Victime collatérale du conflit ivoirien

Zegoua, à la frontière avec la Côte d’Ivoire, ne vivait que grâce au flot incessant des camions de marchandises.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Zegoua s’ennuie et se meurt. Il y a peu de temps encore, elle débordait de vie. Cette cité de quelques milliers d’âmes se trouve à une centaine de kilomètres au sud de Sikasso, à la frontière avec la Côte d’Ivoire. De l’autre côté, la ville de Pogo, tenue aujourd’hui par les rebelles du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). L’éclatement du conflit ivoirien, le 19 septembre 2002, a brusquement stoppé le flux des deux cents camions qui chaque jour passaient par Zegoua en transportant bois scié, coton, conserves, ignames, kinkéliba et autres produits de consommation courante. Les uns faisant route vers Sissako, Bougouni et Bamako ; les autres, dans l’autre sens, vers Korhogo, Bouaké et Abidjan.
Il y a à peine plus de sept mois, la totalité des exportations maliennes passait par ici avant d’être acheminée jusqu’au port d’Abidjan, qui avait profité du délabrement de la ligne de chemin de fer reliant Bamako à Dakar pour capter le marché dans les années soixante-dix. À l’époque, il ne vivait que cinq familles à Zegoua. Le développement fut fulgurant. Attirées par cette soudaine et intense activité, quelques milliers de personnes accourues des villes et villages environnants y ont émigré, massant leurs habitations aux abords de l’axe routier. Une multitude de services ont été créés pour satisfaire la demande des « camionneurs » : bars et restaurants, télécentres, stations-service, sans compter les vendeurs de thé, cigarettiers, mécaniciens et vulcanisateurs, et même, plutôt insolite, des « patrons de latrines ». De nombreuses prostituées, ghanéennes, maliennes et ivoiriennes, y trouvaient également leur compte…
Signe des temps, elles sont toutes parties. Le bar-night-club Harlem City, lieu de loisirs le plus couru de la localité, jadis grouillant de monde, est aujourd’hui désespérément vide. L’unique « hôtel », le Babemba, affiche, à en croire son gérant, un taux de remplissage inférieur à 20 %. La plupart des stations-service, autrefois prises d’assaut par les gros camions, ferment boutique. Issiaka Ndolo, un jeune tablier sénoufo, nous explique le préjudice porté à son petit commerce : « Avant, je pouvais vendre jusqu’à 12 000 F CFA par jour [environ 18 euros]. Aujourd’hui, il n’y a plus personne, et c’est un miracle si je fais 1 000 F CFA. »
Mais le plus grand perdant est sans nul doute l’État. Zegoua contribuait à hauteur de 70 % à ses recettes douanières. Sans compter le manque à gagner né de la rupture de l’exportation des produits maliens (bétail, mil, poisson fumé, tomate…) sur le marché ivoirien. Mais la situation pose également de nouveaux problèmes aux autorités. Zegoua a connu, au cours des derniers mois de l’année 2002, une nette progression de l’insécurité (cambriolages, agressions à main armée…). En décembre, un douanier a été sérieusement agressé à son domicile. L’enquête a tout de suite privilégié la piste de malfrats ivoiriens s’étant mêlés au flot des réfugiés. Des patrouilles mixtes, composées d’éléments du MPCI et de l’armée malienne, ont été mises en place pour tenter de rétablir la tranquillité.
Les réfugiés, justement, ont été ventilés entre Sikasso, où ils ont été accueillis dans le stade Babemba-Traoré, et Loulouni, à 50 km de là. Un comité de crise, formé à Zegoua par la police, la gendarmerie, la douane, la protection civile, la préfecture et la mairie, s’est occupé de leur réception et de la répartition des dons (vivres, couvertures…). Il a aussi organisé des patrouilles nocturnes afin de sécuriser les personnes et les biens. Pour circonscrire le conflit et éviter qu’il ne déborde sur le territoire malien, un contingent de militaires s’est massé à la frontière dès l’éclatement des hostilités, avant de se replier au camp Tiéba de Sikasso.
Le port d’Abidjan délaissé, les marchandises transitent désormais par Tema (Ghana), Cotonou (Bénin), Lomé (Togo), Dakar (Sénégal) via Kayes, ou Conakry (Guinée), timidement via Kourémalé. Si elles ont le mérite de réduire considérablement la dépendance économique vis-à-vis de la Côte d’Ivoire, ces mesures aggravent l’abandon de Zegoua, supplantée par les petites villes de Hérémakono et Koury, par lesquelles transitent les camions de marchandises arrivant de Tema et de Lomé. Le bitumage des 45 km séparant Hérémakono (« attendre le bonheur », en bambara) de Sikasso est d’ailleurs en cours. Les trente-quatre bureaux de transitaires installés à Zegoua y ont presque tous déménagé. « Le port sec du Mali », comme on surnommait le poste de Zegoua en référence au volume de marchandises qui y transitait, est abandonné de tous.
Le passage par Hérémakono et Koury a évidemment un coût, supporté en partie par l’État malien au prix d’une renonciation à une bonne partie de ses recettes fiscales. Pour arriver au Mali, les gros-porteurs en provenance du Ghana ou du Togo traversent le Burkina Faso. La route est plus longue et en moins bon état, ce qui ralentit la fréquence des rotations et limite le nombre de trajets effectués par chaque transporteur. Conséquence : une hausse vertigineuse du coût du transport. La location d’un camion, par exemple, est passé de 1,5 million à 2,5 millions de F CFA.
Le risque de rupture dans l’approvisionnement de certains produits et d’augmentation de l’inflation n’est pas totalement écarté. Ainsi, le problème du transport de l’engrais se pose avec acuité. Ce produit essentiel à l’agriculture malienne était d’ordinaire acheminé de février à avril. Et ce avec beaucoup de difficultés, malgré la fluidité de la route d’Abidjan. Le retard accusé cette année, ajouté à la lenteur des nouveaux circuits, fait peser une sérieuse hypothèque sur la disponibilité des engrais au début de la saison des pluies, en juillet prochain. Et donc sur les résultats de la campagne agricole 2003.
Les restrictions de passage à la frontière ivoirienne ont provoqué d’autres drames. Une importante chaîne économique s’est cassée avec la cessation d’activité des commerçants maliens spécialisés dans la vente des produits manufacturés fabriqués en Côte d’Ivoire (matières plastiques, boissons, textiles, produits alimentaires…).
Sur le plan humain, les familles écartelées entre les deux pays vivent très mal les tracasseries au poste frontière, les fouilles inconvenantes et le barrage infranchissable érigé par les rebelles du MPCI tous les jours dès 18 heures.
Pourtant, les habitudes de vie commune résistent. Zegoua, connectée au réseau électrique ivoirien et approvisionnée en électricité à partir de Pogo, refuse de se couper de cette agglomération distante de quatre petits kilomètres. À en croire Abdrahamane Ly, le patron du poste de douanes, les personnes en visite à Zegoua continuent, en dépit du tampon militaire, de loger à l’hôtel Foundara de Pogo, qui offre le meilleur confort dans la région. Parallèlement, les marchés hebdomadaires de Zegoua et de Kadiolo n’ont cessé d’attirer des acheteurs ivoiriens. Même les rebelles vivent cette interdépendance entre les deux côtés de la frontière. Pistolet à la ceinture, les hommes de Zacharia Koné « traversent » souvent à bord de 4×4 pour se régaler dans les restaurants de Zegoua…
L’aspect le plus touchant de cette « solidarité » a trait au domaine médical. Les centres de santé, comme toutes les autres administrations, ne fonctionnent plus dans la zone occupée par le MPCI. Les Ivoiriens recourent alors aux hôpitaux de Kadiolo et de Sikasso pour se faire soigner, et les femmes enceintes viennent y accoucher. Réflexe de survie oblige, les Ivoiriens se replient au Mali chaque fois que les armes crépitent et s’en retournent une fois le calme revenu. C’est sûr, les deux populations refusent d’être séparées par une guerre qui n’est pas la leur.

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