Haditha : le récit du c arnage

Comme le révélait, en mars, le magazine « Time » (voir J.A. n° 2359), des soldats américains, ivres de rage après la mort de l’un des leurs, ont bel et bien massacré vingt-quatre civils innocents le 19 novembre 2005. Et tenté d’effacer les traces de leur

Publié le 12 juin 2006 Lecture : 11 minutes.

Les quatre Humvee progressent lentement sur la route poussiéreuse, entre palmiers géants et bouquets de roseaux. Il est un peu plus de 7 heures, ce 19 novembre 2005, et tout est étrangement paisible. Dans un grondement de moteurs, le convoi arrive aux abords de Haditha, petite ville de 90 000 habitants dans la province d’Anbar, à 240 km au nord-ouest de Bagdad. En plein « triangle sunnite ». Le doigt sur la détente de leurs fusils-mitrailleurs, les hommes de la compagnie Kilo, du 3e bataillon de la 1re division de marines, sont à cran. La peur les rend nerveux. Très nerveux. Ce ne sont pourtant pas des enfants de chur. Au cours de l’été 2004, lors du terrible siège de Fallouja, au moins cinq d’entre eux ont combattu les miliciens chiites de l’« émir » Moqtada Sadr. Rue par rue et maison par maison. Après la bataille, la compagnie a regagné son cantonnement californien, sur l’immense base navale de San Diego, avant de repartir pour le front irakien. Certains en sont à leur troisième « rotation ».
Mais Haditha, c’est une autre affaire. Face à un ennemi invisible, le danger peut surgir de partout, à tout moment. Il y a trois mois, tout près de là, une vingtaine de leurs camarades ont trouvé la mort dans une embuscade. La ville est un fief de l’insurrection sunnite. Les Américains y tiennent certes quelques positions, mais ne contrôlent pas grand-chose. En tout cas, ils ne parviennent pas à mettre un terme aux attentats. Découvrir et désamorcer les engins explosifs que les insurgés s’obstinent à disséminer à travers la ville, de préférence sur le passage de leurs patrouilles, s’apparente à un travail de Sisyphe. Le très sanguinaire Abou Moussab al-Zarqaoui, le chef local d’al-Qaïda, était ici, avant sa mort, comme un poisson dans l’eau de l’Euphrate.
Soudain, une énorme détonation troue la quiétude matinale. Une bombe vient d’exploser sur le passage du dernier Humvee. Le véhicule est en flammes. À l’intérieur, le conducteur, le caporal Miguel Terrazas, un Latino originaire d’El Paso, au Texas, est littéralement coupé en deux. Son visage n’est plus qu’une bouillie sanglante. Il avait tout juste 20 ans. À ses côtés, deux de ses camarades perdent leur sang en abondance.
Le convoi s’immobilise. L’arme au poing, les hommes descendent des Humvee et découvrent le carnage. Le caporal Terrazas était, paraît-il, un excellent camarade Par une sorte de réaction chimique, leur peur tourne à la rage. Folle, irrépressible, sans limites. Les plus excités hurlent vengeance. Un taxi pointe le bout de son capot. Très mauvaise idée. Ses occupants – le chauffeur et quatre étudiants – sont extraits de la voiture et plaqués au sol. Quand ils font mine de s’enfuir, ils sont criblés de balles. Cinq morts, et ce n’est qu’un début. Ivre de sang, un groupe se rue vers des maisons toutes proches, fracasse les portes à coups de crosse et décharge ses armes sur tout ce qui bouge. Seule rescapée d’une famille de huit personnes, Safia Younis, 12 ans, témoigne : « Les Américains sont entrés et ils ont jeté une grenade dans la salle de bains. Ils ont tué mon père dans la cuisine, puis nous ont tiré dessus. J’ai fait semblant d’être morte. » Un de ses voisins confirme : « J’ai regardé à travers les rideaux. Ils sont entrés de force dans la maison d’à côté et j’ai entendu plein de coups de feu. J’ai cru que nous serions les prochains. » La « ratonnade », comme on disait en d’autres temps et en d’autres lieux, va durer près de quatre heures. Bilan : 24 morts, dont 7 femmes et 3 enfants.
Resté à l’écart des opérations, le caporal Roel Briones pénètre dans une maison après le passage des tueurs. Il est aujourd’hui soigné en Californie pour des « troubles post-traumatiques ». S’il faut en croire ses confidences au Los Angeles Times, une image atroce le hante : dans une chambre dévastée, il ramasse une petite fille gisant sur le sol, serre dans ses bras son corps sans vie. S’échappant de son crâne fracassé, la cervelle de l’enfant tombe sur ses bottes
Comment expliquer un tel déchaînement de barbarie ? Blessé lors de l’explosion du Humvee, le caporal James Crossan fournit sur CNN un début d’explication : « À Haditha, on ne sait jamais qui sont les méchants. On a trouvé la majorité d’entre eux et on s’en est débarrassés, mais le coin est plein d’insurgés. Peut-être les gars ont-ils eu peur ou étaient-ils très en colère, vraiment fous de rage. En tout cas, ils l’ont fait. Après tant de morts et de destructions, on devient vite insensible. »
Leur coup de folie passé, les hommes de la compagnie Kilo prennent conscience de l’ampleur des dégâts. Après l’énorme scandale d’Abou Ghraib, il y a trois ans, cette nouvelle affaire risque de ruiner un peu plus l’image de leur pays. Et, accessoirement, de leur attirer de gros ennuis. Il faut donc l’étouffer. Coûte que coûte. En guise de rapport, le commandant de l’unité transmet donc à ses supérieurs un laborieux tissu d’élucubrations. Et s’emploie à faire disparaître toute trace de ses mensonges.
Les images du carnage prises, de leur propre initiative, par plusieurs soldats, notamment le caporal Briones, sont promptement effacées de la mémoire des appareils. Par ailleurs, les familles des victimes se voient offrir, pour prix de leur silence, une compensation financière : 2 500 dollars par cadavre. Au cours du mois suivant, quelque 38 000 dollars ont apparemment été versés. Une misère, bien sûr, mais le déblocage des fonds suppose quand même le feu vert de la hiérarchie. À quel niveau ? C’est toute la question. Conformément au règlement militaire, des photos des lieux sont prises, officiellement cette fois, mais les cadavres ont préalablement été escamotés. Une seconde unité de marines a en effet été dépêchée sur place pour tout « nettoyer ». Les corps ont été emballés dans des sacs en plastique – les sinistres body bags – et transférés vers minuit à la morgue de l’hôpital de Haditha. Personne ne semble s’aviser que tous portent des traces de blessures par balle, ce que stipulent pourtant les certificats de décès.
Le lendemain, au QG de la 1re division de marines à Ramadi, le capitaine Jeffrey Pool, en sa qualité de porte-parole, donne lecture d’un communiqué. On apprend qu’un soldat américain et quinze civils irakiens ont trouvé la mort dans l’explosion d’une bombe, au bord d’une route. Fermez le ban.
À Haditha, les protestations indignées se multiplient. Même les autorités locales, peu suspectes d’hostilité systématique aux forces d’occupation, ne cachent pas leur exaspération. Au mois de janvier suivant, le commandement des marines se fend d’un nouveau communiqué précisant que, le 19 novembre 2005, les hommes de la compagnie Kilo ont été, après l’explosion de la bombe, pris sous le feu d’armes automatiques. Ils ont riposté et poursuivi les assaillants jusque dans des maisons voisines. Les terroristes ont été abattus et deux fusils d’assaut récupérés. Dans la confusion générale, plusieurs civils ont été tués par erreur.
Quelques jours plus tard, un militant de Hammourabi, une organisation irakienne de défense des droits de l’homme, prend contact avec le journaliste Tim McGirk, de Time Magazine. Il lui remet un film vidéo tourné avec une petite caméra dans les maisons prises d’assaut, puis à la morgue de Haditha, par un journaliste amateur nommé Taher Thabet (43 ans). Habitant à proximité, celui-ci avait été attiré par le bruit des détonations Le document montre les cadavres de vieillards et d’enfants, dont celui d’une fillette de 3 ans, que les marines peuvent difficilement prétendre avoir confondue avec un dangereux terroriste. D’autres victimes apparaissent vêtues d’un pyjama : pas vraiment l’uniforme idéal pour partir au combat !
Le 10 février, après avoir recueilli de nouveaux témoignages corroborant l’hypothèse d’un massacre délibéré, McGirk fait part de ses soupçons au colonel Barry Johnson, le principal porte-parole de l’armée à Bagdad, et lui fait visionner le VCD. Quatre jours plus tard, le général Peter Chiarelli, le numéro deux des forces américaines, charge le colonel Gregory Watt d’engager une enquête « préliminaire » sur cette affaire qui menace de dégénérer. Le 3 mars, ce dernier rend ses conclusions : les marines ont bel et bien eu un comportement « inapproprié ». Le 13, une équipe du Naval Criminal Investigative Service, la police militaire de l’US Navy, débarque à Haditha. Les événements se précipitent. Le 19 mars, sur son site Internet, puis le lendemain dans l’hebdo, Time publie l’article de McGirk sous un titre volontairement euphémique : « Un matin à Haditha ». Séisme à Washington ! En chute libre dans les sondages, l’administration Bush n’avait vraiment pas besoin de ça. Pourtant, l’hebdomadaire, qui avance le chiffre de quinze civils tués, reste largement en dessous de la vérité. « Autodéfense, accident ou vengeance de sang-froid ? » s’interroge-t-il. Ce même 19 mars, Chiarelli charge le général Eldon Bargewell d’une enquête administrative. Il s’agit d’établir si la hiérarchie a, oui ou non, tenté d’étouffer le scandale. Et de déterminer quels échelons de la chaîne de commandement se trouvent impliqués dans une éventuelle tentative de dissimulation.
Le 7 avril, le général Richard Natonski, commandant de la 1re division de marines, révoque de leur commandement trois sous-officiers impliqués dans la tragédie : le sergent Frank Wuterich (26 ans), commandant du 3e bataillon, et deux chefs de compagnie. « Je n’ai plus confiance en eux », lâche-t-il. Le Pentagone envisage sérieusement de traduire les trois hommes devant une cour martiale sous l’accusation de « meurtre, homicide par négligence et faux rapport ». Au total, une douzaine de marines seraient aujourd’hui dans le collimateur.
Après la presse, fort heureusement revenue de son indulgence passée pour les errements de l’administration Bush, l’opposition démocrate et jusqu’à certains responsables républicains s’étouffent d’indignation. Le 17 mai, sur la chaîne de télévision ABC, le démocrate John Murtha, membre de la Chambre des représentants, n’y va pas par quatre chemins : « C’est pire qu’Abou Ghraib. Je n’excuserai pas le meurtre, et c’est bien ce qui s’est passé. Des marines ont tué des civils innocents de sang-froid. Il n’y a pas eu d’échanges de tirs. Presque deux fois plus d’Irakiens ont été tués que ne l’affirme Time. » S’agissant de la responsabilité de la hiérarchie, le congressman ne se fait aucune illusion : « D’abord, ils ont dit que les Irakiens avaient été tués par des explosifs. Le lendemain, une équipe d’enquêteurs va sur place. Puis, plus rien ne se passe, personne n’en entend plus parler. Jusqu’à ce que Time révèle l’information, personne ne se rendait compte de ce qui se passait. » D’où ces judicieuses questions : « Le président du Joint Chiefs of Staff [chef d’état-major interarmes], le général Peter Pace, a-t-il été mis au courant ? A-t-il donné l’ordre d’étouffer l’affaire ? Dans le cas contraire, qui l’a fait ? » On pourrait pousser l’interrogation plus avant : quand le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le président George W. Bush ont-ils été informés ? Le 10 mars, pour le premier, le 11 mars, pour le second, répond Time, soit une semaine avant la publication de l’article de McGirk. Trop tard, par conséquent – si, du moins, l’information est exacte -, pour qu’on puisse les soupçonner d’avoir influé sur le déroulement de l’enquête.
Ancien colonel des marines et héros du Vietnam bardé de décorations, Murtha n’est pas n’importe qui. Sa voix porte. Grand défenseur de l’armée américaine, il milite avec acharnement pour son retrait d’Irak, où elle n’a, selon lui, que faire. Sauf y perdre son honneur. Aux États-Unis, beaucoup commencent à évoquer l’affaire de Haditha comme « le plus grave crime de guerre commis par les Américains » entre Tigre et Euphrate. Les plus anciens dénoncent un « My Lai irakien », allusion au massacre de cinq cents civils vietnamiens par des soldats américains, en 1968 (voir encadré).
Le 19 mai, en marge de sa rencontre à la Maison Blanche avec le président rwandais Paul Kagamé, Bush se déclare « troublé » par les informations publiées par la presse (d’autres journaux, dont le New York Times et le Washington Post, se sont engouffrés dans la brèche ouverte par Time). « Ceux qui ont enfreint la loi, si la loi a bien été enfreinte, seront punis », jure-t-il. Six jours plus tard, lors d’une conférence de presse commune, Bush et son ami Tony Blair reconnaissent avoir « commis des erreurs en Irak ». À les en croire, la plus grave aurait eu pour cadre la prison d’Abou Ghraib. « Jusqu’à présent », ajoute, prudemment, le chef de l’exécutif américain.
Le 1er juin, Nouri al-Maliki, le nouveau Premier ministre irakien, dénonce à son tour ce crime « odieux », « inacceptable », « injustifiable » et annonce la mise en place d’une commission d’enquête. La commission des forces armées du Sénat américain s’apprête à faire de même. « Une meilleure coordination avec la force multinationale » est indispensable pour prévenir le renouvellement de telles bavures, juge Maliki. Mais s’agit-il vraiment d’une bavure ? Ou de la réaction somme toute « normale » d’une armée d’occupation aux prises avec une population très majoritairement hostile et confrontée au harcèlement de groupes d’insurgés – qu’on les baptise « terroristes » ou « résistants » – prêts à tout ? La répétition des drames rend la seconde hypothèse beaucoup plus probable.
Pour s’en tenir aux dernières semaines, trois autres affaires, au moins, sont appelées à connaître des développements disciplinaires et/ou judiciaires. Le 26 avril, à Fallouja, un civil a été froidement abattu par des marines. Une enquête a été ouverte Le 31 mai, à Samara, deux Irakiennes, dont l’une se rendait à l’hôpital pour accoucher, ont été tuées : leur voiture ayant « refusé d’obtempérer à des injonctions répétées » pour la contraindre à s’arrêter, les soldats américains ont ouvert le feu « conformément aux règles d’engagement en vigueur ». Le 2 juin, la BBC a diffusé un film vidéo montrant l’exécution, le 15 mars à Ishaqi, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Bagdad, de onze civils (dont cinq enfants et quatre femmes) par une patrouille de marines. « Opération anti-al-Qaïda », a froidement laissé entendre l’US Navy.
« Sur les 150 000 soldats que comptent les forces de la coalition, 99 % s’acquittent magnifiquement de leur job », plaide le général Peter W. Chialeuse – ça ne s’invente pas ! -, l’un des principaux responsables militaires américains en Irak. À peine le général Chiarelli, son supérieur, consent-il à admettre que ses hommes ne sont pas forcément bien préparés à assumer des missions antiguérilla. Après le déclenchement du scandale de Haditha, il a promis, sans rire, qu’il allait leur dispenser une formation accélérée aux « valeurs éthiques », trente jours durant. Officiers supérieurs débordés par les événements, politiques enclins à fuir leurs responsabilités : engagée la fleur au fusil, l’aventure américaine en Irak risque décidément de très mal se terminer.

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