« Ce qui manque à l’Afrique, ce n’est pas la vision, mais les moyens »

Alors que la Banque africaine de développement tient à Maputo, du 14 au 16 mai, ses assemblées annuelles, son président depuis bientôt trois ans livre son diagnostic sur les défis de l’heure. À commencer par le choc alimentaire.

Publié le 13 mai 2008 Lecture : 13 minutes.

Souffle d’urgence, vendredi 2 mai à Tunis, au neuvième étage de l’immeuble qui abrite temporairement, depuis 2003, les locaux de la Banque africaine de développement (BAD). Donald Kaberuka, 56 ans, son président, annonce la mobilisation de 1 milliard de dollars supplémentaires (ce qui fait grimper le portefeuille agricole de la BAD à 4,8 milliards) pour faire face à la crise alimentaire, qui, assure-t-il, menace 150 millions de personnes sur le continent. À dix jours de ses assemblées annuelles de Maputo (du 14 au 16 mai), le premier bailleur de fonds de l’Afrique, fort de ses quelque 70 milliards de dollars en prêts et dons engagés à ce jour, voulait démontrer sa capacité de réaction face aux crises : objectif atteint. Ainsi va la BAD, version Kaberuka. Soixante-dix-sept pays membres (dont vingt-quatre non africains), 1 350 employés, une gestion au cordeau (elle est notée triple A) et une culture du résultat qui va de pair avec une visibilité accrue sur le terrain. Élu en août 2005, ce diplômé en économie de l’université de Glasgow, principal artisan, avec Paul Kagamé, de la renaissance du Rwanda postgénocide (en tant que ministre des Finances et de la planification économique pendant huit ans), est aujourd’hui arrivé à mi-mandat. Après avoir, dans un premier temps, secoué la BAD, bousculé la hiérarchie, dépoussiéré la bureaucratie et bouleversé le train-train technocratique, cet anglophone parfaitement à l’aise en français a laissé la Banque et son staff digérer les réformes qu’il leur a imposées au forceps. Nul, aujourd’hui, ne conteste plus son autorité ; et son entente avec les membres du Conseil d’administration est, semble-t-il, sans nuages – tout comme est fluide sa relation avec ses deux partenaires de Washington : Robert Zoellick, de la Banque mondiale, et Dominique Strauss-Kahn, du FMI.
Difficile donc de dénicher, dans les couloirs de la BAD, le moindre reproche à l’encontre de Donald Kaberuka, le « boss ». Si ce n’est, peut-être, qu’il voyage beaucoup (trop ?) et qu’il exige beaucoup (trop ?) de la part de ses collaborateurs. Mais s’agit-il là vraiment de critiques ?

Jeune afrique : Les assemblées générales de la BAD à Maputo sont placées sous le thème du partage des fruits de la croissance et de la lutte contre les inégalités en Afrique. C’est nouveauÂ
Donald Kaberuka : Pas vraiment. Le partage a toujours été au cÂur des préoccupations de la BAD. Ce qui est nouveau, c’est la persistance depuis six ans d’une croissance forte en Afrique. 6,4 % en moyenne prévus pour 2008, 7 % pour les pays pétroliers et 4,5 % pour les autres. C’est remarquable. D’où notre volonté de mieux répartir encore les fruits de cette croissance, objectif indispensable si on veut la maintenir à ce niveau.

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Au Mozambique, où la BAD tient ses assemblées, ont éclaté il y a peu des émeutes contre la vie chère. Un peu partout en Afrique, la tension face au choc alimentaire est extrême. Partagez-vous le pessimisme de ceux qui prévoient un « tsunami silencieux » ?
Le problème est très sérieux, mais le monde a les moyens d’y faire face. Il y a évidemment les mesures d’urgence : augmentation de l’aide au Programme alimentaire mondial et appui macroéconomique aux États qui, contraints d’accroître salaires et subventions, fragilisent leurs finances publiques. Il ne faut surtout pas que la crise nous amène à revenir sur les réformes économiques péniblement mises en place depuis une décennie. La BAD, conjointement avec le FMI, la Banque mondiale et les États bailleurs du Nord, est prête à aider en ce sens. Au-delà, un appui structurel à l’Afrique, afin qu’elle augmente sa production et sa ­productivité agricoles, est indispensable, car le phénomène de hausse des prix auquel nous sommes confrontés est durable. Pour être clair, l’Afrique doit faire sa « révolution verte ».

N’est-ce pas un vÂu pieux ? Depuis vingt ans, il n’y a plus en Afrique de politiques agricoles. Seules les villes comptent ?
Je ne suis pas d’accord. Certains pays ont fait des progrès très intéressants en ce domaine. Mais le protectionnisme exercé par les riches sur le commerce agricole les empêche d’écouler leurs produits sur le marché international. Il faut réformer les règles du commerce mondial afin que la révolution verte puisse avoir lieu. Il faut donc que les négociations de Doha aboutissent au plus vite. Elles sont en bonne voie, grâce, entre autres, au travail du directeur général de l’OMC, Pascal Lamy.

Il faut aussi de l’eau, des engrais, des pesticides, des terres sans jachères, bref tout ce qui a fait le succès de la révolution verte en Inde.
C’est exact. Plus des infrastructures pour les transports. Tout cela a été analysé, décortiqué dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad). Ce qui manque, ce sont les moyens. Pas la vision.

Les gouvernants africains n’ont donc aucune part de responsabilité dans la fragilité de leurs États face au choc alimentaire ?
Je n’ai pas dit cela. Nous avons notre part de culpabilité au sein d’un processus qui est cependant mondial. Prenez l’exemple des biocarburants : c’est une réponse au réchauffement climatique et c’est un problème pour la production alimentaire. L’Afrique est concernée par les deux aspects de ce phénomène, et cela dans le même temps.

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Tout de même Un demi-siècle après les indépendances, seuls quatre ou cinq pays d’Afrique peuvent être considérés comme autosuffisants sur le plan alimentaire, alors que l’Asie, qui était à l’époque au même niveau de sous-développement, a fait en ce domaine des progrès considérables. Pourquoi ?
Cette analyse comparative a maintes fois été faite. Oui, c’est vrai, nous avons parfois adopté des stratégies qui ne convenaient pas à l’évolution de l’économie mondiale. Je le reconnais volontiers. Nous sommes passés sans transition d’un État omniprésent à un État omni-absent, alors que l’Asie a su éviter ces deux extrêmes au profit d’un État engagé dans le soutien au secteur privé, au business et à la production de richesses. C’est une leçon dont nous nous efforçons de tirer les enseignements. En agriculture comme ailleurs, ce ne doit pas être l’État ou rien. Mais l’État agissant.

N’est-il pas temps de donner aux paysans africains une vraie considération et un statut d’agent économique ?
Vous avez raison. L’économie rurale et l’économie urbaine ne sont pas opposables, mais étroitement liées. Investir dans le secteur agricole, ce n’est pas uniquement investir dans l’agriculture, mais aussi dans la connexion villes-campagnes, autrement dit dans les infrastructures et l’ensemble du secteur productif.

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D’un mal – la crise alimentaire – peut donc surgir un bien : la relance de l’agricultureÂ
Disons que ce choc agit sur nous comme un wake up call et comme une piqûre de rappel.

Certains analystes n’hésitent pas à dire que le paysan africain serait rebelle à l’innovation et inadapté à la modernité. Qu’en pensez-vous ?
C’est stupide. On a dit le même genre de bêtises culturalistes à propos de toutes les paysanneries dans le monde, en Asie, en Amérique latine et même en Europe de l’Est. L’agriculteur africain, s’il en a les moyens, est parfaitement capable de répondre aux défis technologiques.

Vous avez fait allusion au Nepad. Vous y croyez encore, à ce serpent de mer ?
Ne cédons pas trop vite au découragement. Le Nepad procède d’une vision juste. Certes, il y a eu, il y a toujours des difficultés de mise en Âuvre, mais cela doit nous inciter à persévérer. À la BAD, nous avons créé un département spécial chargé du Nepad et de l’intégration régionale, lequel gère des investissements importants en partenariat avec les communautés économiques africaines. On peut critiquer le Nepad, mais je ne vois pas, moi, d’autre alternative à la vision dont cette initiative est porteuse. Ne l’appelez pas Nepad si ça vous gêne. Il n’empêche : notre intérêt est de continuer sur cette voie.

Vous avez pris, conjointement avec le patron de la Banque mondiale, Robert Zoellick, une position ferme sur la crise kényane, début 2008. Vous vous êtes prononcé en faveur d’un gouvernement d’union nationale. Pourquoi ?
Ni la Banque mondiale ni la BAD ne sont des organismes à caractère politique. Notre but est de lutter contre la pauvreté. Mais lorsqu’une crise menace la stabilité économique de toute une région, et donc risque de la faire régresser, la recherche d’une solution nous concerne au plus haut point.

Pourtant, on ne vous a pas entendu sur le Zimbabwe, où la pauvreté progresse de jour en jourÂ
Les pays de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), et en premier lieu leur médiateur Thabo Mbeki, font le maximum pour que le Zimbabwe, qui fut l’une des locomotives de l’Afrique australe, retrouve le chemin du progrès. Laissons-les agir.

En attendant, la BAD a pris des mesures qui ne vont pas dans le sens d’un soutien à Robert Mugabe. Vous lui avez coupé les vivres depuis six ans !
Il ne s’agit pas de sanctions politiques, mais de sanctions opérationnelles. Quand un pays est en arriérés de paiement, quand il cesse de rembourser la Banque, eh bien la Banque cesse ses activités dans ce pays. Cela a été le cas pour les Comores, le Liberia, la Centrafrique, la Côte d’Ivoire, le Togo, d’autres encore Les cas comorien, libérien et centrafricain ont été réglés il y a peu. Ceux de la Côte d’Ivoire et du Togo devraient l’être d’ici à trois mois. Restent le Zimbabwe, le Soudan et la Somalie.

Question de fond au président de la BAD : est-ce que la prospérité favorise la démocratie ou est-ce que la démocratie favorise la prospérité ?
Je fais une grande différence entre la démocratie électorale et la culture de la démocratie. La première existe de plus en plus sur le continent, alors que la seconde n’en est qu’à ses prémices. Ce qui m’importe, moi, c’est la bonne gouvernance. La stabilité, la paix, le respect du droit et de la propriété privée, l’espace de liberté laissé aux opérateurs économiques, bref tout ce qui fait la gouvernance à laquelle les peuples aspirent, c’est cela la vraie clé de la prospérité. Le reste n’est que pétition de principe et débat d’intellectuels.

Le respect de la bonne gouvernance est donc une préoccupation essentielle de la BAD ?
Absolument. Il y a chez nous tout un département dédié à cet objectif. Autant il est facile, si l’on peut dire, d’apporter à un pays des capitaux et de la technologie, autant il est impossible d’y exporter des institutions. C’est aux États de les bâtir eux-mêmes, avec notre aide. Je viens par exemple de réunir ici, à Tunis, tous les patrons de Cour des comptes et de bureaux d’audit nationaux en Afrique afin de les encourager en ce sens. Nous travaillons également avec les pays producteurs de pétrole pour leur éviter de répéter les erreurs qu’ils ont commises dans les années 1970 : endettement massif et crises financières à répétition.

À quand la fin de l’opacité financière, qui continue de régner sur le commerce des matières premières sur le continent ?
Je crois que vous exagérez cet aspect. Certes, il existe encore quelques problèmes çà et là, mais globalement l’Afrique a fait de gros progrès au cours de cette dernière décennie. La plupart des États pétroliers ont adhéré à l’Initiative pour la transparence des industries extractives (Itie), initiative qu’avec Robert Zoellick nous venons encore de renforcer, sur le plan de la négociation des contrats et de la mise en place des fonds intergénérationnels. En réalité, l’Afrique n’a pas le choix : sans une bonne gestion, nos États ne seront pas en mesure de profiter de la seconde révolution industrielle, celle de l’Asie et de sa quête effrénée de matières premières.

Partagez-vous les inquiétudes européennes et américaines quant à l’irruption spectaculaire de la Chine sur la scène économique africaine ?
La Chine, tout comme l’Inde et le Brésil, est un partenaire majeur pour le continent. Plus nous diversifions nos partenaires au développement, mieux c’est. Par contre, ce qu’il faut éviter, c’est d’entrer à nouveau dans une spirale d’endettement. La communauté internationale a consenti des efforts très importants pour sortir l’Afrique de cette ornière. Elle ne les fera pas deux fois. Il est donc important de savoir gérer cette nouvelle relation et de l’optimiser. La Chine construit des infrastructures en Afrique ? Tant mieux, cela génère de la croissance. Mais attention au surendettement.

Le récent accord de troc passé entre la Chine et la RD Congo – infrastructures contre matières premières – ne vous gêne pas ?
A priori, ce n’est pas forcément un mauvais deal, bien que je ne connaisse pas les détails exacts de ce montage. Cela dépend de la façon dont les Congolais ont négocié et vont gérer ce paquet. Et puis, soyons objectifs : en 2005, nous nous sommes réunis à Londres avec les bailleurs de fonds traditionnels de ­l’Afrique pour parler de l’efficacité de l’aide et de l’harmonisation des interventions entre bailleurs. Une nouvelle réunion est prévue pour cette année à Accra, sur le même thème. Que s’est-il passé entre-temps ? Pas grand-chose. Les pratiques des uns et des autres sont toujours aussi diverses, parfois divergentes. Dès lors, je ne vois pas qui pourrait s’ériger en donneur de leçons.

Depuis votre élection à la tête de la BAD, en 2005, vous avez procédé à un rajeunissement et à une féminisation des cadres. Est-ce là le principal actif à inscrire à votre bilan ?
J’espère bien que non, bien que ce soit important. J’ai été élu à la présidence d’une banque qui marchait très bien, avec d’excellents résultats, mais dont il fallait améliorer l’efficacité concrète et la visibilité sur le terrain. Je me suis donc fixé trois objectifs prioritaires. Un : la décentralisation. Nous avons désormais vingt-quatre bureaux nationaux avec celui d’Alger, et très bientôt vingt-cinq avec Luanda. Deux : le portefeuille, sa composition et sa qualité. Nous avons substantiellement augmenté la part dévolue aux infrastructures, au secteur privé et aux États en situation de postconflit. Trois : la visibilité. J’ai visité trente-quatre pays en moins de trois ans et vu beaucoup de projets.

Lorsque vous rencontrez un chef d’État, vous arrive-t-il d’attirer ?son at­tention sur ce qui ne va pas chez lui ?
Écoutez. Je ne suis pas là pour donner des leçons. Quand cela ne va pas, il faut le dire, certes, mais surtout aller au-delà, aider le pays à remédier au problème. C’est notre rôle.

Certains projets d’aide génèrent parfois leur propre marge de corruption. Cela vous est-il arrivé à la BAD ?
Il existe au sein de la Banque une unité anticorruption autonome, laquelle a procédé en 2007 à une douzaine d’investigations dans ce domaine. Chaque fois qu’il y a alerte, on enquête. Je dois dire que jusqu’ici, en dehors de deux ou trois cas de petite corruption qui ont été sanctionnés, il n’y a rien de notable à signaler.

Vous officiez à Tunis, dans des locaux provisoires. Quand allez-vous réintégrer le siège d’Abidjan ?
Le siège de la BAD est effectivement à Abidjan. Ce sujet sera à l’ordre du jour des assemblées de Maputo. Il y a deux mois, je me suis rendu en Côte d’Ivoire avec quelques membres du conseil d’administration. Nous avons constaté que ce pays avance sur la voie de la stabilisation et de la normalisation. Nous y retournerons définitivement quand le Conseil des gouverneurs estimera que les conditions sont réunies. Je dois ajouter que nos techniciens et ingénieurs doivent pour cela évaluer l’état du bâtiment, qui date d’une trentaine d’années et nécessitera donc certains travaux de remise à niveau.

Sans doute attendez-vous aussi, pour y voir plus clair, l’élection présidentielle ivoirienneÂ
Nous attendons que les conditions de sécurité et de stabilité ainsi que les impératifs techniques d’un fonctionnement optimal de la Banque soient réunis. Cela n’est pas directement lié à l’échéance électorale. Il faut dire que l’État ivoirien a tout fait pour protéger le siège et son personnel. Nous avons encore quatre-vingts personnes là-bas.

Votre premier mandat s’achève en 2010. Vous avez droit à un second. Serez-vous candidat ?
Mon unique souci est de bien faire le travail pour lequel j’ai été élu. Le reste, c’est l’affaire des gouverneurs.

Un bon bilan, c’est le meilleur moyen de rempilerÂ
Je vous le répète : ce qui intéresse les Africains, ce ne sont pas les calculs personnels, ce sont les résultats. Ce qui compte, c’est combien d’enfants auront été scolarisés grâce à la BAD, combien de villes et de villages auront été électrifiés, combien de kilomètres de routes construits, combien de systèmes d’adduction d’eau posés. Le résultat est pour moi une obsession, qu’il soit quantitatif ou qualitatif. Sur le plan financier, la Banque a ainsi énormément travaillé. Sa cote demeure élevée, ses résultats opérationnels sont excellents, la confiance des actionnaires, manifestée par l’augmentation record ?des ressources du Fonds africain de développement (FAD), est intacte. Nous sommes sur la bonne voie et c’est cela qui m’intéresse.

Vous considérez-vous comme rwandais avant tout ou comme panafricain ?
Le Rwanda est mon pays. J’en suis très fier et j’y suis extrêmement attaché. Mais là où je suis, à la tête de la BAD, c’est toute l’Afrique que je regarde, et chaque Africain en particulier. Le bien-être de chacun des habitants de notre continent m’importe de la même manière, quelles que soient son origine et sa nationalité.

Y a-t-il une leçon à tirer de l’expérience rwandaise qui pourrait concerner toute l’Afrique ?
Notre histoire récente est particulière et notre expérience n’est donc pas transposable. Mais, à bien y réfléchir, je crois que la réponse à votre question tient en un mot : l’espoir. Pour les États fragiles, pour les pays en situation de postconflit, le Rwanda est un modèle de réussite. Je m’en suis beaucoup inspiré ici. Ce qui n’est pas pour vous étonner.

Le Rwanda bénéficie-t-il d’un traitement de faveur de votre part ?
Comment pouvez-vous poser une telle question ? C’est mal me connaître et mal connaître les Rwandais que d’imaginer une seconde qu’ils puissent demander à être favorisés !

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