le pays dans une crise morale et politique sans précédent. Un désastre qui écorne encore plus le mythe de l’invulnérabilité de la première puissance mondiale, déjà atteint par les attentats du 11 septembre 2001. Comme il y a quatre ans, les États-Unis sont dépassés par l’ampleur du drame. Durant de longues journées, ils ont donné l’image d’un pays du Tiers Monde, incapable d’acheminer les secours, faute de matériel, d’organisation et de coordination entre autorités fédérales et locales. Incapable, aussi, de porter assistance aux sinistrés piégés par la montée des eaux. Les scènes de désarroi, de pillage et d’anarchie qui suivent les inondations font découvrir à des Américains médusés l’ampleur de la fracture, à la fois raciale et sociale, qui divise une société rongée par les inégalités et la ségrégation, ne connaissant d’autre loi que la loi du plus fort et du plus riche. Traumatisée par le manque de leadership de ses dirigeants, l’opinion réclame aujourd’hui des comptes au président Bush. Elle juge le chef de la Maison Blanche responsable de l’incurie d’une administration à laquelle elle reproche d’avoir tout sacrifié sur l’autel de la psychose sécuritaire. Le pays vit un véritable 11 Septembre à l’envers. Critiqué pour son absence, sa nonchalance, voire son indifférence, George W. Bush risque de sortir de l’épreuve durablement affaibli. Retour, en quelques questions, sur les cinq jours qui ont ébranlé l’Amérique et son chef.

La catastrophe était-elle prévisible et évitable ?
À ce qu’il semble, George W. Bush ignore l’existence de l’Agence fédérale des situations d’urgence, la Fema, et du Times-Picayune, le grand quotidien de La Nouvelle-Orléans. Comme il n’avait sans doute jamais entendu parler d’al-Qaïda avant le 11 septembre 2001. « Je ne crois pas que qui que ce soit ait anticipé la rupture des digues », a-t-il répondu, le 1er septembre, aux journalistes qui l’interrogeaient sur le manque de préparation des autorités américaines face à l’ouragan. Pourtant, s’il avait pris le temps de consulter ses dossiers, le président américain aurait su que le scénario de la catastrophe qui a frappé la plus grande métropole de l’État de Louisiane était écrit. En juin 2002, le Times-Picayune avait publié une enquête troublante, en cinq volets, montrant les conséquences probables du passage d’un cyclone sur la ville et sa région. Rupture des digues, défaillance des secours, absence de points de regroupements, retards dans l’évacuation des rescapés réfugiés bloqués dans le stade de la ville, le Superdome, des milliers de morts par noyade : le déroulement du drame est décrit dans ses moindres détails.
La Fema avait identifié dès 2001 le risque d’inondations à La Nouvelle-Orléans comme l’une des trois menaces majeures pesant sur le territoire américain, avec une attaque terroriste de grande ampleur sur New York et un tremblement de terre en Californie. Pourtant, rien ou presque n’a été fait. Il faut dire que l’agence avait perdu à la fois son autonomie et les deux tiers de son budget depuis le déclenchement de la guerre en Irak. Une situation consécutive à son rattachement au Department of Homeland Security, le superministère chargé de la Sécurité intérieure créé après le 11 Septembre…
Fondée en 1718 par des colons français, la métropole louisianaise, construite dans une cuvette, se trouve en dessous du niveau de la mer. Elle est coincée entre le fleuve Mississippi, dont le débit peut atteindre 32 000 m3 à la seconde en période de crue, et le lac Pontchartrain, dont la superficie égale quatre fois celle du lac Léman, en Suisse. Protégée par des digues notoirement incapables de résister à un ouragan de force 3, elle avait déjà frôlé le pire en 1998, lors du passage de George. Mais à l’époque, la dépression avait brusquement changé de direction à l’approche des côtes, épargnant la ville. Cette fois, le miracle n’a pas eu lieu. Les digues, submergées, ont rompu par endroits, mais ont empêché l’eau de repartir, transformant la ville en piège fatal pour ses habitants. 27 millions de dollars auraient suffi, selon les experts du Corps du génie militaire – qui gère la maintenance des ouvrages d’art civils du même type partout aux États-Unis -, à élargir et renforcer les digues, pour atténuer les effets de vents violents conjugués à une brusque montée des eaux. Ces fonds n’ont jamais été débloqués. L’administration fédérale jugeait la dépense somptuaire et considérait, comme les autorités locales, les retombées électorales de ce type de grands travaux trop « insignifiantes ». L’érosion des marais, liée à l’exploitation intensive du pétrole et du gaz dans le golfe du Mexique, a aggravé l’impact de Katrina. Les marécages disparaissent au rythme de 60 km2 par an. Ils sont les seuls à pouvoir priver les ouragans de leur source naturelle d’énergie, la chaleur des océans. Ils constituent donc la seule défense naturelle de La Nouvelle-Orléans…

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Comment expliquer la lenteur des secours ?
Ce n’est que le 5 septembre, près d’une semaine après le passage de l’ouragan, que la vingtaine de milliers de réfugiés entassés dans la crasse et la puanteur du Superdome, le stade de la ville, abri qu’on disait provisoire, sont évacués par la troupe. Des blessés, des malades, des personnes âgées y sont morts, faute de soins. Il n’y avait tout simplement pas assez d’hélicoptères pour aller les chercher. Débordés, les secouristes ont reçu la consigne sidérante de ne pas ramasser les centaines de cadavres en décomposition, flottant sur les eaux ou abandonnés sur la chaussée, pour donner la priorité aux survivants. Un homme est d’ores et déjà sur la sellette : Michael D. Brown, le directeur de la Fema. Ce juriste républicain de l’Oklahoma, spécialiste du cheval arabe, sans expérience de l’humanitaire, a été parachuté en janvier 2003 à la tête de l’Agence fédérale des situations d’urgence par son ami George W. Bush. Particulièrement mal inspiré, il a déclenché la colère de l’opinion en déclarant, le 1er septembre, qu’il ne savait pas « qu’il y avait des réfugiés à évacuer au Superdome », que toutes les télévisions du monde filmaient depuis trois jours.
Impréparation, manque de coordination entre les différentes autorités, locales et fédérales, qui se renvoient aujourd’hui la balle, absence de plan d’urgence, faiblesse d’effectifs et de moyens, les explications abondent. Il faudra des semaines, voire des mois, pour désigner clairement les responsabilités et identifier les raisons des défaillances en série. Mais c’est le spectre de la guerre en Irak qui revient chez tous les commentateurs. Durant plusieurs jours, après le déluge, la ville noyée devient le théâtre de scènes de pillages et de vandalisme. L’insécurité empêche les rares sauveteurs de faire leur travail. Quelques hélicoptères auraient même essuyé des tirs. Si certains se sont servis dans les magasins pour se nourrir, « beaucoup des pillards étaient des drogués en état de manque, qui se sont attaqués à tout, à commencer par les pharmacies, pour trouver des produits de substitution », a expliqué le maire de La Nouvelle-Orléans, Ray Nagin, tout en tirant à boulets rouges sur le président Bush. En effet, moins de 1 500 gardes nationaux sont déployés dans les rues les premiers jours, alors qu’il en aurait fallu 30 000 pour sécuriser la zone. 6 800 des 10 000 membres de la garde nationale des deux États les plus touchés par l’ouragan, la Louisiane et le Mississippi, servent en ce moment en Irak. Des troupes qui font cruellement défaut les premiers jours. Quant à l’intervention des gardes nationaux d’États voisins, elle est bien prévue par le traité d’entraide qui lie les gouverneurs des États, mais pas pour des opérations de maintien de l’ordre. Il a fallu conclure dans l’urgence un nouvel accord… Les autorités fédérales, qui ont débloqué une enveloppe de 10,5 milliards de dollars pour appuyer les opérations de secours, ont fini par se résoudre à accepter l’aide internationale. Mais dans les faits, celle-ci n’est pas réellement bienvenue ni vraiment utilisée. Le Koweït et le Qatar se sont empressés d’offrir des centaines de millions de dollars. Cuba, par la voix de Fidel Castro, s’est proposé d’envoyer 1 500 médecins…

L’administration se « fiche- t-elle des Noirs » ?
L’Amérique bien-pensante voulait croire que la page de la ségrégation s’était refermée avec la victoire du mouvement des droits civiques de Martin Luther King, dans les années 1960. Elle se voilait la face. Le passage de Katrina lui a brutalement rappelé la réalité. La quasi-totalité des victimes de l’ouragan sont en effet noires et pauvres. Si un drame analogue à celui de La Nouvelle-Orléans, ville peuplée à 70 % d’Africains-Américains descendants d’esclaves, s’était produit ailleurs, par exemple en Californie, les secours auraient-ils mis autant de temps à se déployer ? Beaucoup des leaders de la communauté noire en doutent. À l’instar du rappeur Kanye West, outré par les images et les témoignages des rescapés, traités comme des pestiférés et mis en joue par les soldats blancs surarmés. Il faut dire que si la police des grandes villes du Sud est généralement multiraciale, ce n’est pas le cas, par exemple, des gardes nationales du Mississippi et de l’Alabama, appelées en renfort. Dans ces deux États parmi les plus racistes, les unités sont souvent constituées majoritairement de Blancs…
Les leaders noirs ont accusé le président Bush de se « ficher des Noirs ». Les rares Blancs pris au piège du Superdome ont été évacués en priorité par les forces de sécurité, avant que les choses ne dégénèrent. « Pensez-vous que si les filles de Bush s’étaient trouvées enfermées dans un stade sans eau, sans nourriture, sans WC, il aurait attendu cinq jours avant d’envoyer de la nourriture et des bus pour en sortir ? » se demande Mark Naison, professeur (blanc) d’études afro-américaines à l’université de New York, cité par le quotidien français Libération.
Les deux tiers des Noirs américains (12 % de la population des États-Unis) appartiennent désormais à la classe moyenne, contre 33 % il y a trente ans. Mais le tiers restant, lui, reste tout en bas de l’échelle sociale, parqué dans ses ghettos, à subsister uniquement grâce à l’aide de l’État, dont les coupes budgétaires diminuent le montant d’une année sur l’autre. Chômeurs, mères célibataires, obèses, malades, vieillards : c’est dans les États du Sud, bastions de l’esclavage et de la ségrégation, que subsistent les poches de pauvreté les plus importantes. La Nouvelle-Orléans, condensé de misère et d’inégalités, est une des villes les plus dangereuses des États-Unis : le taux de criminalité s’affiche deux fois plus élevé qu’à New York. Celui des homicides, lui, s’élève à dix fois la moyenne nationale.
Le quart de la population vit avec moins de 8 000 dollars par an. Les plus pauvres, environ 100 000 personnes, ont été prises au piège du déluge simplement parce qu’elles n’avaient pas les moyens d’évacuer la ville. La très grande majorité n’a pas de véhicule. Ceux qui ne vivent que de l’aide sociale ne pouvaient et ne voulaient pas partir avant d’avoir touché leur chèque de fin de mois. Tous ceux qui ont pu fuir – en voiture, en bus ou en train -, avant le passage du cyclone, l’ont fait. Ne sont restés que les plus vulnérables, trop isolés, trop pauvres, trop désespérés ou trop malades. Leur détresse a éclaté au visage d’une Amérique qui, trop longtemps, s’était efforcée de détourner le regard. Et risque de faire remonter à la surface « la question noire » et de raviver le débat racial dans une société plus que jamais traversée par les lignes de fracture.

Quelles conséquences politiques pour George W. Bush ?
Absent, nonchalant, déconnecté des réalités, dans les premiers jours, Bush n’a pas jugé bon d’interrompre ses vacances dans son ranch texan de Crawford, où il passe le cinquième de son temps depuis qu’il est président, pour aller superviser les secours aux sinistrés. Le voilà aujourd’hui la cible de toutes les attaques. Même les républicains en conviennent, Bush a tardé à prendre la mesure du drame. Il s’est d’abord contenté, mardi 30 août, de survoler brièvement à bord de l’avion présidentiel Air Force One la zone de La Nouvelle-Orléans, en rentrant de Californie, où il assistait à une commémoration militaire. Il a mis quatre jours avant de se rendre une première fois sur le terrain, à Baton Rouge (capitale de la Louisiane) et à Biloxi, dans le Mississippi. Depuis, il multiplie déplacements et annonces pour corriger le tir. Mais sans vraiment parvenir à convaincre ses concitoyens. Ses premières déclarations, improvisées au lendemain du drame, et jugées d’une platitude affligeante, renforcent cette impression de désinvolture. Sans doute Bush a-t-il été surpris par le désastre. Et sans doute, comme après le 11 Septembre, n’a-t-il pas su comment réagir à chaud. On se souvient des images cruelles du film de Michael Moore, Fahrenheit 9-11, le montrant, regard perdu dans une classe d’école de Floride, en train d’ânonner une comptine pour enfants pendant que les tours jumelles se consumaient. Ce qu’il est possible, à la rigueur, d’excuser à un président néophyte devient impardonnable de la part d’un vieux routier qu’on pensait aguerri par les épreuves. Bush a manqué des qualités de leadership qu’on était en droit d’attendre de lui. Au contraire, il montre une fâcheuse tendance à se défausser sur les autres, notamment les autorités locales. Comme il s’était défaussé sur la CIA et le FBI après les attaques terroristes…
Au plus bas dans les sondages, avec un taux de popularité de 35 %, critiqué pour l’enlisement en Irak, Bush ne peut cette fois-ci tabler sur le réflexe patriotique qui avait amené la population américaine à se ranger derrière son chef pour combattre l’ennemi extérieur. Il doit rendre au contraire des comptes à des administrés partagés entre la honte et la colère. Y parviendra-t-il ? L’homme a jusqu’à présent toujours su rebondir. Mais les télévisions, qui avaient joué un grand rôle dans l’embrigadement au service de la guerre contre le terrorisme, semblent avoir, à l’occasion de la catastrophe en Louisiane, retrouvé tout leur mordant et leur anticonformisme. Même la chaîne ultraconservatrice Fox News a pris ses distances avec le discours officiel. Une réaction à la mesure du choc ressenti par les envoyés spéciaux, partis couvrir un banal ouragan, et qui ont découvert, une fois sur place, des scènes d’apocalypse et de misère qu’on croyait impossibles en Amérique…

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