Africa CEO Forum : « Les décideurs économiques doivent rassurer les politiques »
Comment faire émerger de grands groupes sur le continent ? Par l’investissement ou l’essor des échanges régionaux, notamment. Un thème au coeur d’une réunion à huis clos lors du Africa CEO Forum. Paroles de patrons.
Mardi 18 mars, Genève. Dans l’une des salles de l’hôtel InterContinental, où le Africa CEO Forum bat son plein, une dizaine de décideurs du continent, patrons, financiers et institutionnels, sont réunis. Au programme : l’émergence de champions panafricains, encore très rares. Les organisateurs ont retenu trois thèmes susceptibles de favoriser le développement rapide de ces grands groupes dont le continent a besoin : les investissements africains en Afrique, la question énergétique et la facilitation du commerce régional. Jeune Afrique livre l’essentiel des enseignements et recommandations de cette rencontre au sommet.
Comment faire en sorte que les Africains investissent en Afrique ?
Issad Rebrab : Le premier problème tient aux réglementations dans certains pays. Notre groupe [Cevital] a aujourd’hui trop de liquidités, mais nous avons un problème pour investir [hors d’Algérie], car il est difficile de sortir les fonds.
Mo Ibrahim : C’est une question de volonté politique. Vous réussissez, vous avez de l’argent et vous voulez investir en dehors de vos frontières, mais le gouvernement s’y oppose. La même chose s’est produite en Afrique du Sud jusqu’à ce que les autorités comprennent que leurs entreprises gagnaient plus d’argent dans le reste du continent que sur le marché national.
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Vous créez de la richesse, vous créez des emplois, vous devez surmonter votre peur des politiques, du FMI ou de la Banque mondiale, vous êtes plus puissant qu’eux !
Mo Ibrahim
Bob Collymore : Il faut dire aussi que les Africains n’ont pas assez confiance en eux. Lorsque Safaricom a ouvert pour la première fois son capital, seuls 20 % ont été acquis par des investisseurs privés – cette part est de 50 % aujourd’hui. Et le seul acteur privé non kényan est un fonds de pension rwandais. Les Africains doivent apprendre à mieux connaître l’Afrique.
Mohamed El Kettani : Il faut être souple et innovant en termes de réglementation pour permettre aux marchés de capitaux d’interagir de manière intelligente. Il faut faciliter le transfert des liquidités excédentaires d’un pays à l’autre en utilisant des modèles comme les swap [« échanges »] de liquidités qui ont été instaurés après la crise de 2008 entre la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne.
La Banque centrale du Maroc interagit avec ses homologues de l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine] et de la Cemac [Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale], qui ont sollicité le gouvernement marocain pour des accords de protection des investissements et des protocoles destinés à éviter la double imposition. Au Maroc, les fonds de pension viennent d’obtenir l’autorisation d’investir 5 % de leurs actifs hors du pays. C’est un premier pas important.
Les participants
– Lucas Abaga Nchama, Gouverneur de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac)
– Amadou Ba, Ministre de l’Économie et des Finances, Sénégal
– Bob Collymore, PDG de Safaricom, Kenya
– Mohamed El Kettani, PDG d’Attijariwafa Bank, Maroc
– Amadou Gon Coulibaly, Secrétaire général de la présidence, Côte d’Ivoire
– Mo Ibrahim, Président de la Fondation Mo-Ibrahim
– Donald Kaberuka, Président de la Banque africaine de développement (BAD)
– Pascal Lamy, Ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)
– Issad Rebrab, Président de Cevital, Algérie
– Évelyne Tall, Directrice générale adjointe d’Ecobank Transnational Incorporated (ETI)
– Albert Yuma Mulimbi, Président de la Gécamines, président de la Fédération des entreprises du Congo (RD Congo)
– Lionel Zinsou, Président du capital-investisseur PAI Partners
Évelyne Tall : Du point de vue réglementaire, la multiplicité des régulations complique le travail des banques. Présent dans 35 pays [du continent], Ecobank fait face à 21 régulateurs.
Lucas Abaga Nchama : Il faut harmoniser les normes comptables et financières. Entre les pays de la zone franc CFA, l’Ohada [Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires] nous permet d’échanger plus facilement. Nous devons par ailleurs appuyer le développement de marchés de capitaux transfrontaliers.
Au niveau de la Cemac, il y a deux places, sous-capitalisées, avec peu de liquidités et très concentrées ; nous travaillons pour les fusionner. Enfin, il faut adopter des réglementations de change explicites. Il faut que les dispositifs, notamment en matière de rapatriement des bénéfices, soient clairs.
Mo Ibrahim : La première chose à laquelle réfléchit un investisseur lorsqu’il arrive dans un pays, c’est comment il pourra se désengager. En Afrique, c’est compliqué. Nous avons 17 Bourses dont seules 6 sont liquides.
J’ai suggéré, il y a quelques années, de créer une Bourse panafricaine. Les Sud-Africains ont adhéré à l’idée, mais ils voulaient qu’elle soit une filiale de leur propre marché. Ce doit être une coentreprise entre toutes les places boursières actives.
Amadou Ba : On a tendance à prendre les problèmes par la fin, à parler de réglementation, de législation, de facilités fiscales… Mais tant que la question de la circulation des personnes n’est pas réglée, il sera très difficile de résoudre les problèmes en aval.
En Afrique, l’électricité est deux fois plus chère qu’ailleurs. Comment régler cette question énergétique ?
Les 10 recommandations
1 – Faire en sorte que les fonds de pension et les compagnies d’assurance puissent investir hors du territoire national
2 – Faire respecter les accords existants en matière de libre circulation des biens et des personnes, et les élargir
3 – Faciliter le transfert des liquidités excédentaires d’un pays à l’autre
4 – Harmoniser les normes comptables et financières et adopter des règles de change claires
5 – Créer une Bourse panafricaine sous la forme d’une coentreprise entre tous les marchés boursiers actifs
6 – Rééquilibrer la fiscalité des pays et sortir de la dépendance aux recettes douanières
7 – Ouvrir la production d’électricité au secteur privé
8 – Mieux utiliser toutes les sources d’énergie, y compris le charbon
9 – Faciliter le financement du commerce
10 – Pousser les hommes d’affaires à prendre leurs responsabilités, à exprimer leurs positions
Mohamed El Kettani : Quand on analyse les plans du FMI et de la Banque mondiale pour lutter contre la pauvreté, l’accès à l’énergie est souvent oublié. Mais certains pays ont développé des partenariats public-privé qui leur ont permis de couvrir leurs besoins et d’anticiper la demande à venir dans les dix prochaines années.
Amadou Gon Coulibaly : Il y a des actions au niveau national et au niveau régional. La Côte d’Ivoire a ouvert la production d’électricité au secteur privé et achète aujourd’hui des kilowattheures à des producteurs indépendants. C’est une réforme importante, accompagnée par les bailleurs de fonds.
Albert Yuma Mulimbi : La croissance en RD Congo est tirée par les projets miniers, mais, dans deux ans, il n’y en aura plus de nouveaux, faute d’électricité. Aujourd’hui, tout le monde parle du grand barrage Inga III, mais que faire en attendant ?
Il faut faciliter l’accès au financement d’autres projets. Nous avons un projet de 500 mégawatts pour lequel il faudrait 600 millions d’euros. Mais comme il serait alimenté grâce au charbon, les bailleurs de fonds sont réticents.
Donald Kaberuka : Nous éprouvons d’énormes difficultés, en particulier pour financer les projets de centrale à charbon. La Banque mondiale aussi, du fait de l’action des lobbies. Or les énergies renouvelables sont longues à développer : il est nécessaire d’utiliser aussi d’autres sources d’énergie, en trouvant un équilibre.
Quelles mesures faut-il prendre en priorité pour développer le commerce régional ?
Pascal Lamy : Deux raisons essentielles expliquent la faiblesse des échanges. La première renvoie au poids de l’Histoire, aux structures traditionnelles du commerce africain et à la rémanence d’un système colonial. Le continent exporte beaucoup de biens qu’il pourrait transformer lui-même. La deuxième raison tient au court terme : les freins à l’intégration régionale, la faiblesse des infrastructures (énergie, transports, etc.). On ne travaille pas assez sur les procédures – ce qu’il faut faire pour franchir une frontière – ni sur l’infrastructure financière et bancaire pour le financement du commerce, qui est sous-développée en Afrique malgré les initiatives de la BAD.
Lionel Zinsou : Je ne crois pas aux tracasseries douanières et à l’imperfection des douanes. Je crois que celles-ci reflètent deux choses. D’abord la nécessité de rééquilibrer la fiscalité de nos pays. Par exemple, la moitié du budget de l’État béninois provient des recettes douanières. Ce n’est pas possible de dépendre à ce point de la fiscalité de porte. Ensuite, la douane collecte pas mal de choses, mais elle le fait notamment pour le compte de tiers et de toute une hiérarchie au-dessus d’elle. C’est un système sophistiqué de prédation. Il faut réformer les États et réfléchir à long terme.
Amadou Ba : Le problème ne se pose pas de cette manière. Par exemple, dans l’UEMOA, nous partageons la même législation, et il ne devrait pas y avoir de problème de douane ou de TVA. En termes de revenus, la fiscalité intérieure augmente beaucoup plus rapidement que la fiscalité de porte ; cela veut dire que l’ouverture sur l’extérieur s’accentue. Dans les instructions que nous donnons à nos services de douane, l’aspect sécuritaire est souvent mis en avant. C’est notamment le cas au Sahel.
Albert Yuma Mulimbi : La RD Congo est membre de la SADC [Southern African Development Community], du Comesa [Marché commun de l’Afrique orientale et australe] et de la CEEAC [Communauté économique des États de l’Afrique centrale]. Comment harmoniser l’intégration en appartenant à ces trois groupes ? La SADC prévoit des exemptions des droits de douane entre ses membres. Mais lorsqu’on importe du poisson de Namibie [membre de la SADC], on ne peut pas le faire exonérer pour ne pas déroger à des accords signés avec le FMI, qui interdisent toute exonération de droits de douane. Veut-on réellement développer l’intégration ? Il faut une volonté politique pour nous libérer des diktats de certains bailleurs de fonds.
Les douanes en Afrique ? Un système sophistiqué de prédation.
Lionel Zinsou
Mo Ibrahim : Le temps est venu pour les hommes d’affaires de prendre leurs responsabilités. Vous devez comprendre la puissance de l’entreprise. Si le FMI adopte une politique qui mine l’intégration africaine et empêche un pays de respecter des engagements signés avec la SADC, il faut écrire une lettre ouverte à Christine Lagarde [sa directrice générale] pour qu’elle change de politique. Vous créez de la richesse, vous créez des emplois, vous devez surmonter votre peur des politiques, du FMI ou de la Banque mondiale, vous êtes plus puissant qu’eux !
Donald Kaberuka : C’est la responsabilité des hommes politiques, mais aussi celle des hommes d’affaires. Aujourd’hui, la région la plus avancée en la matière est l’Afrique de l’Est. Malgré les problèmes, la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] fait son chemin. Il y a deux régions où je ne constate pas de réelle volonté d’avancer tout de suite : l’Afrique centrale et l’Afrique du Nord. Ce n’est pas un problème d’infrastructures, en tout cas pas en Afrique du Nord. Ce n’est pas un problème de migrations, en tout cas pas en Afrique centrale. Nous, les décideurs économiques, avons un travail à faire ensemble pour rassurer les hommes politiques sur ces questions.
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