Unanimité contre Taylor

Rapport après rapport, les organisations non gouvernementales et l’ONU dénoncent le rôle du chef de l’État dans le conflit de l’Ouest ivoirien.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Quel avenir pour Charles Ghankay Taylor ? Le chef de l’État libérien, élu en juillet 1997 après sept ans de guerre civile, est plus que jamais sur la sellette, alors que se profile la fin de son mandat et que l’élection présidentielle prévue pour le 14 octobre 2003 est en passe d’être reportée. La communauté internationale juge que les conditions pour un scrutin libre sont loin d’être réunies. C’est aussi l’avis de l’International Crisis Group (ICG), une organisation non gouvernementale (ONG) basée à Bruxelles, dans son dernier rapport publié le 30 avril. Alors que le groupe international de contact sur le Liberia créé en septembre 2002 devait se réunir le 12 mai à Bruxelles, afin de discuter de l’ouverture d’un processus de paix à Accra, au Ghana.
Accusé d’être le pyromane de l’Ouest ivoirien (voir J.A.I. n° 2205), Taylor est aussi rattrapé par son rôle dans la guerre civile qui a déchiré la Sierra Leone voisine. Soupçonné de protéger deux chefs rebelles recherchés, Johnny Paul Koroma et le fameux Sam Bockarie, alias Mosquito, dont la mort a été annoncée le 6 mai (voir ci-dessous), il est désormais dans la ligne de mire du Tribunal spécial pour la Sierra Leone mis en place par les Nations unies et chargé de juger les criminels de guerre. Avec un tel dossier, le président libérien n’avait aucune chance de voir les sanctions de l’ONU contre son régime levées le 7 mai. Au terme d’une enquête de trois mois en Afrique de l’Ouest, un panel d’experts mandaté par le Conseil de sécurité a affirmé dans son rapport daté du 6 mai que le Liberia continuait à violer l’embargo sur les armes. Et recommandé non seulement le maintien des sanctions, mais aussi leur extension aux exportations de bois – à partir de juillet prochain -, source de financement des opérations militaires de Taylor. Mais comme l’ICG, les experts onusiens ne font pas de l’enfant terrible du Liberia l’unique responsable de la spirale de violence dans une région allant de la Sierra Leone à la Côte d’Ivoire, en passant par la Guinée.
Les troupes de l’homme fort de Monrovia font face depuis près de quatre ans à la rébellion des Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie (Lurd) opérant depuis la frontière guinéenne au Nord. Le conflit libérien s’est exporté dans ce qui est devenu le « Wild West » ivoirien. Les « boys » libériens ont ramené leurs méthodes terrifiantes dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, quand un nouveau front s’est ouvert en novembre 2002 dans le pays de Laurent Gbagbo, déjà aux prises avec la rébellion du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (Mpci) au Nord. Comme le rapport de l’ONG britannique Global Witness du 31 mars, celui de l’ICG étale les preuves de l’implication active de Taylor dans la naissance et les activités du Mouvement populaire du Grand-Ouest ivoirien (Mpigo) et du Mouvement pour la justice et la paix (Mjp), les deux rébellions soeurs, aujourd’hui réunies avec le Mpci dans les Forces nouvelles, représentées dans le gouvernement de « réconciliation nationale » dirigé par Seydou Diarra. Selon les sources interrogées par les enquêteurs de l’ICG, les premières attaques sur Danané ont été planifiées, coordonnées et conduites par les « hommes de Taylor » : Kuku Dennis, Sam « Mosquito » Bockarie, Roland Duo, Adolphus Dolo et « Jack the Rebel », un chef militaire influent, de son vrai nom George Douana, tué fin mars 2003 lors d’une attaque du Lurd à Ganta, dans le comté libérien de Nimba, à la frontière ivoirienne.
Mais il n’y a pas que Taylor qui se laisse aller au jeu dangereux de la déstabilisation des pays voisins. La doctrine en vogue dans l’Ouest africain est que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Le rapport de l’ONG bruxelloise met au jour la contre-offensive de Gbagbo, qui rend à Taylor la monnaie de sa pièce en finançant la formation d’un nouveau mouvement rebelle libérien, le Mouvement pour la démocratie au Liberia (Model), une faction plus ou moins autonome du Lurd. Au lendemain de l’insurrection du 19 septembre 2002, Gbagbo a recruté, selon l’ICG, des combattants libériens issus pour la plupart des rangs du Lurd, pour pallier l’inefficacité et la faiblesse des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) dans l’ouest du pays. Ces Libériens d’ethnie krahn, comme leur ancien chef de l’État Samuel Doe, après avoir combattu les troupes de Taylor pendant la guerre civile de la décennie quatre-vingt-dix, s’étaient réfugiés en Côte d’Ivoire, à Danané, Guiglo, Man, Toulépleu et dans la région forestière de Tia. En contrepartie de leur soutien aux Fanci, ils auraient obtenu l’aide du président ivoirien pour ouvrir un nouveau front anti-Taylor au sud-est du Liberia. C’est cette faction du Lurd qui est devenue en mars dernier le Model.
Gbagbo et Taylor ont aussi utilisé les accointances ethniques de part et d’autre de la frontière. Taylor, né d’un père descendant d’esclave américain, a traditionnellement bénéficié de la sympathie des Gios, l’ethnie de sa mère. Les Yacoubas de l’Ouest ivoirien, ethnie du défunt général Gueï, sont proches des Gios libériens. Pas étonnant donc que le Mpigo, qui se réclame de Gueï, ait été soutenu par Taylor. Gbagbo a, lui, capitalisé sur la proximité entre les Guérés, une autre ethnie de l’Ouest ivoirien, avec les Krahns, leurs « cousins » libériens hostiles à Taylor. L’ICG croit savoir que la livraison des armes et des munitions au Lurd-Model a été gérée par une autorité du port d’Abidjan et par deux officiers guérés de l’armée ivoirienne.
La guerre ivoirienne s’est transformée en affrontements interlibériens entre le Lurd-Model et les troupes fidèles à Taylor. Les soldats errants de la région, notamment les anciens du Front révolutionnaire uni sierra-léonais (RUF) et la clique des mercenaires professionnels, ont aussi trouvé une nouvelle terre d’élection pour leur business. Pour beaucoup de combattants, la seule motivation de l’engagement dans l’Ouest ivoirien est de « se payer sur l’habitant », donc sur le dos des populations civiles. Les « supplétifs » libériens sans foi ni loi ont fini par exaspérer ceux qui les ont fait entrer dans le conflit, aussi bien le régime d’Abidjan que les rebelles ivoiriens signataires d’un accord de cessez-le-feu intégral entré en vigueur le 4 mai à minuit. Taylor a aussi accepté le principe de la surveillance conjointe de la frontière entre les deux pays, après avoir rencontré Laurent Gbagbo à Kara, dans le nord du Togo, le 26 avril. La reprise en main de l’Ouest par le Mpci a commencé alors que le Mpigo se remet difficilement de la mort, le 25 avril, de son chef Félix Doh. Voilà donc les combattants perdus libériens et sierra-léonais victimes de la « réconciliation » en route entre les Ivoiriens.
« Taylor reste une menace pour la sécurité régionale », estime cependant l’ICG. L’organisation recommande au groupe international de contact sur le Liberia de mettre en route un plan de paix prévoyant un cessez-le-feu, un engagement de Taylor à renoncer à la présidence et l’envoi d’une force internationale que pourraient conduire les États-Unis, sur le modèle de l’intervention militaire britannique en Sierra Leone. Washington demeure pour l’instant « le chaînon manquant » dans la recherche d’une solution au mal libérien. Même si les États-Unis ont, rappelle le rapport, une longue histoire de relations privilégiées avec le Liberia, fondé en juillet 1847 par des esclaves africains-américains affranchis.
Une éventuelle prise du pouvoir à Monrovia par les rebelles du Lurd ou du Lurd-Model va aggraver la situation au Liberia, selon l’ICG. Sekou Conneh, le leader de la faction originelle du Lurd (voir son « Profil » dans J.A.I. n° 2197), décrit comme autoritaire et ambitieux, est un Taylor potentiel. Ses méthodes sont à l’origine de dissensions au sein du mouvement. Le Lurd-Model, produit du jeu de déstabilisation croisée entre Taylor et Gbagbo, n’est pas une option plus rassurante pour la population libérienne. Largement dominé par les parents krahns de Samuel Doe (Chayee Doe, Jackson Doe, Zoe Pennue, Edward Slanger), le Model est très mal placé pour remettre le pays sur le chemin de la paix. Seule une action internationale résolue peut sortir ce pays du chaos, en sécurisant le territoire pendant une période de transition et en préparant les conditions pour de nouvelles élections donnant des chances aux leaders de l’opposition non armée. Du boulot en perspective pour le groupe de contact sur le Liberia, composé de représentants du Ghana, du Nigeria, du Maroc, de l’Union africaine, de l’Union européenne, de la Cedeao, des Nations unies et de trois membres permanents du Conseil de sécurité, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis.

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