La guerre de Taiwan aura-t-elle lieu ?

À l’approche de l’élection présidentielle américaine, les relations bilatérales se tendent. Au centre de la dispute, l’avenir institutionnel de l’ancienne Formose. Récit d’une partie de poker où tout le monde joue à se faire peur.

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Tandis que les attentats quotidiens en Irak accaparent l’attention du monde entier, des événements importants se produisent en silence dans le détroit de Taiwan. Les experts chinois s’inquiètent du réchauffement des relations entre Washington et Taipeh, en particulier dans le domaine militaire, après une élection agitée à Taiwan en mars et avant une autre, qui s’annonce de plus en plus difficile pour George W. Bush. Cette évolution contraint la Chine à réagir et contribue à une dégradation de la situation, qui devient de plus en plus incontrôlable. Les observateurs redoutent que la suggestion faite par les Américains aux Taiwanais d’envisager, en cas de conflit armé, de frapper des cibles civiles en Chine ne suscite des réactions très vives au sein de la population chinoise et ne fasse monter d’un cran la tension régionale.
Cette suggestion américaine a été formulée pour la première fois le 28 mai dans un rapport annuel du Pentagone portant sur l’estimation des capacités militaires de la Chine. Dans ce document de cinquante-quatre pages destiné au Congrès, les experts américains estiment que Taiwan ne pourrait résister à une offensive militaire chinoise jugée « probable » entre 2006 et 2008, dates correspondant au calendrier de la réforme constitutionnelle prévue par Chen Shui-bian, le président de l’île. Ils conseillent donc aux Taïwanais de réfléchir à la possibilité d’une riposte contre des cibles civiles chinoises, telles que le gigantesque barrage des Trois-Gorges ou les villes les plus densément peuplées.
En Chine continentale, où, dès qu’il est question de Taiwan, le nationalisme et le sentiment d’humiliation demeurent aussi vifs qu’au sortir de la guerre de l’opium, au milieu du XIXe siècle, les réactions sont évidemment très fortes. Depuis plusieurs semaines, les internautes ne parlent plus que de cette menace. La plupart se montrent choqués et furieux. Les journaux publient de nombreux articles à ce sujet. Un général, Liu Yuan, estime même, dans les colonnes d’un organe de presse de la Jeunesse chinoise, que la mise à exécution de cette incroyable menace présenterait toutes les caractéristiques d’un crime contre l’humanité.
Les autorités militaires de Pékin sont d’autant plus inquiètes que le Pentagone inclut pour la première fois la capacité militaire de Taiwan parmi les forces qui pourraient participer à une éventuelle contre-attaque sur le continent. Ce qui pourrait servir de justification à la vente d’armes offensives américaines à l’île rebelle… En réalité, les Taïwanais ont déjà décidé de voter un budget de 18,2 milliards de dollars pour l’achat d’armes aux États-Unis, ce qui est loin de déplaire à la Maison Blanche, à cinq mois de la présidentielle. Taiwan reste, quoi qu’il en soit, le plus gros acheteur d’armes des États-Unis.
Un malheur ne venant jamais seul, un autre rapport, rédigé par le Comité d’estimation économique et sécuritaire des relations USA-Chine, organe placé sous l’autorité du Congrès américain, propose à ce dernier et à l’administration Bush de « réexaminer la politique américaine d’une seule Chine » et d’« aider Taiwan à briser son isolement » afin que l’île puisse entrer dans certaines organisations internationales.
Ce ne sont pas là des signes isolés. Depuis la réélection de Chen Shui-bian le 20 mars dernier, Washington, Taipeh et Pékin se livrent à un jeu d’équilibre très délicat. Estimant qu’une réunification immédiate est impossible, Pékin veut maintenir le statu quo en attendant que le développement des échanges commerciaux entre le continent et l’île porte un jour ses fruits. De son côté, Taipeh estime que le statu quo concerne un Taiwan déjà indépendant depuis plus d’un demi-siècle, ce qui requiert une nouvelle Constitution mieux adaptée à cet état de fait. Pour la Chine, il s’agirait là d’une déclaration d’indépendance proprement inacceptable.
Pourtant, Taipeh ne croit pas à une attaque militaire chinoise, persuadé que les Américains interviendraient en sa faveur. Ou du moins est-ce ce que pense le président Chen Shui-bian. Avant même que celui-ci ait prêté serment pour son second mandat, la Chine mettait sérieusement en garde les autorités taïwanaises, le 17 mai, les adjurant d’ « arrêter [leur] cheval au bord de l’abîme ». Autrement dit, de ne pas aller plus loin sur la voie de l’indépendance, qui provoquerait une guerre dont nul ne veut, même si George Bush peut aujourd’hui donner l’impression contraire.
Le 19 juin, l’armée taïwanaise achevait son exercice militaire « Han Guang XX », justement fondé sur l’hypothèse, évoquée par le rapport du Pentagone, d’une attaque de l’île par des missiles de l’Armée populaire de libération en 2008. La soixantaine de militaires américains présents à l’exercice ont été accueillis au siège du commandement central, mais aussi dans des zones de combats éventuelles. Le système de simulation informatique était « made in USA » : très sophistiqué, il permet aux Américains d’associer à tout moment leur armée à ces manoeuvres.
C’est la première fois en trente-cinq ans que l’armée taïwanaise procède à une opération de ce type avec les États-Unis. Le Pentagone avait décidé d’envoyer John Allen, son responsable des affaires asiatiques, en visite officielle à Taiwan au cours du mois de juillet – une première pour un général de l’armée américaine en activité depuis la rupture des relations diplomatiques entre Taipeh et Washington. Mais de crainte d’envenimer la crise avec Pékin, le Sénat a repoussé cette initiative le 26 juin.
Dans le même temps, les États-Unis et le Japon procédaient à un exercice comparable aux alentours de l’île de Ryukyu. Objectif : déterminer le meilleur moyen de soutenir l’armée taïwanaise dans l’éventualité d’un conflit avec la Chine.
Côté chinois, l’armée n’est pas non plus restée inactive. Un exercice annuel est en cours sur l’île de Dongshan, à Fujian, la province la plus proche de Taiwan. Son but : s’assurer la maîtrise de l’air en cas de guerre. La Chine a également accéléré ses préparatifs militaires en vue d’une intervention contre Taiwan, car malgré les mises en garde de Pékin le président taïwanais ne cesse de clamer son intention de changer la Constitution en 2006.
Non pas que l’indépendance, au moins dans l’immédiat, bénéficie d’un quelconque consensus au sein de la population taïwanaise. Mais le président, réélu d’extrême justesse (avec seulement 30 000 voix d’avance), n’en continue pas moins de diriger l’île dans ce sens, l’indépendance étant pour lui autant une ambition personnelle qu’une garantie pour que la démocratie taïwanaise ne tombe pas aux mains des « communistes du continent ».
Pékin, quant à lui, n’exclut pas le recours à la force si le principe d’une seule Chine n’était pas accepté ni respecté. Cette menace constitue, à ses yeux, une dissuasion envers les indépendantistes comme envers les Américains. Or les indépendantistes taïwanais et leurs alliés américains ont beau jeu d’invoquer cette menace pour avancer de plus en plus audacieusement vers l’indépendance !
Bien d’autres explications circulent sur ce regain de tension entre Pékin et Washington. Selon certains analystes, les faucons du Pentagone chercheraient un nouvel adversaire virtuel après le transfert du pouvoir à Bagdad, George Bush ayant besoin de détourner de l’Irak l’attention des électeurs. De fait, depuis des lustres, plus la date de l’élection présidentielle américaine approche, plus les relations avec la Chine se tendent. Par le passé, le motif de la mésentente relevait le plus souvent du thème des droits de l’homme ou des relations commerciales entre les deux pays. Cette année, la querelle se concentre sur Taiwan. Les autorités chinoises redoutent que les véritables intentions des États-Unis, faucons en tête, consistent à tenter d’empêcher la réunification de la Chine.
Les Américains n’apprécient pas davantage de voir la Chine se rapprocher de l’Union européenne. Trois hauts responsables chinois, le président de la République Hu, le Premier ministre Wen et le président de l’Assemblée populaire Wu, se sont successivement rendus en Europe au cours des six derniers mois. L’achat de plus de quarante Airbus à la France fait notamment partie des sujets qui fâchent les Américains. Le président Hu a été chaleureusement reçu à Toulouse, siège général de la société Airbus, qui occupe déjà 30 % du marché chinois (217 avions), que Boeing fut le premier à pénétrer… L’hypothèse selon laquelle la Maison Blanche souhaiterait « donner un avertissement » aux nouveaux dirigeants chinois jugés trop pro-européens ne peut donc être totalement exclue. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : d’ici à deux ans, cette région va devenir une zone à hauts risques.

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