Le jour le plus long

Après un mois de blocus dû à la petite « guerre du Kivu », la frontière entre les deux pays a été rouverte le 2 juillet. De part et d’autre du grand lac, nos envoyés spéciaux ont assisté à l’événement.

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 10 minutes.

Goma la congolaise respire
La frontière s’est ouverte sur une ville qui n’a guère été épargnée par la guerre depuis une décennie. La barrière métallique s’est levée le 2 juillet à minuit entre Goma, ville-phare de l’est de la République démocratique du Congo, et Gisenyi, point de contact avec le Rwanda voisin. Le blocus avait été instauré le 5 juin, après que Kinshasa eut accusé Kigali d’avoir parrainé la prise de Bukavu par le général « dissident » Laurent Nkunda.
Pas de détachement militaire pour la circonstance, ni de présence d’officiels, seulement quelques coups de klaxon déchirant le silence de la nuit pour fêter le retour à la normale. Et Goma s’est mis à respirer de nouveau. Dès l’aube du 3 juillet, la vie a repris ses droits, et les va-et-vient se sont accélérés entre deux villes distantes… d’une cinquantaine de mètres. Des camions chargés de conteneurs, des véhicules de particuliers, des piétons… se sont rués vers Gisenyi. Dans un mouvement inverse, de nombreux Rwandais ont franchi la frontière en famille ou avec des marchandises. « Libres enfin de circuler. Nous sommes comme des détenus qui viennent d’être libérés », lance Hassan, un commerçant d’origine libanaise, en remplissant un formulaire dans le modeste « bureau de la migration », côté congolais.
Sinistrée, visiblement éprouvée par les guerres et les catastrophes naturelles, la population de Goma n’attend guère d’assistance extérieure, ni d’aide de Kinshasa – distante de 2 000 km et à laquelle ne la relient ni route carrossable ni réseau téléphonique fixe. Massive, la présence de tous les corps des Nations unies et de nombreuses ONG se manifeste surtout par le spectacle des grosses cylindrées qui sillonnent les artères poussiéreuses de la ville… et assez peu par une amélioration de la situation humanitaire.
Les Gomatrassiens se « débrouillent ». Le secteur des petits boulots explose : exploitation de taxis-motos, vente de carburant à la criée dans des bidons, transport d’objets sur des brouettes de fortune… Les étals se garnissent au marché de Virunga, où les acheteurs peuvent à nouveau trouver friperies, fruits, légumes, riz, arachides, maroquinerie, viande de porc et de brousse…
Administrée d’août 1998 à juin 2003 par le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un mouvement armé proche de Kigali et aujourd’hui intégré dans les institutions de la transition à Kinshasa, la métropole de l’Est s’est accoutumée à vivre sous perfusion rwandaise. Ici, on se connecte à Rwandatel pour accéder à Internet. Les téléphones portables ont indifféremment des numéros rwandais ou congolais. La population capte à sa convenance les radios et télévisions congolaises ou celles du pays des Mille Collines. Les véhicules, biens manufacturés et produits pétroliers, importés de Dubaï ou d’Europe, transitent par le port de Mombasa, au Kenya, puis par le Rwanda ou l’Ouganda. Et 80 % du demi-million d’habitants de Goma sont constitués de « rwandophones », qui parlent le kinyarwanda, la langue d’« en face ». Des familles sont éclatées de part et d’autre de la frontière.
L’atmosphère de Goma tranche avec celle de la capitale congolaise, polluée, étouffante et bigarrée… En ces premiers jours de juillet, l’air est frais, et le mercure s’immobilise aux alentours de 17 °C. Le lac Kivu, qui ceinture la ville, charrie un vent méditerranéen. Bordée de belles plages et de somptueuses propriétés « pieds dans l’eau » qui jadis servaient de lieux de villégiature aux dignitaires du régime mobutiste, la ville fut autrefois une des attractions touristiques du pays. Sa végétation luxuriante, ses eucalyptus géants, ses espaces gazonnés au pied du lac lui valurent le surnom de « Suisse de l’Afrique ».
Mais le décor idyllique de Himbi, le quartier huppé qui borde le Kivu, contraste avec le délabrement du reste de la ville. Toute la partie est a été dévastée en janvier 2002 par le volcan Nyiragongo. La lave a tout emporté sur son passage, ne laissant que les restes calcinés de la cathédrale. L’éruption du Nyiragongo a pollué l’air plusieurs semaines après la catastrophe, détériorant durablement la santé publique, occasionnant la mort de vieillards et d’autres personnes fragiles, ainsi que la malformation d’une dizaine de bébés. Le « crachat » du volcan a laissé une population traumatisée, encore sous le choc deux ans et demi après. Paul, 31 ans, se souvient avec émotion de la tragédie : une montagne de feu haute de plus de 300 mètres, large d’un demi-kilomètre, qui brûle et engloutit tout sur son passage. L’apocalypse…
Du mont Goma, hérissé d’émetteurs de radio, de télévision et de téléphonie cellulaire, on a une vue imprenable sur l’agglomération : on peut observer cet amas de baraques et de maisons en dur couvertes de tôle entrecoupé d’espaces verts, de collines et de ruines carbonisées. De l’Université libre des pays des Grands Lacs (ULPGL) à l’Hôpital général de Goma, en passant par le détachement local de la « Police spéciale de roulage » (sic), les services publics se remettent laborieusement en place.
Le gouverneur de la province du Nord-Kivu, Eugène Sérufuli, un « rwandophone » de 42 ans, notable du RCD, est le chef d’État, de facto, d’une province aussi grande que le Rwanda et l’Ouganda réunis, et riche en minerais précieux tels que le coltan, le diamant, l’or ou la cassitérite. Sérufuli a établi ses bureaux à Musée, la luxueuse ancienne demeure de Mobutu, adossée au lac, à la pointe ouest de la ville.
Le gouverneur déplore les problèmes de sécurité liés à la présence dans sa province des ex-FAR (éléments des ex-Forces armées rwandaises) et autres miliciens interahamwes, qui empoisonnent depuis plusieurs années les rapports entre le Rwanda et la RDC. « Les « Forces négatives » se cachent dans les forêts de Walikale et de Masisi, ainsi que dans le parc national de Virunga, indique Sérufuli. Tous coupent les routes, violent, pillent, brûlent… Ils ont une obsession : pénétrer au Rwanda pour renverser Kagamé. Les plus proches ont une base militaire à Kibua, à 200 km de Goma. »
Ni l’armée congolaise ni les troupes ultraéquipées de la Mission de l’organisation des Nations unies en RD Congo (Monuc) n’ont jusqu’ici réussi à les neutraliser. On se contente, pour l’heure, de démobiliser et de rapatrier les quelques « rebelles » capturés ou qui se rendent. Le gouverneur a ainsi remis le 3 juillet à M’hand Ladjouzi, chef de la Monuc pour le Nord-Kivu, neuf éléments des « Forces négatives » : trois capturés et six cas de reddition. Sept hommes et deux femmes, déshydratés, hagards, que le responsable onusien s’est s’employé à rassurer : « Vous n’allez pas tarder à regagner votre pays. La Monuc et la communauté internationale veilleront à ce que vous y soyez bien traités. Le Rwanda a jusqu’ici respecté les droits de toutes les personnes rapatriées. Vous aurez droit au même accueil. »

À Cyangugu la rwandaise, le pont, c’est la vie
Cyangugu, 3 juillet, 6 h 30 du matin. À la frontière, côté rwandais, j’attends. La réouverture du pont, fermé depuis le 5 juin, est annoncée pour 7 heures. À part six militaires qui me dévisagent de l’air maussade de ceux qui n’ont pas assez dormi, il n’y a personne aux alentours du pont où souffle un petit vent frais. Seuls quelques jeunes gens téméraires installés sur les bords du lac Kivu plongent de grands bidons jaunes dans les eaux froides du lac pour laver leur Solex ou leur voiture.
Il y avait plus de monde la veille aux environs de 18 heures. Des badauds, pour la plupart venus traîner leur désoeuvrement. Les quatre militaires qui montaient la garde à la frontière ne semblaient pas plus débordés. En face, côté congolais, six soldats uruguayens de la Monuc, casque bleu sur le crâne, devisaient tout en renvoyant mollement le ballon qu’un jeune garçon venu jouer s’évertuait à leur passer.
À 7 heures, alors qu’un timide soleil fait son apparition, les soldats rwandais quittent la barrière et se dirigent à pas lents vers le pont. « La frontière est ouverte, m’informe le chef de poste. – Je peux donc traverser le pont et aller en République démocratique du Congo ? – Si vous avez votre passeport, il n’y a aucun problème. » Dans son bureau, il appose un tampon sur le document. « Vous pouvez maintenant traverser et aller dans la ville de Bukavu.» Les soldats rwandais qui s’étaient engagés jusqu’au milieu du pont déplacent une énorme branche d’arbre qui était posée sur les parapets et dépassait des deux côtés.
Je traverse, posant précautionneusement les pieds sur les planches disjointes. Sur l’injonction des soldats congolais qui attendent sur l’autre rive, je me dirige vers l’Office de douanes et accises (Ofida), dont personne ne daigne relever la barrière pour me laisser passer. Je me contorsionne donc pour me glisser par le côté. Alors que je m’avance vers l’Office des douanes surgit un homme en treillis, qui se plante à quelques mètres de moi et me lance d’un ton courroucé : « Vous pouvez rentrer ! » avant de planter ses deux poings sur les hanches. Comme je le remercie de son invitation, l’homme devient furieux, tandis qu’un doigt tendu vers la frontière rwandaise il manque de s’étrangler en hurlant à nouveau : « Vous pouvez rentrer ! »
Un autre homme, en civil, approche et me suggère : « Il vous demande de retourner de l’autre côté de la barrière. » Cet affable fonctionnaire de l’Ofida, la petite cinquantaine, se nomme Déo-Gratien. L’ouverture de la frontière côté congolais, m’explique-t-il, ne sera officielle que lorsque le gouverneur de la province de Bukavu, attendu d’un moment à l’autre, donnera son accord. On m’avance une chaise et on me demande de prendre mon mal en patience. Il est presque 8 heures et je suis toujours la seule a avoir emprunté ce pont.
Une dizaine de minutes plus tard, un jeune homme venu de Cyangugu me rejoint. Il s’appelle Patrick, il travaille au Rwanda comme ingénieur agronome, mais il est congolais. Avant les événements de Bukavu, me raconte-t-il, la circulation était totalement libre. Parmi les dizaines de personnes qui traversaient le pont se trouvaient des commerçants qui allaient s’approvisionner au marché de Kamembe, des voyageurs qui se rendaient à Kigali, à Bujumbura ou à Kampala, en Ouganda. Mais aussi des enseignants qui allaient donner leurs cours en face mais qui, en réalité, résidaient à Bukavu, des étudiants… Selon Patrick, ce sont les habitants de Bukavu qui ont le plus souffert de la fermeture de la frontière. « Ils n’avaient plus rien à manger car ils achetaient des denrées alimentaires à Cyangugu pour aller les revendre à Bukavu ! Et je ne parle pas du carburant. Les gens d’ici dépendent complètement de la ville frontalière rwandaise. Pendant la fermeture, ils étaient contraints d’aller à la ville portuaire d’Uvira, ce qui leur prenait un temps fou, car pour aller dans cette partie du Congo il est plus facile de passer par le Rwanda. »
Patrick me confie qu’il est banyamulenge et qu’il vient « en éclaireur » à Bukavu pour voir comment il y sera reçu. S’il est bien traité, il dira à ses amis refugiés au Rwanda de rentrer sans crainte. « Parfois, dit-il plein d’amertume, ils tabassent quelqu’un au marché ou dans la rue simplement parce qu’il ressemble à un Rwandais. J’ai déjà été frappé à plusieurs reprises ou bousculé sans raison. Il est même arrivé qu’on me lance des pierres comme à un chien galeux ou qu’on me dise : « Toi on ne peut pas te faire confiance, tu ressembles à un Rwandais ! » Mais je suis congolais, c’est chez moi ici ! Mes parents et mes grands-parents sont nés ici et ils vivent paisiblement dans les hauts plateaux, même si parfois les Maï-Maï les attaquent ! »
Un second jeune homme est venu nous rejoindre. Il se nomme Alfredo, la trentaine, il est peintre plasticien et vit au Rwanda. Alfredo est congolais. Son père est décédé deux jours auparavant et il n’a pas pu se rendre aux obsèques, à cause de la fermeture de la frontière. « Moi, le fils aîné, je n’ai même pas pu assister à son enterrement, explique-t-il des sanglots dans la voix, alors que je me trouvais à peine à 1 km de Bukavu. Mon petit frère lui, qui vit à 800 km d’ici, à Kisangani, a pu s’y rendre en prenant l’avion. »
Il est 8 h 15 et, comme la venue du gouverneur n’est pas annoncée avant 10 heures, je tente de palabrer avec Déo-Gratien, qui accepte à son tour d’aller palabrer avec le cerbère qui m’a envoyé paître. Par chance, on me laisse passer. De l’autre côté, les Congolais sont déjà là en nombre. À peu près deux cents personnes, dont une grande majorité de femmes, qui tiennent des sacs vides à la main. Plusieurs hommes portent de grands bidons jaunes, sans doute pour acheter du carburant.
Me voici donc à Bukavu, en terre congolaise. Personne d’autre ne sera autorisé à passer. Malgré les regards méfiants qu’on me jette, je finis par lier conversation avec un habitant, qui m’explique à quel point la vie était dure jusqu’à ce qu’on ouvre l’axe Uvira, il y a deux semaines de cela. Soudain, toute une foule m’entoure et chacun y va de sa petite plainte en swahili. « Je ne pouvais plus acheter de tomates », dit une femme. « Et moi, impossible de me ravitailler en menu fretin, c’était dur hein ! » Je réussis à me dégager et vais m’aventurer sur les hauteurs de Bukavu, histoire de respirer l’air du pays. J’ai malheureusement peu de temps pour poursuivre mon périple. Lorsque je repasse la barrière congolaise, Déo-Gratien m’interpelle « Ah Coumba, j’espère que tu vas me payer beaucoup de Coca aujourd’hui, hein ! » Tiens donc ! N’oubliez pas le guide !

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