Louanges au vin et à Allah

L’islam n’a pas toujours eu le visage puritain et obscurantiste qu’on veut lui donner aujourd’hui. L’anthropologue et psychanalyste Malek Chebel ne cesse de le démontrer. Après avoir exploré, à maintes reprises, le thème de la sensualité amoureuse, il a e

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 3 minutes.

L’ivresse mystique : un vertige océanique
Aux yeux des mystiques, le but ultime de la consommation de vin est d’aboutir à un état d’extase proche de l’illumination. Cette extase est capitale pour la progression de l’adepte dans la voie tracée par son maître. Elle ajoute foi au crédit de celui-ci, donne un éclairage nouveau sur la méthode enseignée, et finalement rejaillit sur l’esprit même de la confrérie. L’extase s’acquiert évidemment par d’autres moyens que le vin, notamment par la danse et par la contemplation. Il reste que l’ivresse obtenue après une consommation prudente de vin est un moyen aussi commode qu’efficace. Il n’est pas impossible non plus que dans certains couvents isolés, situés dans des cavernes des montagnes de Syrie, d’Afghanistan ou du Tadjikistan, l’effet du vin ait eu pour but de réchauffer les corps soumis aux froids cuisants de l’hiver.
Quoi qu’il en soit, le lien entre ivresse et extase n’est pas toujours distinctement établi. Que des soufis soient persuadés que, en étant éméchés, ils peuvent atteindre plus facilement l’extase est une vérité largement établie, ce que d’ailleurs certains poèmes mystiques laissent entendre dès la première strophe. Pourtant, on ne peut limiter l’observation à un seul versant d’authentification : l’ivresse introduit certes à l’extase, mais ne peut s’y limiter, ni l’extase se réduire aux effets de confréries avinées. Il faut bien plus d’ascèse, de concentration et de travail assidu pour atteindre l’extase véritable dans une voie mystique (tariqah). On ne peut en douter, sinon chercher à seulement dénigrer par avance les effets de remplacement que peuvent avoir des excitants comme le vin, le haschisch ou l’opium, ces deux substances étant plus couramment usitées dans les régions montagneuses du Pamir, d’Iran et d’Afghanistan. Et puis, il faut souscrire à ce que dit [le savant allemand] G. Van der Leeuw lorsqu’il note que « dans le cas du soufi, on ne sait pas exactement si la consommation du vin est encore réelle, ou si déjà il ne s’agit plus que d’une image ». Il ajoute : « Ce qui reste très réel, c’est l’ivresse. Car elle peut aussi s’obtenir par diverses pratiques, ascèse, exercices, méditation méthodique, etc. La danse et la musique y fournissent leur contribution, comme aussi la concentration et la plus grande immobilité possible. »
Un exemple de cette ivresse nous est donné par le mystique iranien ‘Orfi, qui naquit à Chiraz vers 1555 et mourut à Lahore, en 1591. Pour cet auteur de poèmes classiques, apprécié autant en Inde et en Perse qu’en Turquie, le vin est un véhicule fabuleux, une monture céleste, un véritable pur-sang lâché dans une nature vierge. Du reste, aux yeux de ‘Orfi, il présente tout à la fois l’agilité de l’ivresse, la vitesse de l’éclair lorsqu’il s’élance, et la révélation des sens enfouis. Telle est l’ivresse mystique, un vertige océanique que rien ne peut maîtriser hormis la foi en un Créateur céleste, illuminé par les louanges des hommes et les illuminant à leur tour. Tous ces symboles ont un sens de théophorisation, car ils déplacent la symbolique du vin de la Terre-mère où le cep de vigne a grandi jusqu’à l’espace lumineux (le noumen catégoriel) d’où s’épand la liqueur : « Si, comme enivré, je m’élance, ne m’en blâmez pas : mon désir donne à ma monture des ailes et met dans l’ivresse ma bride. »
À l’opposé, la mystique kurde inscrit le vin dans un arc de représentations qui part du vin pré-éternel jusqu’au vin eschatologique. Dans l’une de leurs légendes, rapportée par Mohammed Mokri, le vin pré-éternel participe à l’initiation de l’archange Gabriel. Cette légende prétend que ce vin d’intronisation lui a été servi par une puissance invisible qui pourrait être Dieu : « Bois afin que tu sois clairvoyant, tu auras foi en la perfection de ma Direction [irchad], tu louangeras le Juge et tu connaîtras son essence permanente. […] »

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