[Tribune] Printemps arabes : étouffer les peuples, un jeu dangereux
Dix ans après les Printemps arabes, les régimes militaires et autoritaires prospèrent au Moyen-Orient. Au risque de provoquer, dans les années à venir, de nouveaux soulèvements populaires encore plus violents.
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Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques, spécialiste des relations euro-arabes et collaborateur scientifique du Cecid (Université libre de Bruxelles), auteur d’« Émirats arabes unis, à la conquête du monde » (éd. Max Milo).
Publié le 24 février 2021 Lecture : 4 minutes.
Dans une tribune récemment parue sur le site du Vif/l’Express, l’ambassadeur honoraire belge Philippe Jottard dresse un bilan amer des Printemps arabes. Nés il y a dix ans, ils ont malheureusement accouché d’une souris, selon le diplomate, qui livre une liste non exhaustive des revers subis par les peuples « arabes » assoiffés de liberté, de justice et d’égalité.
Selon lui, il y a une raison majeure, voire unique, à la déroute de ce qu’il serait dorénavant plus juste d’appeler « automnes arabes », tant ils plongent la région dans le chaos et le désespoir : le supposé soutien absolu et inconditionnel de l’Occident et du Moyen-Orient aux courants des Frères musulmans.
Stabilité autoritaire
En réalité, la situation est un peu plus complexe qu’il n’y paraît. Le soutien réel d’un certain nombre d’Occidentaux à la politique de la stabilité autoritaire, largement menée au détriment des peuples mis sous cloche, risque de provoquer, dans les années à venir, de nouveaux soulèvements populaires encore plus violents. L’encapsulage des aspirations des populations ne peut durer éternellement.
Lors des Printemps arabes, l’islamisme est apparu aux peuples de la région comme la seule alternative viable, structurée, qui leur apportait soutien économique et social quand l’État prédateur les oubliait. Alors ils l’ont choisi. Les porte-étendards de l’idéal démocratique que sont censés être les Occidentaux devraient davantage analyser ce choix plutôt que le juger. Soyons clairs : après des décennies de lavage de cerveau autocratique des populations, les islamistes étaient les seuls groupes immuno-résistants et étaient devenus un rempart pour ces dernières.
Or personne n’a voulu accepter que le processus démocratique s’inscrive dans le temps long, que l’islamisme soit transitionnel – comme le courant révolutionnaire qui le précède d’ailleurs –, et s’appuie sur une société civile suffisamment implantée pour le porter et l’installer durablement.
Oui pour la démocratie, sauf quand elle vote mal (entendez, contre les intérêts occidentaux)
Si les révolutions ont marché en Tunisie et en Égypte, c’est parce que la société civile y existait déjà. Les islamistes n’étaient qu’une des composantes de cette société civile, pas la seule. Les pays qui n’avaient pas de société civile se sont tournés vers les barbus. La Tunisie s’en sort mieux et doit, dix ans après, conjuguer encore tous les talents politiques, ennahdistes compris, alors que l’Égypte, très rapidement, a fait une croix sur la démocratie après avoir renversé le régime de Morsi, pourtant élu par le peuple.
Deux poids deux mesures
Au fond, il y a deux poids deux mesures dans notre acceptation occidentale de la démocratie. Et nous sommes prêts à en renier les principes quand notre Orient proche prend de mauvaises directions : oui pour la démocratie, sauf quand elle vote mal (entendez, contre les intérêts occidentaux). L’Occident préfère dès lors encore soutenir la dictature et les régimes autocratiques qui se sont remis en place petit à petit, un par un, avec le concours de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, lesquels rêvent de prendre le leadership face à la Turquie et à l’Iran.
L’Algérie, malgré des mois de manifestations, a accouché d’une maigre réforme de la Constitution et d’un nouveau président fantôme qui, avec l’armée, s’assurera de plaire à Abu Dhabi plus qu’à Doha. La Syrie et la Libye ont basculé dans l’horreur, et pas uniquement à cause des islamistes.
Prétextant un risque de chaos supplémentaire, certains pays occidentaux ont soutenu des régimes militaires et autoritaires chers à leurs alliés régionaux que sont l’Arabie saoudite et les Émirats. Le nouveau Moyen-Orient dont rêvait George Bush, ce sont eux, les deux princes héritiers Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed, qui l’ont mis en pratique : contre-révolutions, remise en place de dictatures militaires, lutte contre le « terrorisme », étouffement des peuples, fin de l’espoir démocratique, attente de la prochaine explosion régionale.
Aucun mouvement islamiste ne s’est installé durablement dans un des pays de la région. Ceux qui s’y sont hasardés ont vite révélé leur impuissance à résoudre la crise économique et sociale qui constitue un problème majeur pour les populations. Au fond, le Moyen-Orient est victime non plus des puissances étrangères, mais bien des jeux d’influence locaux.
Vaste poudrière
Les Émiratis jouent un rôle fin mais déterminé d’ingérence dans chacun des pays qui tentent l’option démocratique : Maroc, Algérie, Libye, Égypte, Soudan, Syrie, et d’autres encore. Car Mohammed Ben Zayed se rêve en phare du monde musulman depuis des années, au détriment de son allié saoudien, empêtré dans une communication politique désastreuse.
Qui pourra supporter encore longtemps la chape de plomb qui se remet en place dans chacun des pays musulmans ?
Apprécié du monde occidental laïc, ce militaire formé à Sandhurst (Grande-Bretagne) n’a qu’une obsession depuis des années : les Frères musulmans qui s’agitent au nord de la confédération émiratie. Et cette peur intérieure se reflète sur l’ensemble de sa stratégie régionale, rendant le Qatar responsable de tous les malheurs du Moyen-Orient un temps proche des alternances locales islamistes, alors même qu’un terrible jeu de dominos se met en place contre les peuples dans la région.
Qui pourra supporter encore longtemps la chape de plomb qui se remet en place dans chacun des pays musulmans et qui, au nom de la lutte contre le terrorisme et pour la stabilité, impose la loi et l’ordre contre le chaos démocratique ?
Le Moyen-Orient nous promet des lendemains de cuite terrible : dans moins de dix ans, il sera devenu une vaste poudrière encore plus explosive qu’en 2010, avec des islamistes renforcés et davantage de militaires prêts à en découdre. Car cette fois, ce n’est plus l’espoir du début de XXIe siècle mais le désespoir post-crise de 2008, post-Daech et post-Covid-19 qui guidera les peuples. Et l’on sait où il mène chez nombre de musulmans ! Forts de leur expérience précédente, ils n’auront cette fois vraiment plus rien à perdre.
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