Explications à huis clos

La crise en Côte d’Ivoire a fait l’objet d’une « conférence dans la conférence ». De longues heures de discussions dont J.A.I. vous livre le récit exclusif.

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 9 minutes.

Il est 17 h 45, ce 6 juillet à Addis-Abeba, lorsque les présidents Olusegun Obasanjo (Nigeria), Omar Bongo Ondimba (Gabon), Amadou Toumani Touré (Mali), Blaise Compaoré (Burkina), John Kufuor (Ghana), Mathieu Kérékou (Bénin), Laurent Gbagbo (Côte d’Ivoire), le président de la Commission de l’Union africaine (UA) Alpha Oumar Konaré, le Premier ministre togolais Koffi Sama, ainsi que le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan s’engouffrent dans la salle de conférences n° 4, au rez-de-chaussée de l’immense auditorium qui a abrité, quelques heures plus tôt, la troisième conférence au sommet de l’UA. Objectif de ce huis clos placé sous la présidence de Kofi Annan : remettre sur les rails le processus de paix en Côte d’Ivoire, grippé depuis plusieurs mois.
L’atmosphère est détendue, le tutoiement de rigueur, les poignées de main et les accolades chaleureuses. Quelques blagues fusent, qui ne semblent guère perturber l’impassible Kofi Annan, qui, le premier, prend la parole pour fixer le cadre des discussions. Il s’agit, souligne-t-il, de relancer le dialogue politique afin d’éviter l’embrasement de la sous-région : « Les protagonistes de la crise ivoirienne doivent déployer davantage d’efforts en vue de trouver un compromis qui permettrait de surmonter le blocage actuel. Il faut restaurer la crédibilité du gouvernement de réconciliation nationale pour lui permettre de reprendre, sans plus tarder, ses activités sous la direction du Premier ministre Seydou Elimane Diarra. » Le secrétaire général des Nations unies insiste également sur la poursuite des « réformes juridiques » prévues par l’Accord de Marcoussis signé, en janvier 2003, par l’ensemble de la classe politique ivoirienne et l’opposition armée. Des réformes indispensables, dira-t-il, à l’organisation, en octobre 2005, d’élections pluralistes dans un pays qui connaît, depuis septembre 2002, une partition de fait.
Le 5 juillet, veille de cette « conférence dans la conférence », Annan a fait part de ses inquiétudes au président Gbagbo lors d’un tête-à-tête d’une trentaine de minutes à l’hôtel Sheraton, à Addis-Abeba. Quelques jours plus tôt, le 27 juin pour être exact, Annan s’est longuement entretenu au téléphone avec le leader de la rébellion, Guillaume Soro, qui s’est déclaré, selon nos informations, « disponible et favorable » à toute rencontre organisée par l’ONU, « à condition qu’elle ait lieu hors de Côte d’Ivoire ». De fait, le patron de l’ONU s’inquiète de l’impasse politique provoquée par le boycottage du Conseil hebdomadaire des ministres par une partie de l’opposition regroupée au sein d’un « G7 », du « déclin graduel » de l’économie ivoirienne. Par ailleurs, il dit craindre, si la crise perdure, une escalade dans les relations entre la Côte d’Ivoire et certains de ses voisins immédiats, notamment le Burkina Faso et le Mali, deux pays enclavés dont la quasi-totalité des importations et des exportations dépendait, avant le début de la crise, des ports ivoiriens d’Abidjan et de San Pedro.
Impeccable dans un costume trois-pièces sombre, le chef de l’État gabonais prend alors la parole en sa qualité de « doyen » des chefs d’État présents : « Nous ne semblons pas nous en rendre compte, mais la situation en Côte d’Ivoire est vraiment préoccupante. Certes, je ne suis pas originaire d’Afrique de l’Ouest, mais j’ai mon mot à dire sur la Côte d’Ivoire, ne serait-ce que parce que je suis africain et très attaché, comme chacun le sait, à ce pays. Je n’y ai aucun intérêt, aucun candidat pour le fauteuil présidentiel. Je peux donc parler librement, surtout s’il s’agit d’appeler les uns et les autres à la raison. Il faut sortir de l’impasse, reprendre au plus vite le dialogue politique, sinon il y a lieu de craindre le pire. Mais, avant de lister les problèmes, il faut déterminer les vraies causes de cette crise. » Et Bongo Ondimba d’en identifier trois : la question de l’éligibilité prévue par l’article 35 de la Constitution ivoirienne, qui réserve la candidature à la magistrature suprême aux seuls « Ivoiriens de naissance nés d’un père et d’une mère eux-mêmes ivoiriens de naissance ». Il mentionne également la délégation (insuffisante à ses yeux) de pouvoirs au Premier ministre Seydou Elimane Diarra, ainsi que le cas des trois ministres (parmi lesquels Guillaume Soro, l’icône de la rébellion) éjectés du gouvernement en mai dernier.
Laurent Gbagbo, on s’en doute, ne partage que partiellement l’analyse du « doyen » : « Je constate, dira-t-il à l’assistance, que le gouvernement issu de l’Accord de Marcoussis ne fonctionne pas, ou très mal. Les rebelles n’ont toujours pas désarmé et ils continuent d’occuper la moitié nord de la Côte d’Ivoire. Par ailleurs, les relations avec certains de nos voisins sont difficiles, pour ne pas dire tendues, pour les raisons que personne, ici, n’ignore. » Et Gbagbo de préciser. Sur l’article 35 de la Constitution ivoirienne : « Peut-on raisonnablement organiser un référendum alors que l’intégrité territoriale de la Côte d’Ivoire n’est pas rétablie ? » Sur la délégation des pouvoirs au chef du gouvernement, Seydou Elimane Diarra : « Conformément à l’Accord de Marcoussis, c’est le Premier ministre qui gère le processus de sortie de guerre. Il a donc toute latitude en la matière. Et, pour tout vous dire, je ne lui reproche même pas de ne pas me rendre compte de tout ce qu’il entreprend. » À l’appui de son propos, Laurent Gbagbo mentionne une lettre qu’il aurait adressée le 13 décembre 2003 au Premier ministre fixant ses prérogatives, lettre à laquelle celui-ci aurait, trois jours plus tard, répondu favorablement.
Enfin, sur le sort des trois ministres révoqués, le président ivoirien se fait plus incisif : « Aucun d’entre vous n’accepterait de garder dans son gouvernement des ministres qui boycottent ostensiblement le Conseil des ministres et passent d’une capitale à l’autre pour salir leur propre pays. Je ne reviendrai pas sur la décision que j’ai prise. Que les partis et mouvements auxquels ils appartiennent désignent des remplaçants et je me ferai un plaisir de les nommer en lieu et place des trois ministres révoqués ! »
Sanglé dans un splendide agbada (boubou), Obasanjo, le voisin de droite immédiat de Gbagbo, lui tapote la main pour l’inviter au calme. « Nous ne sommes pas réunis ici pour faire ton procès, mon cher Laurent. Nous voulons juste te rappeler à tes obligations. » « Il vous faut vous retrouver entre Ivoiriens, renchérit le président Bongo Ondimba. Laurent, tu dois rencontrer l’ensemble des forces politiques de ton pays et, surtout, parler à tes gens, à tes amis du Front populaire ivoirien [FPI]. Il faut arriver à les convaincre d’aller de l’avant. » Dans un brouillon qui a circulé au cours de la réunion, et dont Jeune Afrique/l’intelligent a obtenu copie, on peut même lire ce constat lourd de menaces : « Le Front populaire ivoirien est signataire de l’Accord de Marcoussis. Ce parti politique dont est issu le président de la République, Laurent Gbagbo, s’affiche tantôt hostile, tantôt ambigu dans la mise en oeuvre de l’Accord. Cette attitude pose problème, notamment à l’Assemblée nationale et à travers les manifestations parfois violentes des groupes de « Jeunes Patriotes ». Il devient nécessaire d’interpeller formellement ce parti pour qu’il réaffirme publiquement sa position vis-à-vis de l’Accord. Si le FPI prenait le risque de s’affirmer comme étant une structure d’obstruction à la mise en oeuvre de l’Accord de Marcoussis, ses dirigeants en porteraient l’entière responsabilité devant la communauté internationale et ne pourraient qu’en subir les conséquences. »
Dans un jeu subtil d’équilibre, Obasanjo se tourne alors vers Blaise Compaoré : « Et toi Blaise, tu dois parler à Soro et à ses amis, les amener à être plus conciliants, à jouer le jeu. Le président Touré fera de même ! » « Comment voulez-vous que ces jeunes désarment si les problèmes qui les ont amenés à se révolter n’ont pas encore trouvé de solution ? » lui rétorque Blaise Compaoré, visiblement agacé. Pour ramener la sérénité, ATT prend alors la parole pour partager sa propre expérience avec les autres participants : « Lorsqu’au début des années 1990, au Mali, les irrédentistes touaregs nous ont informés qu’ils avaient déposé les armes, nous savions bien que ce n’était pas tout à fait vrai, qu’ils n’avaient pas rendu toutes leurs armes et minutions, mais nous avons quand même accepté de jouer le jeu, de les prendre au mot, de leur donner des gages de notre bonne foi, afin qu’ils puissent se rendre compte par eux-mêmes que le temps de la réconciliation avait sonné. L’expérience a montré que nous n’avions pas eu tort… »
Il est déjà 19 h 30. Les discussions s’étirent en longueur. Le ton est courtois, sinon fraternel, mais direct et franc. Il faut passer aux « choses sérieuses », établir un calendrier rigoureux pour la « reprise du dialogue républicain » et pour la « sortie de crise ». On arrête la date du 29 juillet pour la tenue, à Accra, d’une « réunion de haut niveau » rassemblant les principales forces politiques ivoiriennes, « y compris le président Laurent Gbagbo et le Premier ministre Seydou Elimane Diarra ». Puis l’on procède à une subtile distribution des rôles. Selon nos informations, dès le 19 juillet, Kofi Annan devrait ainsi écrire aux chefs d’État du Bénin, du Burkina Faso, du Gabon, du Mali, du Nigeria et du Togo pour leur confirmer la date de la rencontre dite d’Accra III – après celles de septembre 2002 et de mars 2003. Le même jour, l’ONU et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) devraient adresser une invitation conjointe à l’ancien président ivoirien Henri Konan Bédié, à l’ex-Premier ministre Alassane Dramane Ouattara, ainsi qu’à Guillaume Soro, tous trois considérés comme des acteurs « majeurs » de la scène politique.
Dans la foulée, le président Gbagbo devrait rencontrer, à Abidjan, l’ensemble de la classe politique, prendre langue avec ses voisins et réactiver, d’une part, la Commission mixte Côte d’Ivoire-Mali, et, de l’autre, la Commission mixte Côte d’Ivoire-Burkina. « Je peux d’ores et déjà vous dire que nous avons retenu la date des 16 et 17 juillet pour la réunion, à Abidjan, de la Commission Côte d’Ivoire-Burkina », révèle le chef de la diplomatie burkinabè, Youssouf Ouédraogo, dans un entretien à Jeune Afrique/l’intelligent. L’organe en question ne s’était pas réuni depuis 1999, ce qui en dit long sur les relations entre les deux voisins.
Mieux, avant le 29 juillet, Laurent Gbagbo, Blaise Compaoré et ATT se rencontreront pour bien montrer à leurs opinions publiques respectives que l’heure du dégel et de la réconciliation a sonné. Mais le lieu n’est pas encore arrêté. Yamoussoukro ? Délicat, surtout pour le président burkinabè, qui ne manque pas de pourfendeurs en Côte d’Ivoire. Ouaga ? Sans doute prématuré, même si Gbagbo s’est déjà rendu au moins à deux reprises au Burkina depuis son accession au pouvoir, en octobre 2000. « Blaise, depuis que je suis aux affaires, tu n’es jamais venu à Abidjan », lance d’ailleurs, un rien perfide, Laurent Gbagbo à son homologue burkinabè, qui accuse le coup. Reste Bamako, no man’s land et « capitale plus consensuelle », qui a également les faveurs de Kofi Annan. Cela même si ATT doit effectuer une visite officielle (prévue de longue date) à Pékin à la mi-juillet.
Mais avant Accra III, le président Gbagbo et son Premier ministre veilleront à faire adopter les projets de loi en souffrance au Parlement. Et pendant le temps qui sépare de ces grandes retrouvailles, les présidents Bongo Ondimba, Kufuor, Compaoré et Obasanjo sont priés de « traiter » Ouattara et Soro. Le Gabonais est également chargé de « raisonner » trois responsables du FPI, considérés par certains comme les « faucons » du parti présidentiel : l’ancien Premier ministre Pascal Affi Nguessan, l’ex-ministre des Affaires étrangères Abou Drahamane Sangaré, et le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly. Bongo Ondimba, toujours lui, et Kufuor s’occuperont par ailleurs de Bédié.
Il est 20 heures. « Il se fait tard », annonce Obasanjo en ajustant son boubou. On fait circuler le brouillon d’un communiqué préparé, comme c’est généralement le cas, à l’avance. Le président ivoirien réclame quelques amendements mineurs, qui sont introduits dans le texte. Puis il demande la suppression de la mention « application intégrale et inconditionnelle » de l’Accord de Marcoussis. Refus poli, mais ferme, des autres participants. Il est 20 h 30. Dehors, il tombe des radanelles sur Addis-Abeba. On décide d’un commun accord de lever la séance. Conclusion du Béninois Albert Tévoédjrè, représentant spécial du secrétaire général en Côte d’Ivoire : « Les responsables politiques ivoiriens sont maintenant placés devant le plus grave défi de l’histoire de leur pays. Cela doit les conduire à se retrouver pour consolider ce qu’ils ont eux-mêmes décidé en janvier 2003 à Marcoussis. Pour eux, il s’agit de partager ou de prendre le risque d’une dislocation de la Côte d’Ivoire. »

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