L’éclipse des stars

Invités inattendus au grand banquet du football européen, les joueurs grecs n’ont laissé que des miettes aux Zidane, Beckham, Raul et autres Figo. Quel appétit !

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Lisbonne, 4 juillet. L’arbitre allemand Markus Merk vient de siffler la fin de la finale de l’Euro 2004 et, déjà, Eusebio da Silva se dirige d’un pas décidé vers le podium dressé à la hâte sur la pelouse de l’Estadio della Luz. Natif du Mozambique, l’ancienne gloire du Benfica, qui fut le meilleur buteur de la Coupe du monde 1966 avec le Portugal, a été désigné par l’UEFA pour remettre le trophée au vainqueur. Un honneur qu’aucun footballeur d’origine africaine n’avait connu avant lui.
Un mois durant, Eusebio a été omniprésent aux côtés de la seleção portugaise, prodiguant conseils et soutien, mais là, en cette chaude soirée lisboète, il le coeur lourd, presque la larme à l’oeil : il ne remettra pas le trophée dont tout un peuple rêvait à Luis Figo, mais à Theodoros Zagorakis, le capitaine de l’équipe de Grèce. La sélection dirigée par le Brésilien Luis Felipe Scolari a en effet trébuché sur la dernière marche du podium. Incapable de résoudre l’épineux problème posé par son adversaire, elle s’est inclinée à la régulière (0-1). La fête fut joyeuse et colorée, mais, pour les Portugais, elle s’achève sur un goût de cendre.
La Grèce, elle, est entrée dans l’Histoire. Aucun spécialiste n’aurait misé un centime sur sa victoire. L’équipe aujourd’hui dirigée par l’Allemand Otto Rehhagel ne s’était qualifiée qu’à deux reprises pour la phase finale d’une grande compétition internationale (Euro 1980 et World Cup 1994). Et elle n’y avait jamais remporté le moindre match. Lors des qualifications pour cet Euro 2004, elle avait néanmoins fait preuve d’une belle efficacité en terminant en tête de son groupe – devant l’Espagne, déjà. Mais de là à rêver d’un sacre continental…
Triple champion d’Allemagne (avec le Werder de Brême et Kaiserslautern), trois fois vainqueur de la Coupe d’Allemagne et de la Coupe européenne des vainqueurs de coupe (en 1992), Rehhagel possède un joli palmarès. Mais il n’a pas la cote dans son pays, où ses conceptions tactiques « passéistes », ses méthodes « musclées » et sa suffisance exaspèrent. En 2001, il est recruté par la Grèce. Avec pour mission de remettre de l’ordre dans la sélection. Il sait que ses joueurs ne sont pas dépourvus de qualités, mais qu’ils manquent de rigueur et de sens du « collectif ». Trois ans durant, il va leur imposer une discipline toute prussienne. Avec les résultats que l’on sait. Rehhagel, c’est une main de fer dans un gant du même métal !
Parallèlement, il va mettre en place une tactique ultradéfensive qui n’est pas sans rappeler celle inventée, dans les années 1960, par l’Italien Helenio Herrera, père du catenaccio (« verrou »), de sinistre mémoire. Tout à tour, les Portugais (deux fois), les Espagnols, les Français (tenants du titre) et les Tchèques, grands favoris de la compétition, s’y briseront les dents.
La recette est éprouvée : quadrillage du terrain impitoyable, défense renforcée et jeu dur. L’objectif est d’attirer l’adversaire dans son propre camp et de tenter de le surprendre par une contre-attaque ou un coup de pied arrêté. C’est l’art du contropiede (« contre-pied »). « Qu’importe de perdre du terrain si l’on gagne des matchs ! » ironise Rehhagel.
En face, Portugais, Français et Tchèques n’ont réussi que par intermittence à déployer un jeu offensif bien construit. Trop souvent, ils ont tenté de percer le « béton » grec de manière individuelle : dribbles de Figo et de Ronaldo, temporisations de Zidane, hésitations de Nedved et de Koller. C’était mission impossible. Pour plusieurs raisons.
D’abord, parce que la défense grecque n’hésite pas, on l’a vu, à recourir aux méthodes les plus contestables (tacles dangereux, simulations, etc.), que les arbitres auraient d’ailleurs pu sanctionner plus sévèrement. Ensuite, et surtout, parce que l’attaquant de pointe adverse (Pauleta, Trézéguet ou Barrös) est constamment marqué par au moins deux défenseurs : le stoppeur Michail Kapsis et le libero Traianos Dellas. Comme la valeur individuelle de ceux-ci est au-dessus de la moyenne, tant physiquement que techniquement, le combat tourne presque toujours à leur avantage. Enfin, parce que cette défense hyperagressive ne laisse aucune initiative, aucune liberté d’action à l’adversaire. Le marquage individuel forcené qu’elle pratique contraint les attaquants, quand ils reçoivent le ballon, à trouver une solution instantanée. Or ils ne l’ont que très rarement fait de manière collective. Sauf exception, ils n’ont jamais eu le temps de déployer leur jeu de manière harmonieuse et efficace. « Ce que font les Grecs, constate le technicien français Guy Roux, ils le font jusqu’au fanatisme. Ils ont l’abnégation des minorités puisqu’ils sont les seuls à défendre comme ça. » Bien vu.
Et puis, force est de reconnaître que les contres grecs, certes habilement menés, ont été largement favorisés par les errements défensifs adverses. Trop souvent, Portugais, Français et Tchèques ont pris le risque de n’opposer qu’un seul défenseur à ce redoutable avant-centre qu’est Angelos Charisteas. Trop souvent, lors du déclenchement d’une contre-attaque, ils ont choisi de marquer les joueurs qui n’étaient pas en possession du ballon, en « oubliant » celui (généralement Zagorakis ou Georgios Karagounis) qui avançait balle au pied. Enfin, ils ont parfois manifesté une coupable inattention lors des coups de pied de coin.
Les hommes de Rehhagel sont de bons joueurs, ce ne sont pas des stars. Simplement, ils « avaient plus faim que les autres ». Leur moral et leur condition physique ont été constamment irréprochables. Il est vrai que la plupart d’entre eux disputent un championnat national pas vraiment épuisant et qu’ils ont bénéficié d’une bonne préparation. Leur impressionnante confiance collective est la conséquence d’un système de jeu élaboré en commun, selon des principes bien établis, même s’ils sont contestables, qui recueillent l’assentiment de tous.
Pour expliquer l’élimination précoce des Espagnols, des Italiens, des Allemands, puis celle des Français et des Anglais en quarts de finale, Franz Beckenbauer, le président du Comité d’organisation du Mondial 2006, a mis en cause, comme après le Mondial 2002, les cadences « infernales » auxquelles sont soumis les joueurs évoluant dans les grands championnats européens. Ce n’est sûrement pas faux, mais ça n’explique pas tout. Tchèques, Portugais, Néerlandais et Danois, par exemple, jouent pour la plupart à l’étranger, mais n’ont pas pour autant raté leur Euro. Michel Platini, aujourd’hui numéro deux de la Fifa, avance une autre hypothèse : selon lui, les cinq « grands » d’Europe « importent beaucoup de joueurs étrangers, qu’ils contribuent à faire progresser. Les pays d’origine des expatriés en profitent et, finalement, ce sont eux qui gagnent. On a connu ça en France. » Sans doute fait-il allusion au Sénégal, lors du dernier Mondial…
L’Euro 2004 a aussi marqué la faillite des « phénomènes ». Raul, Beckham, Zidane et Figo, les quatre « galactiques » du Real Madrid, sont repartis bredouilles. Francesco Totti, suspendu pour avoir craché sur un adversaire, Alessandro Del Piero et Christian Vieri n’ont pas permis à l’Italie de franchir le premier tour, et Thierry Henry, le canonnier d’Arsenal, n’a même pas lézardé le « béton » grec. David Trézéguet et Pauleta n’ont été que l’ombre d’eux-mêmes et Ruud Van Nistelroy, l’homme-but de Manchester United, n’a trouvé l’ouverture que lors du premier tour.
De même, aucune superstar n’a fait son apparition au firmament du foot européen, même si la compétition a révélé ou confirmé des joueurs remarquables tels que les Portugais Ricardo Carvalho et Christiano Ronaldo, les Tchèques Milan Barrös, Pavel Nedved et Karel Poborsky, les Anglais Wayne Rooney et Frank Lampard, le Néerlandais Arjen Robben, les Grecs Giourkas Seitaridis, Zagorakis et Charisteas, l’Espagnol Fernando Torres et les Suédois Henrik Larsson et Zlatan Ibrahimovic.
Incontestablement, les stars n’ont pas été ménagées, mais, en jouant de manière trop individualiste, elles ont parfois provoqué les brutalités dont elles ont été victimes. La cause principale de leur faillite réside toutefois dans le renforcement presque général des systèmes défensifs. Marqués par un seul adversaire, un Zidane, un Henry ou un Figo auraient, neuf fois sur dix, réussi à prendre le dessus. Mais à un contre deux ou trois, la partie devient inégale : la valeur individuelle, fût-elle exceptionnelle, ne suffit plus. « C’est parce que leurs opposants se montrent intelligents et utilisent des moyens collectifs qu’ils parviennent à leur poser des problèmes insolubles », commente un technicien de l’UEFA.
Reste à savoir si le catenaccio version Rehhagel va faire école sur le continent – et ailleurs. Ou si son succès portugais n’aura été qu’un feu de paille.

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