George W. marche à l’instinct

Trois ouvrages parus en 2004 révèlent la manière dont les décisions sont prises à la Maison Blanche. Comme le dit Peter Spiegel, du « Financial Times » : inutile d’être intelligent pour être président !

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 5 minutes.

Au moment d’apporter la touche finale à leur programme de lectures pour les vacances, certains doivent se poser la question : doivent-ils emporter avec eux l’un ou l’autre des trois livres de révélations publiés cette année par d’anciens membres de l’administration Bush ?
Les révélations en question tournent autour de trois points essentiels :
1. La Maison Blanche s’est focalisée sur l’Irak beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait imaginé ;
2. Le rôle joué par Dick Cheney est absolument sans précédent pour un vice-président ;
3. Les rivalités de personnes au sein d’une administration censée être la plus disciplinée de toute l’histoire récente sont d’une rare violence.
Mais on y trouve aussi d’intéressantes anecdotes sur l’ascension de George Tenet, le patron de la Central Intelligence Agency (CIA), que la chute récente de celui-ci rend encore plus poignantes.

Pour les masochistes que la lecture de ces trois gros ouvrages ne rebuterait pas, rappelons qu’il
s’agit de The Price of Loyalty, dans lequel Paul O’Neill, le secrétaire au Trésor évincé il y a quelques mois, « balance » allègrement ses ex-collègues ; d’Against All Enemies, qui fournit à Richard Clarke, le chef du contre-terrorisme, l’occasion
d’épancher sa mauvaise humeur et de balancer non moins allègrement ses collègues ; et de Plan of Attack, dans lequel tout le monde, président compris, balance tout le monde – ou peu s’en faut.
Ces trois livres développent toute une série de thèmes récurrents qui, d’une certaine manière, en disent davantage que les intentions affichées de chacun d’entre eux et sont, à l’évidence, plus importants que les querelles de personnes, même si, naturellement, ces dernières retiennent d’abord l’attention. Ces thèmes, qui permettent notamment de comprendre comment George W. Bush dirige son administration, donnent un aperçu assez fascinant de la manière dont le président prend ses décisions. Accessoirement, ils aident à deviner quelles pourraient être ses réactions en cas de nouvelle crise.
O’Neill, par exemple, ne cesse de se plaindre des difficultés auxquelles, deux ans durant, il s’est trouvé confronté pour intéresser Bush à sa politique économique. « Au bout de six mois, après tant d’entretiens en tête à tête et tant de réunions, il s’est aperçu qu’il ne savait toujours pas ce que l’homme [Bush] avait dans la tête », écrit Ron Suskind, l’auteur de The Price of Loyalty.
Il serait trop facile de ne voir dans ces critiques que l’amertume d’un employé congédié – comme les adversaires d’O’Neill n’ont pas manqué de le faire. Car Richard Clarke a rencontré des difficultés du même ordre : jamais son point de vue sur la menace terroriste n’a été pris en compte. Même le secrétaire d’État n’a pas été consulté sur les questions relatives à la guerre et à la paix, alors… « Pendant les seize premiers mois de l’administration Bush, écrit Bob Woodward, l’auteur de Plan of Attack, Colin Powell a été complètement « placardisé ». Lui-même parle de son « fréquent isolement ». »
Comment expliquer que l’avis de principaux collaborateurs du chef de l’exécutif soit à ce point ignoré, dans des domaines relevant pourtant de leurs compétences ? Il apparaît que la plupart de ces dysfonctionnements illustrent le vieil adage américain selon lequel « la méthode est la politique » [process is policy]. En d’autres termes, la manière dont les décisions sont prises influe considérablement sur la nature de ces décisions.

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Les trois livres concordent sur ce point : le président prend ses décisions « à l’instinct », avec l’aide de conseillers politiques et d’idéologues qui ont, de fait, pris le contrôle de tout l’appareil bureaucratique. Il n’y a jamais, semble-t-il, aucun débat de fond, dans aucun domaine. Un responsable de premier plan me confiait récemment que nul, au sein de l’administration, n’est chargé de faire honnêtement le tri entre les opinions des uns et des autres, de manière à proposer au président un choix clair entre plusieurs politiques. Cette tâche incombe en théorie au Conseil national de sécurité, mais celui-ci ne l’assume plus depuis que, en son sein, les civils du Pentagone sont parvenus à neutraliser les militaires et les diplomates du département d’État. Et que l’administration parallèle mise en place par le vice-président y joue un rôle. Les pouvoirs de celle-ci sont d’autant plus considérables que Dick Cheney est par ailleurs l’un des principaux conseillers du président…
Pour la politique économique, le processus est sensiblement le même. O’Neill insiste sur l’importance capitale de Larry Lindsey et de Karl Rove, les deux principaux conseillers de Bush, l’un pour les affaires économiques, l’autre pour la politique intérieure. Et, une nouvelle fois, sur celle de Cheney. Depuis les années 1970, explique O’Neill, celui-ci a changé du tout au tout. L’homme politique sérieux et raisonnable qu’il fut s’est mué en idéologue acharné à remettre en question les politiques décidées sous l’ère Clinton, quelles qu’en soient les conséquences.

Dans toute administration, les personnages hors norme dotés d’egos démesurés abondent. Toute la difficulté consiste à les faire travailler ensemble, à harmoniser leurs vues et à en faire la synthèse à l’intention du président. Bush lui-même apparaît comme un homme qui accorde une confiance sans nul doute excessive à ceux auxquels il se trouve lié – George Tenet, par exemple – et ne manifeste que peu d’intérêt pour l’aridité des analyses. Cela lui a souvent valu d’être ridiculisé sous les traits d’un « gosse de riches paresseux et pas très malin », pour reprendre les termes de Richard Clarke. Caricature ? Sans doute, mais les trois livres n’en soulignent pas moins l’inaptitude du chef de l’exécutif à trouver des solutions aux problèmes complexes. O’Neill évoque à plusieurs reprises l’espèce de stupeur qui semble s’emparer de lui chaque fois qu’il est confronté aux complexités de l’économie. Clarke parle de son esprit pragmatique, obnubilé par le résultat, mais imperméable aux subtilités et aux nuances. Quant à Powell, il ne cesse de s’interroger : Bush mesure-t-il vraiment les conséquences de ses actes ?
Les trois livres refermés, le lecteur en arrive inévitablement à la conclusion qu’il n’est pas nécessaire d’être un foudre de guerre pour diriger un pays. Ronald Reagan, par exemple, n’avait qu’une intelligence moyenne : cela l’a-t-il empêché d’être un très grand président ? Et ses brillantes facultés intellectuelles ont-elles épargné à Richard Nixon de très cuisants échecs ? Reste que même Reagan, l’homme qui, par son style et sa nature, ressemble sans doute le plus à Bush, s’est colleté, des décennies durant, aux problèmes les plus ardus, ce qui lui valut de devenir, à la fin de ses jours, le leader du monde démocratique. George W. Bush n’a jamais eu de telles préoccupations. Et il n’a apparemment aucun désir de commencer.

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