Anastasia, doyenne des « Russes de Tunisie »

Cette ancienne enseignante, établie à Bizerte depuis 1921, a raconté sa vie d’exilée dans un ouvrage qui vient d’être couronné dans son pays d’origine.

Publié le 12 septembre 2005 Lecture : 4 minutes.

Elle vit à Bizerte, ville portuaire située à la pointe nord de la Tunisie, depuis qu’elle y a débarqué en 1921, à l’âge de 9 ans, en provenance de Russie. À 93 ans, Anastasia Manstein Chirinsky n’a rien oublié de son enfance heureuse dans le grand domaine familial de Roubejnoé – « dans une maison blanche à colonnes, des fenêtres nombreuses s’ouvrant sur le parc, les couleurs, les parfums… » -, puis à Cronstadt, sur la Baltique, où son père, Alexandre Manstein, officier de la marine, commandait un bateau de la flotte impériale russe.
Anastasia n’a pas oublié le déclenchement de la guerre civile en février 1917, les trois années qui suivirent, « celles de toutes les destructions, des départs précipités, des arrivées incertaines, le tout sur un fond de violence et de désordre, dans le pays en pleine révolution [bolchevique] ».
Elle n’a pas oublié non plus le départ agité de Sébastopol, le 12 novembre 1920, avec sa mère et ses deux plus jeunes soeurs, Olga et Choura, à bord du Constantin, l’un des trente-trois bateaux de la « flotte de la mer Rouge », transportant quelque « 6 388 réfugiés, dont un millier d’officiers et cadets, 4 000 matelots, 13 prêtres, 90 médecins ou infirmiers et un millier de femmes et d’enfants », vers Constantinople d’abord, puis à Bizerte, « cité multiraciale et multiconfessionnelle », « dernière escale pour les restes de la dernière escadre impériale russe », où les Manstein, les Chirinsky et plusieurs autres familles russes « allaient vivre l’exil et mourir sur cette terre d’Afrique ».
Anastasia n’a rien oublié de l’humiliant rituel de « désinfection » à l’hôpital Sidi-Abdallah de Ferryville (actuellement Menzel-Bourguiba), de l’accueil froid et suspicieux des autorités militaires françaises, des quatre années passées à bord du torpilleur Jarky, commandé par son père, puis du vieux cuirassé Gueorgui- Pobedonossetz, dit le Saint-Georges, amarrés dans la baie de Karouba, au large de la ville tunisienne.
Elle se souvient aussi des jours heureux qu’elle a passés au quartier « Bijouville », dans le Bizerte des années 1920 et 1930, une ville en plein développement qui n’a pas peu profité de l’apport des nouveaux arrivants russes, de sa scolarité studieuse à l’école Lacorre, de ses études secondaires au collège Stephen-Pichon, de son baccalauréat français, de son séjour en Allemagne en 1934, de son retour à Bizerte « où la pauvreté n’empêchait pas de voir le ciel bleu, le soleil, la mer », de son mariage en 1935, de la naissance de ses enfants, et de tant d’autres péripéties d’une vie bien remplie…
« Quand la Marine et l’École navale russes finirent d’exister, dans les années 1924-1925, 700 Russes seulement se fixèrent en Tunisie, dont 149 à Bizerte. En 1992, il n’y en avait plus qu’un seul : moi ; mais je suis une bent-bled [« fille du pays » en arabe] pour mes concitoyens », écrit Anastasia dans son autobiographie intitulée La Dernière Escale : le siècle d’une exilée russe à Bizerte (Sud éditions, Tunis, 2000, réédité en 2004).
« De nos jours, les patriotes sincères, en Russie, déplorent la dislocation de l’URSS, en tant que seul et même État, écrit Anastasia. Pour les patriotes qui se battaient dans l’Armée blanche, la création de l’URSS était, au contraire, la fin de la grande Russie,  »une et indivisible ». »
On comprend dès lors pourquoi Anastasia n’a jamais demandé la nationalité soviétique. Tout comme son père et sa mère, morts au début des années 1960 avec le statut de réfugiés. Elle n’a pas sollicité non plus la nationalité tunisienne ou française – qu’avaient prise pourtant ses deux soeurs et ses deux filles, Tamara et Tatiana, toutes deux vivant actuellement en France. « Je l’aurais fait si cela ne m’avait pas empêchée de reprendre un jour ma nationalité et mon passeport russe », dit-elle.
Après un premier voyage dans son pays natal, en juillet 1990, rendu possible grâce à un passeport de réfugié délivré par les autorités tunisiennes, Anastasia a reçu enfin, le 17 juillet 1997, à Tunis, son passeport russe des mains de l’ambassadeur de Russie.
La Dernière Escale : le siècle d’une exilée russe à Bizerte a été publié en russe, l’année dernière, à Saint-Pétersbourg, par le Fonds d’aide à la Marine militaire. Entièrement réécrit par l’auteur (et non traduit du français), l’ouvrage a obtenu le prix littéraire Alexandre-Nevski 2005. Anastasia ne pouvant se rendre à Saint-Pétersbourg pour recevoir son prix au cours d’une cérémonie initialement prévue le 12 septembre, c’est encore l’ambassadeur de Russie en Tunisie, Alexey Podtserob, qui s’est chargé de le lui remettre, le 2 septembre, à sa résidence, en présence de représentants du corps diplomatique, des médias et de la communauté russe résidant dans la capitale tunisienne.
Anastasia nous a reçu, quelques jours après, dans une vieille villa de style colonial située au centre de Bizerte, maison de location qu’elle partage avec son fils aîné, Serge, né en 1936 de son mariage avec Murtaza Mirza Chirinsky, un musulman de Crimée, arrivé dans la ville la même année qu’elle – et dans les mêmes conditions -, et qui mourut en 1982 loin de son pays natal.
Anastasia a exercé comme institutrice, puis comme professeur de mathématiques dans les lycées tunisiens après l’indépendance, en 1956. Elle eut, parmi ses élèves, plusieurs hauts responsables locaux, mais aussi un certain Bertrand Delanoë, actuel maire de Paris, né en 1950 à Bizerte, qu’il quitta vers l’âge de 14 ans. « Il séjourne souvent à Bizerte. Lorsqu’il est là, il vient chaque jour me voir. C’est un homme fidèle. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui », dit la vieille dame. Qui ajoute : « Je n’aime pas la politique. Mais j’aurais préféré qu’il reste sénateur. Il aurait eu ainsi une vie plus tranquille. Il a voulu devenir maire de Paris. Ce n’est pas mal non plus. Car c’est un homme honnête et intègre. Et qui sait se rendre utile. »
Anastasia vit, assez chichement, d’une pension de retraite tunisienne. Son seul souci : son fils, qui n’a aucune ressource. « Je suis très vieille. J’ai peur qu’il ne se retrouve à la rue après ma mort », confie-t-elle.

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