Choc des ego

Publié le 12 juin 2006 Lecture : 5 minutes.

Lorsqu’elles ont à leur tête des dirigeants médiocres, les grandes puissances se comportent souvent très mal.
Pourquoi ? Sans doute parce que la richesse et la puissance sont mauvaises conseillères : quand on dispose de ces privilèges, on a le mépris de l’autre facile et l’on oublie (ou ignore) que « le mépris est la maladie la plus dangereuse pour un État – ou son chef » (cardinal de Retz).
Quand on est riche et puissant, on cède vite à l’orgueil, ce péché capital ainsi défini par le dictionnaire : « Opinion très avantageuse, le plus souvent exagérée, qu’on a de sa valeur personnelle aux dépens de la considération due à autrui. »

Il arrive que des chefs d’État riches et puissants agissent non pas en solo, mais en meute de trois ou quatre : n’avons-nous pas vu, au cours des cinq dernières années, George W. Bush, président atypique des États-Unis, faire tandem avec Tony Blair et constituer une bande avec trois autres féaux : José María Aznar, Silvio Berlusconi et Ariel Sharon ?

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À mon avis, aucun de ces « grands » personnages n’a lu Omar Khayyam. En ont-ils seulement entendu parler ?
Dommage pour eux, car ce grand mathématicien, astronome et poète – dont je précise à l’intention de Bush qu’il a vécu au XIIe siècle, qu’il était perse, musulman et anti-islamiste avant la lettre a consacré un de ses inoubliables « quatrains » à leurs pareils de son époque :
Vois-tu ces deux ou trois idiots ?
Dans leurs mains, ils tiennent le monde.
Ils ne savent rien.
Ils se croient, par ignorance, supérieurs.
Va ton chemin, n’en tiens pas compte.
Dans leur splendide suffisance, ils appelleront hérétiques tous ceux qui ne sont pas des leurs.
On dirait qu’il décrit George W. Bush et l’un ou l’autre de ses compères.

Cette longue introduction m’amène à l’histoire que je veux vous raconter et qui n’est que la dernière péripétie de la relation heurtée, conflictuelle, voire explosive, entre les États-Unis de George W. Bush et le Venezuela de Hugo Chávez.
C’est le choc de deux ego.
Le président vénézuélien, que nous vous avons présenté dans notre dernier numéro dans la rubrique « L’Homme de la semaine », est un personnage brouillon, excessif, contradictoire, exaspérant. Il est à l’Amérique latine de 2006 ce que Kadhafi a été à l’Afrique et au monde arabe dans les années 1970 et 1980, sauf que cet ex-putschiste est désormais le président élu de son pays et qu’il est devenu, à sa manière, un démocrate – ce que Kadhafi n’est toujours pas et ne sera jamais.
Chávez est un populiste qui joue au révolutionnaire ; l’argent du pétrole, plus abondant que jamais, en a fait un président d’autant plus courtisé qu’on le sait généreux : l’argent sort de chez lui aussi vite qu’il est rentré et sert les desseins chavéziens à l’intérieur du pays comme à l’extérieur
Dopé par le surcroît de puissance que lui donne la manne pétrolière, Chávez n’hésite pas à intervenir où bon lui semble, sans même réaliser que, ce faisant, il commet les mêmes empiétements et excès qu’il reproche aux États-Unis.

À la tête d’un État enrichi par le pétrole, dont le prix a triplé en moins de trois ans, se croyant, ou se disant, menacé par les États-Unis, mais voulant en réalité se doter des signes extérieurs de la puissance pour être admiré et craint – à l’instar d’un Kadhafi, qui, en 1975 achetait à la France, d’un coup, 110 avions Mirage -, Chávez a décidé, il y a six mois, de faire monter les enchères de plusieurs crans : il a passé une commande de quelques milliards de dollars pour l’achat d’armes modernes à l’Espagne – alliée des États-Unis.
On peut estimer que c’est là une mauvaise initiative et une non moins mauvaise utilisation de l’argent du pétrole. Mais c’est la décision d’un État souverain, et l’Espagne l’a prise pour ce qu’elle était : une très bonne affaire pour son industrie d’armement

Eh bien, l’affaire ne se fera pas : les États-Unis s’y sont opposés, n’hésitant pas à contrarier leur allié en lui interdisant de vendre des armes au Venezuela, qui n’est pourtant ni un pays ennemi ni une menace pour les États-Unis.
Je précise que les États-Unis ont ce pouvoir parce que les armes en question utilisent, pour certaines d’entre elles, une technologie américaine.
On peut disposer d’un pouvoir et ne pas en faire usage ; on peut aussi, à l’inverse, en abuser.
C’est assurément le cas et, en l’occurrence, la stupidité et le calcul à courte vue s’ajoutent à l’arrogance.
La réaction de Chávez a été en effet celle que toute personne moyennement informée pouvait prévoir : pousser le bouchon encore plus loin, augmenter les enchères.
Ce que l’Espagne n’a pas été autorisée à lui vendre, Chávez n’a pas hésité une seconde à en passer commande à la Russie, dont il savait qu’elle n’aurait aucune autorisation à demander et qu’elle serait ravie de l’aubaine.
Il savait aussi, bien entendu, qu’en achetant des armes à la Russie, il franchissait, aux yeux de George W. Bush, la ligne jaune…

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Le pays de Vladimir Poutine n’en espérait pas tant et a accepté avec plaisir.
Son ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, n’est pas allé jusqu’à remercier publiquement les États-Unis pour le cadeau fait à l’industrie russe d’armement. Mais il n’en pensait pas moins.
Voici, en tout cas, ce qu’il a déclaré : « La Russie vendra des armes au Venezuela malgré l’embargo américain. Moscou se conforme au droit international et ce droit n’interdit pas la livraison d’armes au Venezuela.
« Ce pays ne fait pas l’objet de sanctions, nous avons déjà avec lui une coopération technico-?militaire bilatérale et nous lui livrerons les avions de chasse Sukhoï SU-30 qu’il vient de nous commander. » []
« Chacun sait que nous sommes en concurrence avec les Américains sur le marché mondial des armes, a encore expliqué Lavrov. Il va de soi que chaque fois que l’occasion se présentera de vendre nos armes à un bon prix nous ne la laisserons pas passer. »
Pour faire bonne mesure et montrer qu’il ne craignait pas le courroux des États-Unis, le Venezuela a également acheté 100 000 kalachnikovs, malgré l’opposition de Washington, et a annoncé son intention de construire des usines pour fabriquer sur son sol des kalachnikovs sous licence. []

Tels sont les faits, résumés à grands traits. Telle est la dernière péripétie de l’affrontement (feutré pour le moment) entre Chávez et Bush.
Il s’agit, comme vous le voyez, d’une guerre des nerfs coûteuse pour les peuples, d’un choc des ego entre deux personnages qui se sont hissés au sommet de la hiérarchie dans leurs pays respectifs.
Et qui se comportent comme des enfants gâtés

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(Voir p. 18 « Des kalachs pour Chávez »)

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