La « faute » du capitaine Shapira

Malaise dans l’armée de l’air, symbole de l’État hébreu : des officiers refusent de participer à des opérations contre des civils.

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 4 minutes.

Longtemps, l’armée israélienne fut considérée comme l’emblème de la nation en armes. Issue de la Haganah, l’organisation paramilitaire chargée, dès avant l’indépendance, de protéger les premiers colons juifs contre les Palestiniens, « Tsahal » – littéralement : « les forces de défense d’Israël » – était généralement représentée sous les traits du paysan-soldat qui ouvre sa route à la charrue pour ensemencer le désert. Creuset des générations pionnières du sionisme, l’armée n’accepte dans ses rangs que les hommes et les femmes censés adhérer fortement à la communauté nationale. Ainsi, les juifs ultraorthodoxes – les « haredim » antisionistes des collèges religieux – sont-ils exemptés de leurs obligations militaires. Quant aux Arabes israéliens – à l’exception de quelques minorités, principalement les druzes -, ils se voient eux aussi refuser le droit de porter les armes. Au total, c’est donc près du quart de la population israélienne qui échappe à la conscription. Pour les autres, la charge est lourde : outre les militaires de carrière orientés vers les unités d’élite, la loi de 1949 sur le service militaire obligatoire appelle les conscrits de 18 ans sous les drapeaux (trente-six mois pour les hommes et vingt et un pour les femmes), avant de les faire participer jusqu’à leur cinquantième année à des périodes de réserve. La « petite nation assiégée dans la mer arabe » ne pouvait pas en demander moins à ses enfants pour sauvegarder un avenir menacé.
En 1973, lors de la sanglante guerre du Kippour, le soutien unanime à l’institution militaire commença à se fissurer. L’armée, avec à sa tête le général Dayan, fut accusée d’erreurs stratégiques. On lui reprocha de n’avoir pas pris le soin de recueillir l’avis des politiques, et plus largement des civils que l’on distinguait pour la première fois de la caste de ces hommes en uniforme qui semblaient avoir fait de la guerre « leur affaire ».
Moins de dix ans plus tard, le fossé s’était élargi : l’opération « Paix en Galilée », déjà dévoyée par Ariel Sharon dans ses objectifs – le raid destiné à détruire l’infrastructure militaire de l’OLP au Liban avait pris l’allure d’une conquête militaire en bonne et due forme -, se vit souillée par les massacres de Sabra et de Chatila. Avec les premières manifestations contre la guerre à Tel-Aviv, on vit alors apparaître un phénomène inédit : l’objection de conscience sélective, bientôt étendue à l’ensemble des opérations dans les territoires occupés.
Contrairement aux « objecteurs » français ou aux témoins de Jéhovah de par le monde, les militaires « refuzniks » israéliens ne contestent pas le fait d’avoir, à l’occasion, l’obligation d’utiliser leurs armes. En revanche, ils manifestent leur droit de choisir parmi les missions qui leur sont confiées. Selon qu’une opération leur apparaît comme « juste » ou « injuste », ils acceptent ou refusent de servir. Le 25 janvier 2002, cinquante-deux officiers et soldats ont résumé cette doctrine dans une pétition : « Nous ne continuerons plus à nous battre au-delà de la ligne verte dans le but d’opprimer, d’expulser, d’affamer et d’humilier un peuple tout entier. » Depuis, ce « front du refus » n’a cessé de s’étendre, jusqu’à toucher l’unité légendaire de l’armée israélienne, la Sayeret Matcal, qui s’était notamment illustrée dans la spectaculaire libération des otages de l’avion détourné à Entebbe en 1976.
S’il est difficile de collecter des statistiques exactes, on évalue aujourd’hui à plus d’un millier les officiers et soldats que le vice-ministre de la Défense israélien, Zeev Boïm, veut « faire passer en jugement pour désobéissance et rébellion ». C’est beaucoup, même si on estime à près de 700 000 l’ensemble des personnels de l’armée israélienne. À l’origine, une telle attitude était tellement inimaginable aux yeux de l’autorité militaire que ceux qui l’adoptèrent ont d’abord bénéficié d’une clémence relative. Mais le flot grossissant des refuzniks a entraîné, en 2003, l’intervention des tribunaux militaires pour éviter le risque de contagion, et les « coupables » sont désormais sujets à de lourdes peines de prison.
Ultime épisode de ces manifestations qui secouent une armée s’autoproclamant « la plus morale du monde » : à la suite des opérations visant les chefs du Hamas, notamment en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, l’armée de l’air, « l’élite de l’élite », a été touchée à son tour par la révolte. Au mois de septembre 2003, une escadrille de vingt-sept pilotes a signé un appel à la désobéissance concernant des « liquidations » qualifiées d’« opérations illégales frappant des civils innocents ».
Leur chef de groupe, l’ex-capitaine Jonathan Shapira, est devenu la bête noire d’une droite israélienne exaspérée par le fait qu’un « pilote, fils de pilote » ose lui donner une leçon de morale. Même si, dans le monde entier, on applaudit son courage, Shapira, dans son pays, doit subir, outre l’hostilité des deux tiers de la population juive, les foudres de son père et les menaces de Sharon.
Ceux qui ne voient pas de limites à la violence d’État gagneraient à nourrir leurs réflexions par la lecture de l’article 8 du statut de la Cour pénale internationale de La Haye : « On entend par crimes de guerre […] le fait de lancer une attaque délibérée en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines et des blessures parmi la population civile, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel […], le fait d’attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus et qui ne sont pas des objectifs militaires ». Du moins le capitaine Shapira et les siens ont-ils le douloureux privilège de le leur rappeler… sans trêve.

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