Rumsfeld-Pyongyang : liaisons explosives

En 2000, la société ABB signait un contrat avec la Corée du Nord pour la construction d’un réacteur nucléaire. Au sein de son conseil d’administration : l’actuel secrétaire américain à la Défense.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

C’est l’un des plus étranges mystères de ces dernières années. Farouche anticommuniste et partisan d’inscrire la Corée du Nord, après l’Irak, au premier rang des « États voyous » – ceux de l’axe du Mal -, Donald Rumsfeld a été, de 1990 à 2001, membre du conseil d’administration de la compagnie qui construisit alors un réacteur nucléaire pour ladite Corée du Nord. Mais l’actuel et très belliqueux secrétaire à la Défense de George W. Bush, muré dans un silence assourdissant, se refuse à le confirmer comme à le démentir et même à fournir la moindre explication.
Menée rigoureusement par Richard Behar, pour la prestigieuse revue américaine Fortune, l’enquête part d’un certain nombre de faits avérés. En 1994, malgré de vives oppositions intérieures, les États-Unis acceptèrent de fournir à Pyongyang deux réacteurs nucléaires à eau légère en échange d’une promesse nord-coréenne de mettre fin à son programme d’armement atomique.
Au début de l’an 2000, un contrat en ce sens, de 200 millions de dollars, fut signé par la puissante compagnie d’ingénierie ABB, domiciliée à Zurich. Soit bien avant que Rumsfeld ne la quitte pour entrer dans l’administration Bush : mais il n’a jamais reconnu en avoir été informé. Son actuelle porte-parole, Victoria Clarke, déclara même à Newsweek, en février dernier, « qu’il n’y avait eu aucun vote » sur ce projet et que son patron « ne se rappelait pas avoir été appelé à ce propos devant le conseil d’administration ».
Une déclaration qui surprend, en revanche, le propre porte-parole d’ABB, Björn Edlund, selon qui « les membres du conseil avaient été dûment informés du projet ». Ce que confirment d’autres responsables de la compagnie pour lesquels il n’est pas possible qu’un projet aussi ambitieux, dont les enjeux étaient si importants et qui posait de si complexes problèmes de responsabilité n’ait pas été porté à l’attention du conseil. « Un résumé écrit a probablement été soumis au conseil avant que le contrat ne soit signé », précise même Robert Newman, ex-président de la section nucléaire américaine d’ABB, qui avait piloté le projet : « Je suis sûr que ses membres étaient au courant. »
Le silence de Rumsfeld n’en est pas moins contagieux. Interrogés par Fortune, quinze membres du conseil d’ABB qui se trouvaient en fonctions au moment des négociations avec Pyongyang ont tous, sauf un, décliné de répondre. Mais le dissident, tout en refusant d’être identifié, se dit convaincu que Percy Barnevik, alors président d’ABB, avait informé le conseil dès le milieu des années quatre-vingt-dix : « C’était, pour ABB, déclare-t-il, une affaire capitale qui faisait l’objet d’un intense lobbying. » Le même dissident se rappelle d’ailleurs avoir appris qu’on avait demandé à Rumsfeld de se charger de ce lobbying à Washington, du fait qu’une compagnie américaine rivale s’était plainte de voir attribuer le contrat à une firme basée à l’étranger.
Donald Rumsfeld, qui plaide aujourd’hui pour un « changement de régime » en Corée du Nord, s’abstient significativement de mentionner le problème nucléaire parmi les motifs qui imposeraient un tel changement. Une abstention doublement curieuse. D’abord parce que maints experts affirment que du matériau nucléaire militairement utilisable peut être extrait de réacteurs à eau légère, du type de ceux fournis à Pyongyang. Du fait, ensuite, que parmi ces critiques figurent les plus fidèles alliés du secrétaire à la Défense : Paul Wolfowitz, James Lilley et Richard Armitage. Sans oublier, relève Fortune, l’ex-candidat à la présidence Bob Dole, dont Rumsfeld dirigea la campagne. De même Henry Sokolski, dont le think-tank fut subventionné par une fondation codirigée par Rumsfeld, avait été l’un des principaux opposants à l’accord nucléaire de 1994.
L’aspect politique de l’affaire n’est pas le moins troublant puisque les républicains critiquèrent l’accord d’emblée, notamment après avoir conquis la majorité du Congrès en 1994. Ce qui est aisément compréhensible : la Corée du Nord était un des États accusés de parrainer le terrorisme et n’avait cessé de violer les dispositions du Traité de non-prolifération nucléaire. En 1998, le débat fit d’ailleurs rage à Washington : les inspecteurs, en effet, ne pouvaient plus vérifier l’état de l’arsenal nucléaire nord-coréen. D’où des retards dans la mise en oeuvre de l’accord qui exaspérèrent Pyongyang. C’est alors qu’ABB, selon Frank Murray, qui en dirigeait le département des réacteurs, fut officiellement invité à aller de l’avant. Où était Rumsfeld ? demande Fortune. Et de répondre : il présidait une commission chargée par le Congrès d’étudier les données « classifiées » sur les menaces posées par les missiles balistiques : et cette commission conclut que la Corée du Nord pouvait, d’ici à cinq ans, frapper les États-Unis. Elle conclut aussi que Pyongyang poursuivait son programme d’armement nucléaire : celui-là même que l’accord de 1994 était censé arrêter. Mais nulle part, dans le résumé du rapport préparé par Rumsfeld, il ne fut mentionné que son auteur figurait parmi les directeurs d’ABB. Il fallut qu’en octobre dernier Pyongyang reconnût avoir un programme secret de production d’uranium, expulsât les inspecteurs et déclarât fabriquer du plutonium pour que l’administration Bush suspendît de nouveaux transferts de technologie nucléaire. Tout cela en l’absence du moindre commentaire du secrétaire à la Défense.
D’ordinaire si prompt à parler pour dire n’importe quoi quand on ne lui demande rien, Donald Rumsfeld semble avoir au moins appris, à cette occasion, qu’il est parfois bon de se taire.

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