Exposition : « Memoria », le regard des plasticiennes africaines
Au Frac de Bordeaux, des créatrices issues du continent africain exposent leurs œuvres, odes à une liberté conquise de haute lutte sur l’esclavagisme, le colonialisme, l’apartheid et le patriarcat.
Une pelote, des fils rouges. Dès l’entrée de l’exposition « Memoria : récits d’une autre Histoire », au Frac Nouvelle Aquitaine-Méca (à Bordeaux, prolongée jusqu’au 20 novembre), le visiteur se voit accueilli par une injonction douce mais ferme : dans le labyrinthe où s’entrecroisent histoires et mémoires, il ne lui faudra pas suivre une route unique qui conduirait droit dans le mur du discours dominant, mais se laisser entraîner de chemin de traverse en chemin de traverse jusqu’à une fenêtre ouverte aux quatre vents.
La première œuvre du parcours, organisé par les commissaires Nadine Hounkpatin et Céline Seror (The Art Momentum), s’intitule « Wish you were here » et représente Sophie, avatar récurrent de la Sud-Africaine Mary Sibande, déroulant une pelote rouge et composant un tableau centré sur un S majuscule – peut-être pour annoncer la « superwoman » à venir.
Les installations de cette artiste « saisissent les trois étapes de la transformation de Sophie, depuis ses débuts comme domestique [jusqu’]à une myriade de personnages puissants, au fur et à mesure qu’elle transcende les situations d’oppression pour réécrire son histoire comme son présent ».
Déguisements de mascarade
Cette explication que Mary Sibande donnait à Jeune Afrique en décembre 2019 lors de sa grande rétrospective londonienne, est l’un des chemins de traverse que l’on pourra emprunter tout au long de la «Saison Africa 2020 », où se donnent à voir des œuvres de créatrices africaines ou issues du continent africain.
Des œuvres qui, souvent, renvoient d’une manière ou d’une autre au domaine textile : il y est question de vêtements, de voiles, de déguisements de mascarade, de collants, de filets de pêche, de kangas, de coton, de bas-nylon, de chaînes…
Les artistes s’effeuillent en un strip-tease plus souvent douloureux que sensuel
« Dégagés de l’imagerie du labeur domestique féminin, les fils tressés, cousus, tissés disent de multiples parcours : mémoires remontées au fil du temps, itinéraires intérieurs, reconstructions de symboles, sutures de blessures intimes, subversion de la frénésie moderne de la vitesse par la lenteur d’une couture manuelle », écrit Rafaël Lucas dans le catalogue de l’exposition.
Entrecroiser les fils de la mémoire et de l’Histoire, tisser la trame de nouvelles histoires, assembler des témoignages parcellaires, dénouer les liens qui nous entravent : il serait possible de jouer à l’infini avec le lexique tant les artistes ici choisies semblent s’être donné le mot pour déshabiller le récit commun et s’effeuiller en un strip-tease plus souvent douloureux que sensuel.
Chrysalide et papillon
Avec son éprouvante vidéo «La robe envolée », la plasticienne franco-gabonaise Myriam Mihindou file, si l’on peut dire, la métaphore de la chrysalide et du papillon : au cours d’un long plan séquence en noir et blanc, ses mains percent, malaxent, déchirent plusieurs couches de collants couvrant ses jambes. « Je n’ai jamais compris pourquoi la peau pouvait faire l’objet de tant de discours », affirme une voix-off.
Des bas nylon de “couleur chair”, tantôt noués, tantôt déchirés
Et dans la salle qui jouxte l’espace de projection, comme en écho à cette douloureuse éclosion, les œuvres de la Ghanéenne Enam Gbewonyo exhibent leurs déchirures. L’artiste utilise comme principal matériau de ses créations et performances les bas nylon de « couleur chair », tantôt noués, tantôt déchirés, tendus dans des cadres massifs.
« En utilisant des collants, en particulier blancs ou de couleur chair, [l’artiste, par] son travail, exprime les pressions, les réalités et l’effacement propres à la condition des Noirs qui ont grandi dans la société britannique, écrit la critique d’art Valérie Behiery. En raison de leur usage courant, les collants “chair” assimilent la blancheur à la normativité, tout comme le maquillage et les pigments dits “neutres”, ce qui est lourd de sens pour les questions de race, de genre et de construction de soi. »
Moins frontale, jouant librement avec les tons de peau, la Franco-Algérienne Dalila Dalléas Bouzar peint (sur toile) les visages de ces Algériennes photographiées par le militaire français Marc Garanger après qu’on les eut forcées à ôter leur voile, durant la guerre d’indépendance.
Ces femmes ne sont plus des victimes mais des princesses
« Il n’y a plus aucun signe de la guerre sur mes peintures, déclare l’artiste. J’ai réinventé leurs tatouages, j’ai joué sur leur couleur de peau, j’ai ajouté des couronnes en or. Ces femmes ne sont plus des victimes mais des princesses – et ce sont désormais elles qui nous regardent. J’ai le pouvoir, en tant qu’artiste, d’investir un récit et de créer une autre histoire. »
Satin, perles et cauris
Se guérir du regard des autres, s’extraire des carcans imposés, soigner les blessures et les injustices : l’art est ici tantôt thérapie, tantôt poésie, tantôt critique virulente. Mais, au fond, c’est surtout de dialogue qu’il s’agit. Opposer encore et toujours bourreaux et victimes ne pouvant que polluer le présent et hypothéquer l’avenir, les artistes élaborent de nouvelles narrations, ouvertes à l’interprétation, à l’échange.
Si elles sont parfois trop lourdes de pathos politique – les filets de pêche de Ndidi Dike (« Constellations-Floating Space, Motion and Remembrance »), associés à la lourdeur bureaucratique, peinent à convaincre –, elles réussissent la plupart du temps à amorcer un échange constructif.
Une sculpture aux multiples visages, qui fait référence à Bordeaux et à son passé négrier
C’est tout particulièrement le cas de « Bomi : Second Life », de la Ghanéenne Na Chainkua Reindorf. Sans doute parce que cette sculpture aux multiples visages fait directement référence à la ville de Bordeaux et à son passé négrier.
Avec du coton, du satin, des perles, des cauris, des fils de coton, l’artiste évoque les mascarons qui ornent toujours certaines façades cossues de la ville, la triste histoire de ces femmes qui préféraient se jeter par-dessus bord plutôt que d’être réduites en esclavage, le commerce triangulaire. Mais si la référence au livre Black Atlantic de Paul Gilroy est explicite, la plasticienne choisit de privilégier le blanc et la légèreté : écume des vagues, rêves, liberté.
Rendues à leur dignité, les femmes déportées sont disposées à parler. Pour peu qu’on daigne les écouter, un nouvel envol devient possible.
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