Parapluie pétrolier

La disparition de l’or noir iranien du marché mondial provoquerait un choc comparable à ceux de 1973 et 1979. Une arme de dissuasion aussi efficace que la bombe atomique. Du moins pour le moment.

Publié le 12 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

La prudence dont fait preuve l’Occident, y compris les États-Unis, face à l’Iran s’explique clairement : toute erreur dans la campagne pour l’empêcher de développer une technologie nucléaire pouvant servir à fabriquer une bombe atomique risquerait de provoquer une explosion du prix du pétrole. L’arithmétique est simple. Il y a tout juste assez de pétrole sur le marché actuel pour satisfaire une demande mondiale d’environ 85 millions de barils par jour (b/j). Presque tous les pays producteurs tirent du sol ou du fond des mers jusqu’à la dernière goutte possible, et il ne reste qu’une marge d’environ 1,5 million de b/j. L’Iran exporte environ 2,7 millions de b/j. Si un embargo international, une intervention militaire ou une décision politique à Téhéran faisait disparaître du marché ce pétrole iranien, les cours du baril pourraient passer des quelque 60 à 70 dollars actuels à 90 dollars et davantage. L’inflation prise en compte, cela équivaudrait aux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. On les dépasserait même. Perspective peu réjouissante.
« Il n’existe pas dans le secteur pétrolier de sanctions contre l’Iran qui ne pénaliseraient pas du même coup le monde entier », explique Pierre Terzian, fondateur du groupe parisien Pétrostratégie. L’un des experts pétroliers les plus influents des États-Unis confirme, sous le couvert de l’anonymat : ?« À l’heure actuelle, les Iraniens sont en position de force, et ils le savent. Le marché tendu et les prix élevés non seulement leur assurent une protection, mais ils leur donnent aussi d’excellents atouts. Ils disposent de moyens de pression qu’ils n’avaient pas il y a deux ans. » Outre que la menace d’un choc pétrolier interdit une intervention musclée contre l’Iran, les revenus engendrés par les cours actuels donnent au régime d’énormes liquidités qui lui permettent d’acheter un soutien étranger. « Les Européens, en particulier, ne peuvent pas s’accommoder d’un baril à 100 dollars », souligne Abbas Milani, directeur des études iraniennes à l’université Stanford. Et il ajoute : « Les Chinois ne renonceront pas à leurs 100 milliards de dollars de contrats. Les Russes ne renonceront pas aux milliards des réacteurs nucléaires. »
Mais les moyens de pression dont dispose l’Iran ne sont que provisoires. L’offre et la demande – et l’Arabie saoudite – sont là. Les cours actuels encouragent les pays producteurs de pétrole à accroître la production partout où c’est possible. En même temps, ils freinent l’augmentation de la consommation. Les Saoudiens, de leur côté, ont lancé un programme stratégique destiné à renforcer non seulement leur production, mais aussi leur contrôle sur la faible marge de capacité d’économie du marché mondial qui leur donne une énorme influence sur les prix. Depuis des années, en période de crise, les Saoudiens pouvaient littéralement ouvrir les robinets pour stabiliser les cours mondiaux. Après les attentats terroristes de 2001 aux États-Unis, et au cours de la préparation de l’invasion de l’Irak en 2003, c’est ce qu’ils ont fait. La consommation s’est envolée en Chine, en Inde et dans l’Asie du Sud-Est. La production de l’Irak, qui devait, pensait-on, s’accroître après l’invasion, s’est au contraire effondrée du fait d’une insurrection qui, elle, n’avait pas été prévue. L’agitation au Nigeria et les conflits sociaux au Venezuela ont par moments interrompu les livraisons.
En 2005, les Saoudiens ont lancé un programme de 50 milliards de dollars pour réaffirmer leur pouvoir sur les marchés. L’été 2009, ils comptent faire passer leur capacité totale de production de 11 millions à 12,5 millions de b/j, ce qui leur permettrait de retrouver la possibilité de garder en réserve environ 3 millions de barils. Lorsque cela sera le cas, les marchés pétroliers mondiaux seront beaucoup moins sensibles à une réduction des exportations iraniennes et l’Iran le sera beaucoup plus à la pression internationale. « Il existe une fenêtre d’opportunité de deux ou trois ans, pas plus, pour cette protection par le pétrole », indique Terzian.
L’Iran se hâte de développer son programme nucléaire avant de perdre son bouclier pétrolier. La crise actuelle a commencé l’an dernier, quand il a décidé de mettre fin au gel volontaire de ses activités d’enrichissement nucléaire qu’il avait négocié avec la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. « Nous avons été forcés de nous opposer à la politique européenne, qui cherchait à gagner du temps », a expliqué, en mars, Hamid Reza Asefi, porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères. (Lors du début des négociations sur cet accord, le prix du pétrole était de 30 dollars le baril ; lorsque cet accord a été dénoncé, ce prix était de 50 dollars ; lorsque les activités d’enrichissement ont repris, il était de 60 dollars ; il est monté à plus de 70 dollars dans les semaines qui ont suivi.) « L’Iran a fait, en jouant sur le pétrole, le calcul qu’il pouvait gagner », analyse David Albright, physicien et ancien inspecteur des armes nucléaires, qui dirige aujourd’hui à Washington l’Institut pour la science et la sécurité internationale. Mais gagner quoi ? L’objectif est-il de se doter d’une arme nucléaire simplement pour avoir une arme nucléaire ? Ou bien d’attaquer Israël, comme le laissent entendre de nombreuses déclarations provocantes d’Ahmadinejad ? Ou encore de consolider et de pérenniser le règne des ayatollahs ?
La stratégie de Téhéran est d’assurer la protection du régime avec un bouclier diplomatique, ou avec un bouclier nucléaire, ou avec les deux, avant que se fragilise le bouclier pétrolier. L’ancien négociateur nucléaire iranien Hassan Rohani a récemment cité l’exemple de l’Inde, d’Israël, de la Corée du Nord et du Pakistan, des pays qui ont l’arme nucléaire, ou qui prétendent l’avoir, et qui bénéficient de cette protection. L’implication évidente est que l’Iran espère les rejoindre, même s’il n’a pas l’intention de fabriquer une bombe (très probablement, ce sera un État nucléaire « virtuel », dont on saura qu’il a les moyens de constituer un arsenal nucléaire, même s’il décide de ne pas le faire, dont on pensera qu’il a la bombe, même s’il ne fait pas d’essais).
« Le régime négocie en termes de lignes rouges, dit Milani. Je pense que le renoncement au programme nucléaire est une ligne rouge qu’il n’est pas près de franchir. C’est pour lui la condition sine qua non de sa survie. » Le règne des ayatollahs en Iran, la capacité de production pétrolière de l’Arabie saoudite, la stabilisation de l’Irak, la prolifération des armes nucléaires : tout cela, en réalité, est lié.

* Chef du bureau parisien de Newsweek.

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