Les 100 jours de Bouteflika

Laminage de l’opposition, reprise en main du FLN, mise au pas de la presse privée, réduction du rôle de l’armée… Trois mois après la présidentielle, le chef de l’État a désormais les mains libres. Pour lui, le plus dur commence.

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 7 minutes.

Alger, début juillet. Trois mois après la réélection à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, le 8 avril, la ville s’est débarrassée des milliers d’affiches électorales qui recouvraient ses murs. Sur ses principales artères, les embouteillages s’étirent interminablement et les travaux d’aménagement se multiplient : routes, échangeurs, tunnels… À la périphérie de la ville, seule zone encore constructible, les immeubles sortent de terre comme des champignons. Les grands hôtels fourmillent d’hommes d’affaires européens, asiatiques et moyen-orientaux. Paralysées pendant la campagne présidentielle, les affaires reprennent et l’aéroport international Houari-Boumedienne a été rénové. Un vent de changement souffle sur la capitale.
Cette apparente métamorphose cache pourtant une situation inquiétante. Ou qui, du moins, pourrait le devenir si elle perdurait. Car le trimestre écoulé n’a pas seulement été celui des grands travaux. Sur le plan politique, il a été marqué par une opération de nettoyage de grande envergure : démantèlement de l’opposition, reprise en main du Front de libération nationale (FLN), mise au pas de la presse et réduction de l’influence de l’armée… Bouteflika a manifestement décidé d’asseoir son autorité et, sur ce plan, sa réussite est totale. Lui qui se refusait à n’être qu’une « moitié de président » est désormais le patron incontesté du pays. Tous les leviers de commande sont entre ses mains.

Où est passée l’opposition ?
Dès le lendemain du 8 avril, il ne faisait aucun doute que ceux qui avaient eu l’audace de s’opposer au président allaient payer cher leur déroute électorale. Son principal concurrent, l’ancien Premier ministre Ali Benflis (environ 7 % des suffrages), a aussitôt jeté l’éponge et démissionné du secrétariat général du FLN. Il garde aujourd’hui obstinément le silence, se bornant à contester sa défaite. Aucun doute, selon lui : « il y a eu fraude ». Ses plus fidèles soutiens au sein de l’ex-parti unique se sont empressés de retourner leur veste et de rejoindre le camp des « redresseurs » favorables à Bouteflika, jurant la main sur le coeur qu’on « les avait trompés » et qu’on « ne les y reprendrait plus ». Qui a dit que le FLN était un parti d’opportunistes ? Hier, ils vouaient le président aux gémonies avec plus de virulence encore que Benflis. Lors de la cérémonie d’investiture du 19 avril, ils ont humblement imploré son pardon. Depuis, la liste des transfuges ne cesse de s’allonger. À en croire le Quotidien d’Oran, au moins 180 députés et sénateurs auraient rallié les rangs des redresseurs. L’hémorragie a pris une telle ampleur que, le 3 juin, Karim Younes, le président de l’Assemblée populaire nationale (APN) – un proche de Benflis -, a été contraint de céder le perchoir à Ammar Saïdani, député FLN d’El-Oued et… responsable des comités de soutien au candidat Bouteflika pendant la campagne !
Quant à Saïd Sadi, le président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), et à l’islamiste Abdallah Djaballah, leader du Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah), ils sont l’un et l’autre aux abonnés absents. Seul le second s’efforce encore, timidement, de mobiliser ses troupes. Sans grand succès. Désormais, l’APN et le Sénat « roulent » comme un seul homme pour « Boutef », comme les Algériens surnomment le chef de l’État. Un sacré retournement de situation ! Avant le 8 avril, la presse indépendante le présentait à longueur de colonne comme un homme fini, isolé, rejeté, presque à l’agonie. Sans doute paie-t-elle aujourd’hui le prix de son effronterie.

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La presse mise au pas
Fer de lance de cette campagne anti-Boutef d’une rare violence, Mohamed Benchicou, directeur du quotidien Le Matin et auteur d’un virulent pamphlet (Bouteflika, une imposture algérienne) paru deux mois avant la présidentielle, a été condamné le 14 juin à deux ans de prison ferme et à 20 millions de dinars (environ 220 000 euros) d’amende par le tribunal d’El-Harrach. Pour « infraction à la législation sur le contrôle des changes et les mouvements de capitaux ». Au mois d’août 2003, des bons de caisse avaient été découverts dans ses bagages, à l’aéroport d’Alger… Ses avocats crient au « procès politique ». Pour eux, cette affaire n’est qu’un « prétexte » exhumé par le pouvoir pour régler ses comptes avec l’un de ses principaux adversaires. Par ailleurs, Le Matin et son confrère Liberté sont menacés de fermeture. Outre, sans doute, leur commune hostilité à Bouteflika, on leur reproche d’avoir négligé de régler un important arriéré d’impôts.
La presse privée algérienne n’est certes pas exempte de reproches. Des années durant, elle a multiplié les excès et les dérapages, allant jusqu’à appeler – à mots couverts – à l’émeute. Reste que cette mise au pas en inquiète plus d’un. Ali Yahia Abdenour, par exemple, le président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), s’indigne : le pouvoir, selon lui, « ne reconnaît ni le droit national ni le droit international ». À Paris comme à Washington, les responsables politiques cachent difficilement leur embarras.

« L’armée est sous mon autorité »
Le 4 juillet, lors de la célébration du quarante-deuxième anniversaire de l’indépendance au ministère de la Défense, Bouteflika a tenu à rappeler les missions constitutionnelles de l’Armée nationale populaire, appelée, selon lui, à « retrouver sa place au sein de la société algérienne dans le cadre du fonctionnement normal des institutions nationales ». En d’autres termes, elle « exerce ses missions sous l’autorité et la responsabilité du président de la République ». Traduction : le « boss », c’est moi !
Pendant la campagne électorale, le général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée algérienne, avait multiplié les incursions dans le champ politique, appelant ses hommes à faire échec à toute velléité de fraude de la part de l’administration. À l’époque, les détracteurs de Boutef y avaient vu le signe que les « décideurs » de l’armée avaient lâché le président sortant au profit de Benflis. Mal leur en a pris.
Si les « cent jours » de Bouteflika ont été marqués par une sérieuse reprise en main, peu de changements ont eu lieu à la tête de l’État : la majorité des membres du gouvernement d’Ahmed Ouyahia a, par exemple, été reconduite dans ses fonctions. Des nominations sont annoncées pour septembre, on verra. Reste que, pour l’équipe au pouvoir, le principal danger serait de s’endormir sur ses lauriers. Les attentes de la population sont énormes, à la mesure, sans doute, du plébiscite dont a bénéficié Bouteflika le 8 avril. Quatre-vingt-cinq pour cent de déçus, cela ferait beaucoup de monde… Le chef de l’État a clairement défini les priorités de son quinquennat : la « réconciliation nationale » et le redressement de la situation économique – réduction du chômage et allègement de la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, en premier lieu. Il sera jugé à ses actes.

Quel avenir pour l’Algérie ?
Le pays est à une période charnière de son histoire. Soit il sort durablement la tête hors de l’eau, soit il risque l’asphyxie : tel est l’enjeu du quinquennat qui commence. Mettre un terme à toute forme d’extrémisme et aux disparités régionales, lutter contre la corruption et les inégalités sociales, rétablir la confiance entre l’État et ses administrés : c’est cela, la réconciliation nationale. Le chantier est gigantesque.
Mais le principal défi auquel le chef de l’État est confronté, celui qui conditionne le succès de son entreprise, c’est de fédérer les forces vives du pays.
Actuellement, trois générations cohabitent : celle qui tient les rênes du pouvoir (en gros : les vétérans de la guerre de Libération) ; celle, intermédiaire, incarnée par Benflis, Ouyahia, Sadi et quelques autres ; celle, enfin, des moins de 30 ans – de loin la plus nombreuse. Entre ces trois générations, le fossé est vertigineux. Les deux premières se reconnaissent volontiers en Messali Hadj, le père du nationalisme algérien ; la troisième ne jure que par Doc Gynéco, la Star Academy et Internet. C’est donc l’histoire d’un passage de témoin qui attend les Algériens.
Bouteflika va devoir rassembler cette jeunesse abandonnée, déboussolée. Et, surtout, lui offrir un véritable projet. Grande nouveauté : les jeunes n’attendent aujourd’hui plus de l’État qu’il les prenne en charge, comme c’était le cas dans les années 1970. « Je ne veux pas qu’on m’éduque, qu’on me trouve un travail ou qu’on me nourrisse, explique Brahim. Je veux juste qu’on m’aide à me lancer dans la vie active, qu’on me permette d’accéder au crédit, qu’on fixe des règles du jeu valables pour tout le monde. Le reste, je m’en occupe. » Brahim, la trentaine, est ingénieur agronome. Et à la recherche d’un emploi. L’un de ses innombrables « diplômés-chômeurs » qui sortent chaque année de l’université…
Les pesanteurs du système sont considérables. Pourtant, la société algérienne change. Vite, très vite même. La chape de plomb qui s’était abattue sur elle pendant les années 1990 est en train de sauter. Le jeudi soir (premier jour du week-end) à Alger, la jeunesse dorée prend d’assaut les boîtes de nuit. On boit, on se défoule, on danse jusqu’au petit matin… On flirte sans gêne sur la piste de danse ou dans les coins sombres… Le whisky coule à flots, le Coca aussi. Inimaginable il y a seulement cinq ans !
De leur côté, les jeunes des quartiers populaires tentent de survivre. Pour eux, pas de sorties en discothèque : ils attendent un improbable travail, un logement, une épouse (ou un mari). Ils représentent l’écrasante majorité de la population et ont placé tous leurs espoirs en Boutef. Plus que les autres, ils attendent que leurs aspirations soient prises en compte, appellent de leurs voeux une réforme d’un Code de la famille parfaitement anachronique, veulent accéder au marché de l’emploi, à un logement, à l’éducation… Après le « grand nettoyage » du printemps dernier, le chef de l’État a désormais les mains libres, mais, pour lui, le plus dur commence.

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