De Tazmamart à Temara

Publié le 12 juillet 2004 Lecture : 7 minutes.

Suffit-il d’un rapport pour faire table rase des promesses, renouer avec le passé des années de plomb et masquer les incontestables progrès accomplis ces dernières années, au Maroc, sur la voie de l’État de droit ? Apparemment, oui.
À la fin du mois de juin, Amnesty International a révélé l’existence d’un centre de détention et d’interrogatoire secret à Temara, non loin de Rabat, géré, hors de tout cadre juridique, par la DST. Plusieurs dizaines d’islamistes radicaux y ont été « débriefés » et souvent maltraités pendant de longs mois avant d’être déférés à la justice. Tout cela rappelle trop des pratiques que l’on croyait révolues pour ne pas y voir le symptôme d’une certaine régression. Il est vrai que, à l’heure de Guantánamo, d’Abou Ghraib et de la banalisation de certaines formes de torture considérées comme « acceptables » par l’administration américaine au nom de la lutte contre le terrorisme, l’affaire du centre de Temara apparaît comme une simple anomalie de plus sur la planète carcérale : une sorte d’excroissance ponctuelle et locale des années Bush, beaucoup plus qu’un retour aux années Oufkir. Il n’empêche : la mondialisation de ce type de méthodes explique mais n’excuse en rien qu’elles se reproduisent dans celui des pays du Maghreb qui, depuis cinq ans, apparaît comme le plus prometteur et le plus novateur en matière de promotion des droits de l’homme.

Que s’est-il donc passé ? Menée avec détermination, non sans risques parfois, par ceux qui en ont la charge, la lutte antiterroriste au Maroc a longtemps souffert de maux rédhibitoires : manque de soutien voire de leadership clair au plus haut niveau de l’État, faiblesse des moyens, guerre des polices, difficultés de faire la part entre les racines endogènes et exogènes du terrorisme, évaluation aléatoire de l’« ennemi », rapports souvent exécrables entre juges et policiers, etc. Les années 2002 et 2003 ont ainsi été marquées par une préjudiciable alternance entre mansuétude et fermeté, l’une et l’autre excessives. En 2002, sous la houlette de la DST, une première vague d’arrestations dites préventives a eu lieu dans le vivier des prêcheurs salafistes. Elle s’est rapidement heurtée au barrage critique des médias, des ONG et de l’appareil judiciaire. Justifiables d’un strict point de vue sécuritaire, ces interpellations ne s’en sont pas moins déroulées, en effet, hors de la légalité.

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Impressionné, si ce n’est intimidé, par cette réaction, le Palais a donc donné l’ordre de relâcher la plupart des détenus – ce qui fut fait début 2003. Leur maintien en détention, mais aussi l’adoption plus rapide de la loi antiterroriste, auraient-ils permis d’éviter le drame de Casablanca, quelques mois plus tard ? De l’avis même des « sécurocrates » marocains, si des attentats du type véhicules piégés étaient prévisibles, nul n’avait envisagé l’utilisation de kamikazes. Reste que, on le sait aujourd’hui, certains de ces prédicateurs du djihad entretenaient des liens avec le réseau qui perpétra la tuerie du 16 mai 2003 – ils ont d’ailleurs été de nouveau arrêtés depuis. « Si nous avions une chance, même minime, d’enrayer la machine infernale qui allait déboucher sur les attentats, nous l’avons laissée passer le jour où nous avons dû libérer ces détenus », confie un spécialiste. Logique implacable de policier, à laquelle s’ajuste mal, souvent, celle de l’État de droit que veut construire Mohammed VI. Entre l’une et l’autre, l’équilibre est complexe.
Lorsque les bombes humaines du 16 mai éclatent – faisant quarante-cinq morts -, le traumatisme est profond, y compris chez le roi lui-même. Aurait-on depuis sur-réagi dans l’autre sens, celui des arrestations, de la répression, des internements abusifs ? La tentation existe alors, au plus haut niveau du Palais, de frapper « à l’algérienne » ou « à la tunisienne ». D’autant que, même si la thèse officielle reste celle du réseau contrôlé, actionné et manipulé de l’extérieur par la nébuleuse el-Qaïda, il est de plus en plus difficile de se voiler la face : nourri de profondes inégalités sociales ancrées depuis des décennies, le terreau des activistes marocains du djihad, dans le royaume et au sein de la diaspora, est riche. L’ennemi est intérieur, en somme, et ses chefs sont de « grosses pointures », de vrais cadres dont les analphabètes de Sidi Moumen ne sont que les bras armés.
Les attentats de Madrid, en mars 2004, et l’apparition d’une « Moroccan Connection » viennent renforcer cette thèse, sur fond de radicalisation de la société marocaine. Rendus publics il y a trois mois, les résultats d’un sondage réalisé par un institut américain, le Pew Research Center, donnent à réfléchir : 45 % des Marocains ont une opinion favorable de Ben Laden, 66 % estiment que les attentats antiaméricains en Irak sont justifiables, 74 % approuvent les kamikazes palestiniens. De tous les pays arabes où cette enquête a été menée, c’est ici que les pourcentages sont le plus élevés.
Tout en maintenant, à usage extérieur, un discours de récrimination classique et culpabilisant, pas toujours dénué de fondement (« nous sommes pénalisés par les lois qui, en Europe, protègent les individus mais profitent en fait au crime organisé, ainsi que le démontrent nos nombreux mandats d’arrêt internationaux en souffrance »), les responsables de la lutte antiterroriste au Maroc, désormais débridés, concentrent leurs efforts sur l’essentiel : l’intérieur. Et ils ratissent large, très large, à la mesure d’un phénomène presque totalement sous-estimé jusqu’ici. En un an, 2 000 suspects ont été arrêtés, 1 500 déférés à la justice et 700 condamnés, dont 17 à la peine capitale. Aujourd’hui encore, il ne se passe pas de semaine sans que, de Tanger à Agadir, la police donne l’assaut à une maison, découvre une cache d’explosifs et de faux papiers, ratisse un quartier à la recherche d’armes. Silencieuse, mesurée, contrôlée, la guerre n’est pas finie.

Pour l’essentiel, ces opérations de l’ombre ont été l’oeuvre d’un bras séculier omniprésent : la DST. Une anomalie, sans doute, dans la mesure où ce corps n’a, au Maroc comme en France, le droit ni de procéder à des arrestations, ni de détenir et interroger des suspects – prérogatives relevant de la police judiciaire. Mais une anomalie explicable : la DST est considérée à l’étranger comme le service le plus performant de l’appareil sécuritaire marocain. Elle entretient des liens privilégiés avec la CIA et comprend en son sein de vrais spécialistes de l’islamisme radical, dont certains se sont rendus à plusieurs reprises à Guantánamo. Contrairement à la plupart des policiers et des juges d’instruction marocains, qui n’ont pas été formés à cette tâche, les cadres de la DST sont ainsi en mesure de distinguer un djihadiste convaincu d’un islamiste pieux mais inoffensif, un prêcheur de la guerre sainte d’un imam démagogue. La question de savoir si cette Direction très particulière pouvait outrepasser son rôle légal ne s’est, en réalité, jamais posée. La réponse a été imposée par l’urgence de la situation – la crainte de nouveaux attentats -, mais aussi par l’inadaptation et l’impréparation de l’ensemble des forces de l’ordre à la lutte antiterroriste.

À l’évidence, son action a permis d’empêcher la fraction ultraviolente du salafisme marocain de mener à leur terme d’autres projets sanglants. À l’évidence, ses responsables n’ont pas fait dans la dentelle. Si l’on en croit le rapport d’Amnesty International, le Centre, forcément clandestin car illégal au sens propre du terme, de Temara a ainsi été la matrice de bien des excès. Entre ces deux évidences, laquelle choisir ? La seconde, bien sûr, car il en va de l’avenir de l’État de droit au Maroc, où nul ne souhaite revivre l’époque cauchemardesque de ces villas secrètes où l’on torturait en toute impunité. Pourtant, voir en Temara autre chose qu’un accident sécuritaire et un raté du processus démocratique serait une erreur. En faire le symbole d’un système redevenu structurellement répressif ou, pis encore, d’une politique d’État serait une faute. Amnesty a pu enquêter sur place et dénoncer l’existence du centre. La presse locale en a fait ses gros titres, et le Premier ministre Driss Jettou, de passage à Paris début juillet, a promis une enquête et, le cas échéant, des sanctions. Autant d’actions et de réactions salutaires qui démontrent que des garde-fous contre l’arbitraire sont désormais en place, même s’ils resteront fragiles et incomplets tant que les agents des services de police et de renseignements marocains n’auront pas intégré la culture des droits de l’homme. Point de retour aux années Tazmamart, donc, mais une projection au Maroc des années Guantánamo. Plus de disparitions et de morts sous la torture, mais une collection de traitements dégradants contre lesquels des plaintes et des recours sont, si l’on en croit Jettou, aujourd’hui possibles dans le cadre de la loi. Le progrès – si l’on peut employer ce terme – n’est pas tout à fait négligeable, à condition de savoir qu’en matière de bonne gouvernance démocratique le chemin qui sépare le Maroc de l’espace européen est infiniment plus large que le détroit de Gibraltar…

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