Stabilité ou immobilisme ?

Un parti présidentiel cramponné à ses certitudes unanimistes, des opposants divisés, une presse alignée sur les thèses du régime… Le processus démocratique avance, mais si lentement !

Publié le 13 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Après les marches de protestation contre la guerre en Irak, Tunis retrouve peu à peu son calme habituel, et les gens reprennent leur train-train quotidien. Indifférents (ou presque) aux rebondissements de l’actualité au Proche-Orient, ils renouent avec leurs douces habitudes. En attendant les grandes réjouissances de l’été, les clubs chic de la banlieue Nord et les terrasses des cafés de l’avenue Habib-Bourguiba s’animent, donnant aux visiteurs étrangers une vague impression d’insouciance. Tout cela, bien sûr, n’est qu’apparence. Car les Tunisiens, à l’instar des autres peuples de la région, appréhendent l’avenir avec autant d’espoir que de crainte : l’espoir que leur pays continue d’avancer sur la voie démocratique et la crainte de le voir trébucher près du but.
« Nous sommes à la veille de trois échéances politiques importantes, les scrutins présidentiel et législatifs d’octobre 2004 et l’élection municipale de mai 2005 », explique un député de l’opposition. Qui ajoute : « Ces rendez-vous, qui ne sont pas aussi lointains qu’on le pense, devraient être bien préparés, car ils pourraient être décisifs pour l’avenir du processus démocratique dans notre pays. » Ils pourraient, en effet, confirmer la prédominance du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1956. Ou bien marquer l’avènement d’un véritable front d’opposition, capable de proposer, à terme, une alternative crédible au pouvoir actuel.
Mohamed Harmel, secrétaire général d’Ettajdid, rescapé du défunt Parti communiste tunisien (PCT) devenu le doyen des leaders de l’opposition, pense, pour sa part, que le gouvernement a une grande responsabilité dans la réussite (ou l’échec) des prochaines échéances : « Le pouvoir doit veiller à ce que les élections de 2004 soient un véritable tournant démocratique et non la réédition de celles de 1999. » Quant aux partis de l’opposition, ils n’ont aucune chance de peser sur l’avenir politique du pays s’ils ne parviennent pas, selon lui, « à construire une alliance stratégique capable de modifier le rapport de force actuel ».
Où en sont aujourd’hui les préparatifs de 2004 ?
Le RCD, qui détient 80 % des sièges au Parlement et presque la totalité des conseils municipaux, tiendra son congrès en juillet prochain. Il est plus que jamais cramponné à ses certitudes unanimistes. « Les commissions préparatoires sont en train de plancher sur le contenu des motions qui seront présentées aux congressistes, mais le débat se caractérise par un ton consensuel. Toute tentative pour développer une réflexion personnelle est assimilée à de l’indiscipline », explique un membre d’une de ces commissions. Qui regrette que le débat au sein du parti soit, à l’image du débat public en général, « uniforme et aseptisé ». On voit mal comment ce parti quasi unique accepterait de relâcher son emprise sur la vie politique et laisser se développer un pluralisme qui ne soit pas seulement de pure convenance.
Quid des sept partis d’opposition légaux ?
Le plus ancien d’entre eux, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), créé en 1979 et disposant à la Chambre des députés de douze sièges, est en crise depuis 1995. Malgré une « initiative de réconciliation » lancée en grande pompe, le 10 juin dernier, le parti n’en finit pas d’étaler ses divisions. Les arguments agités par les clans en présence cachent mal une banale querelle de chefs. Le leadership du secrétaire général en poste Ismaïl Boulahya est contesté par les partisans de son prédécesseur Mohamed Moada et par ceux d’un nouveau prétendant, Taïeb Mohsni. Rien ne laisse augurer une normalisation prochaine. Pis : le congrès extraordinaire qui devrait permettre de recoller les morceaux pourrait ne pas avoir lieu avant 2005.
Trois autres formations, le Parti de l’unité populaire (PUP), l’Union démocratique unioniste (UDU) et le Parti libéral (PL), qui sont représentées à la Chambre par, respectivement, sept, sept et deux députés, sont menacées par les mêmes velléités sécessionnistes. Leurs chefs, qui brillent moins par leur charisme que par leur alignement systématique sur les thèses du régime, font face à d’incessants mouvements de contestation. Pour ne pas perdre le contrôle de l’appareil, ils ont tous recours au même procédé : l’exclusion des dissidents des instances dirigeantes. Conséquence : ils sont en train de perdre, au regard de l’opinion publique, ce qui reste de leur crédibilité.
Les trois autres partis légaux, le Parti Ettajdid (PE), représenté au Parlement par cinq députés, le Parti démocratique progressiste (PDP) et le Front démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) – dernier-né, qui a reçu l’autorisation officielle du ministère de l’Intérieur en octobre 2002 -, tentent d’assumer tant bien que mal leur rôle d’opposition. Ils multiplient les communiqués de presse pour appeler à une amnistie générale, protester contre l’interdiction d’une réunion ou exprimer leur soutien à un prisonnier politique en grève de la faim. Ils organisent aussi, de temps à autre, des conférences-débats, qui sont suivies par des dizaines de militants ou de représentants de la société civile, d’ailleurs souvent les mêmes. Mais leur champ de rayonnement reste limité à des cercles restreints d’intellectuels, de syndicalistes et de militants des droits de l’homme.
En février dernier, le secrétaire général du PDP, Me Néjib Chabbi, a cru pouvoir annoncer son intention de se présenter à l’élection présidentielle d’octobre 2004. « Pour faire valoir un droit que la Constitution reconnaît à tout citoyen tunisien », a-t-il expliqué. Cette annonce, faite au cours d’une conférence de presse, est passée inaperçue : aucun média de la place n’a cru devoir en rendre compte. Dans une seconde conférence de presse donnée le 5 mai, Me Chabbi a rendu publique sa « Lettre ouverte aux parlementaires tunisiens » relative à la réforme constitutionnelle qui a été entérinée par le référendum du 26 mai 2002 avec 99 % de votes favorables.
Cette réforme, qui cherche à garantir la pluralité des candidatures lors de la prochaine présidentielle, vise aussi à renforcer les pouvoirs du président de la République, chef de l’exécutif, au détriment de ceux du corps législatif. En abrogeant, par ailleurs, la limitation des mandats présidentiels et en élevant l’âge limite des candidats de 70 à 75 ans, elle donne au président en exercice, dont le troisième mandat constitutionnel expire en 2004, la possibilité de briguer deux autres mandats de cinq ans.
Les Tunisiens auraient souhaité que « leur pays soit préparé [à l’alternance] par une réforme constitutionnelle instituant une véritable séparation des pouvoirs, la garantie des libertés et des droits fondamentaux et instaurant une Cour constitutionnelle, a dit Chabbi dans sa lettre. Malheureusement, les mesures que vous avez adoptées ont laissé intacts la confusion des pouvoirs et l’archaïsme de notre système légal. » Le projet d’amendement, quant à lui, a été adopté, le 6 mai, par la Chambre des députés. Le secrétaire général du PDP, qui espérait provoquer un débat public sur une question d’une aussi grande importance pour l’avenir du pays, a donc dû déchanter face à l’absence de réaction de la presse locale.
Cette presse, dont l’alignement sur les thèses du régime a souvent été décrié par les opposants, évite les sujets qui fâchent et rend rarement compte de l’activité des partis de l’opposition. Lorsqu’elle le fait, c’est généralement pour souligner leurs problèmes internes ou pour s’en prendre, en des termes parfois diffamatoires, à leurs leaders.
Quant aux représentants de la société civile (universitaires, avocats, dirigeants associatifs, militants des droits de l’homme…), ils continuent de se mobiliser pour la cause de l’internaute emprisonné Zouhaïer Yahiyaoui, de contester certaines décisions du gouvernement ou d’appeler à une amnistie générale. Après avoir condamné l’agression américaine contre l’Irak, ils semblent hésiter entre un soutien franc au projet américain de démocratisation de la région, dont ils ont du mal à admettre la sincérité, et un rejet de principe du nouvel impérialisme américain. Ils paraissent, cependant, eux aussi, à court d’idées et en mal de projet.
Le gouvernement, pour sa part, continue de gérer les affaires courantes et de chercher les moyens de juguler les effets de la conjoncture mondiale sur l’exportation, l’investissement extérieur et le tourisme. S’il ne brille pas, lui non plus, par une grande créativité, tout le monde lui reconnaît néanmoins sa gestion rigoureuse, soucieuse de préserver les équilibres sociaux.
Ce calme apparent, qui semble être la marque du pays depuis quelques années, est considéré par les thuriféraires du régime comme un signe de stabilité. Les opposants, eux, y voient une preuve d’immobilisme politique. Les uns parlent de sérénité et de confiance, les autres de calme précaire précédant la tempête. Les uns et les autres ont sans doute tort.

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