Attention prédateurs !

Leur « métier » : racheter des créances auprès de prêteurs et tenter ensuite par tous les moyens d’obtenir du débiteur leur règlement intégral. Leurs proies : des entreprises en faillite ou des États endettés.

Publié le 12 juin 2006 Lecture : 7 minutes.

Depuis une quinzaine d’années, le montant des dettes des pays en développement sous forme obligataire a considérablement augmenté. Ces obligations circulent, s’échangent sur un marché informel et, en fonction de la situation politique et économique du pays émetteur, valent plus ou moins cher. C’est là qu’interviennent les fonds vautours, qui jouent sur la lassitude de créanciers qui préfèrent toucher 20 ou 30 tout de suite plutôt que de poursuivre pendant des années le remboursement des 100 qui leur sont dus. Ayant ainsi déboursé 20, et ayant en main un titre qui vaut 100, le fonds vautour se battra bec et ongles devant tous les tribunaux de la planète pour faire reconnaître la validité de son titre ; ensuite, soit il fera saisir des biens de l’État débiteur, soit il fera du chantage en bloquant les accords amiables que celui-ci tente de négocier avec ses créanciers plus accommodants. Les fonds vautours peuvent ainsi récupérer à terme 80 ou 90 (après paiement des frais) sur un papier acheté 20, tandis que les autres créanciers ne retrouveront que 50 sur leur mise de 100.
Ayant testé leurs armes dans les dettes latino-américaines, les Elliott, FG Hemisphere et autres Walker ont vu dans le Congo une proie très appétissante. Pourquoi ? Parce que ce petit pays de 3,8 millions d’habitants est dans une situation paradoxale : il est riche en pétrole (il devrait encaisser 2 milliards de dollars en 2006) et pauvre par ailleurs puisqu’il se situe à la 142e place sur 177 à l’indice du développement humain établi par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Il fait face à une dette publique de 9,2 milliards de dollars (200 % du PIB), qui s’est accumulée au mépris de toute prudence de la part des prêteurs comme de l’emprunteur. Beaucoup de dettes ajoutées à de la pauvreté signifient que la dette ne vaut pas cher sur le marché. Production de pétrole importante mais déclinante signifie que le jeu en vaut la chandelle et qu’il y a des actifs à désosser à condition de faire vite.
D’où la précipitation des vautours qui ont acquis quelque 10 % de la dette congolaise, soit près de 1 milliard de dollars au nominal, dont ils vont essayer par tous les moyens d’obtenir le règlement. Par exemple, Elliott Management, qui détient une créance de 121 millions de dollars, validée par un tribunal américain et qui attaque inlassablement pour obtenir d’autres tribunaux la saisie de pétrole congolais pour se rembourser. Cet Elliott s’est rendu célèbre à la fin des années 1990 en parvenant, dans un morceau d’anthologie judiciaire, à se faire payer 58 millions de dollars par la Banque nationale du Pérou une créance acquise pour 11 millions. Paul E. Singer, le gérant d’Elliott, avait à l’époque essuyé les foudres de l’Église catholique. En 2004, le même Singer a officiellement contribué pour 2 000 dollars à la campagne de George W. Bush.
Seulement, le Congo a plus d’un tour dans son sac. « Nous sommes obligés de protéger notre argent par des mécanismes parfois peu orthodoxes », déclarait, le 22 janvier, son Premier ministre, Isidore Mvouba. L’aveu d’hétérodoxie est corroboré par le jugement d’une cour londonienne du 28 novembre 2005 qui a patiemment analysé, à la demande de Kensington, une filiale d’Elliott basée aux îles Caïmans, une chaîne de transactions jugées fictives entre le vendeur initial – la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC) – et l’acheteur final (BP) d’une cargaison de pétrole d’une valeur de 40 millions de dollars. Les intermédiaires sont AOGC, une société congolaise, Sphynx Bermuda – toutes deux ont pour actionnaire principal Denis Gokana, qui n’est autre que le président de la SNPC -, Cotrade, par qui transitait le règlement, et enfin Glencore, que la cour a lavée de tout soupçon. De l’avis de la cour, ce montage n’avait d’autre but que de compliquer le paiement des 40 millions de dollars de façon à échapper à une saisie.
La SNPC commercialise 20 % du pétrole congolais pour le compte de l’État, les 80 % restants étant commercialisés par les sociétés privées. Le pétrole représente 76 % des revenus du budget, 67 % du PNB et 95 % des exportations du Congo. On comprend, avec de tels ratios, que, pour échapper à des créanciers intraitables, le gouvernement fasse preuve d’imagination. La SNPC a d’abord largement utilisé la technique des préfinancements : elle reçoit des fonds en anticipation d’une livraison de pétrole qui ne peut être saisie puisqu’elle appartient déjà à l’acheteur. Mais cette pratique a donné lieu à des abus et le Fonds monétaire international (FMI) a obtenu son interdiction en 2003. D’où le recours au stratagème des sociétés écrans qui désoriente les vautours mais ne facilite pas les contrôles nécessaires. Un audit réalisé par KPMG en 2003 à la demande du FMI et sur financement Banque mondiale (300 000 dollars) a buté sur de nombreuses contradictions, opacités, absence d’informations, et n’a pu expliquer un écart de l’ordre de 300 millions de dollars entre les recettes pétrolières théoriques du Congo et les fonds effectivement encaissés. Le rapport a été largement rendu public par les autorités du pays.
Dans l’affaire Kensington et du point de vue du plaignant, rien que de très banal. Quel débiteur acculé n’a pas tenté de faire disparaître les bijoux de famille en voyant arriver l’huissier ? On gagne, on perd. Dans le cas d’espèce, le Congo a perdu. Là où les choses se compliquent, c’est dans la suite des attendus du jugement. Ils affirment que ce sont 472 millions de dollars en règlement de pétrole brut qui auraient transité par Sphynx Bermuda entre janvier 2003 et mars 2005. Les ventes successives devaient laisser quelque argent en dépôt ici ou là, si bien que le paiement final à la SNPC aurait été inférieur de 10 % à ce qu’avait payé BP. La cour conclut non sans perfidie : « On est en présence soit d’un cas flagrant de corruption avec un mécanisme élaboré pour escroquer SNPC/Cotrade au bénéfice de Gokana (une façon de faire qui n’est pas inhabituelle dans certains pays africains) [sic], soit d’un arrangement sanctionné par SNPC et Cotrade au niveau le plus élevé en raison de l’avantage escompté par ces compagnies de disposer de ce pétrole d’une manière qui permette d’établir la plus grande distance possible entre SNPC/Congo et l’argent payé par l’acheteur final. »
On entre là dans un registre tout différent qui est celui de l’insinuation, à la limite du racisme. Insinuation d’une manipulation systématique à quoi s’ajouterait une indélicatesse du président de SNPC, qui, du fait des liens familiaux complaisamment rappelés, ne peut manquer de rejaillir sur la présidence même de l’État. Est-ce le rôle d’un juge de formuler de telles hypothèses sans se donner la peine de conclure, alors même qu’il était saisi, au civil et non au pénal, sur une affaire ponctuelle ? Pour trancher comme il l’a fait, ne lui suffisait-il pas d’établir que les sociétés écrans n’avaient pas d’existence réelle, si bien que les fonds dont la saisie était demandée appartenaient bien à SNPC ?
Comme on pouvait s’y attendre, les attendus du jugement de Londres ont déchaîné les ONG (Fédération internationale des droits de l’homme, Global Witness), qui ont fait monter la polémique d’un cran en stigmatisant l’ensemble de la politique pétrolière congolaise. On lit dans un rapport de décembre 2005 de Global Witness l’accusation suivante : « Malgré des revenus pétroliers de près de 1 milliard de dollars en 2004, le Congo reste un des pays les plus pauvres et les plus endettés du monde, et le théâtre de plusieurs guerres civiles sanglantes. » On aimerait trouver sous la plume de ces sourcilleux humanistes quelques commentaires sur la moralité de ces fonds vautours basés dans les paradis fiscaux des Caraïbes. Rompant systématiquement les efforts de solidarité des prêteurs – rejetant donc sur les contribuables le surendettement des débiteurs -, ils se moquent bien de savoir si leurs victimes sont ou non les plus endettées du monde. Et que pensent les ONG d’un système juridique qui autorise une société des Bermudes – colonie de la Couronne britannique – ayant un capital de 12 000 dollars à faire pour 472 millions de dollars de négoce pétrolier sans que les administrateurs complaisamment trouvés sur place, MM. Williams et Jones, en soient tenus informés ?
Pas d’appel donc de Global Witness à moraliser les pratiques financières internationales, mais un appel au FMI et à la Banque mondiale à se montrer intraitables dans les négociations sur un allègement de la dette du Congo. Au mois de mars 2006, c’était une autre action intentée par Kensington devant un tribunal fédéral américain, se fondant cette fois sur la législation contre le crime organisé (RICO), qui assignait la SNPC, Bruno Itoua, son ancien PDG et actuel ministre des Hydrocarbures, et la BNP. Le tribunal a considéré la requête recevable, mais ne s’est pas prononcé sur le fond. La saga se poursuit avec le même venin par une décision, parisienne cette fois, le 15 avril 2006. Walker, enregistré aux îles Vierges britanniques, tente de s’approprier des fonds congolais déposés sur des comptes ouverts à la BNP, mais qui, au moment du jugement, avaient apparemment disparu.
Ce battage juridico-médiatique bien pensant intervient au moment le FMI doit se prononcer sur l’éligibilité du Congo à l’initiative de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). Dans un rapport du 31 janvier 2006, le FMI a néanmoins pris acte des améliorations enregistrées dans la gestion des affaires pétrolières tout en reconnaissant qu’il restait du chemin à parcourir pour promouvoir rigueur et transparence. Le Fonds salue la réapparition dans les comptes publics d’une somme de 140 millions de dollars qui avait été mise en sécurité pour échapper aux fonds vautours. La décision d’initier le processus de réduction de la dette a été prise le 8 mars 2006 ; elle va soumettre le Congo à un examen attentif pendant plusieurs années – jusqu’au point dit d’achèvement – avant qu’on ne passe à la décision définitive. C’est la bonne façon de procéder pour permettre à un pays de mettre de l’ordre dans ses affaires et de débusquer et punir, dans son propre intérêt, les cas de corruption éventuels, sachant qu’il a un délai raisonnable pour y parvenir.

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