Tunisie : aux Kerkennah, la pêche à la charfia a de beaux jours devant elle
La récente inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco de cette technique typique des îles Kerkennah honore une pratique « exemplaire » de la pêche. Balade entre les palmes.
Vu du ciel, des cimes de palmes dessinent, à fleur d’eau des formes étranges. Mais pour les habitants des îles Kerkennah (Est) ou de Djerba (Sud), le phénomène spectaculaire à marée basse est tout à fait ordinaire. Sous la mer, aucune oasis n’est en cours de formation mais des palmes juxtaposées et fichées dans les fonds marins forment les murs d’un labyrinthe sous-marin, spécifique à la pêche à la charfia. Cette méthode ancestrale de l’archipel des Kerkennah et de l’île de Djerba figure désormais au patrimoine immatériel de l’humanité. Une pratique « exemplaire » selon la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay qui a remis le 19 février 2021 le certificat attestant l’inscription de cette méthode à l’ambassadeur de Tunisie auprès de l’Unesco, Ghazi Gherairi.
L’instance onusienne valorise ainsi un mode de pêche séculaire. Le principe est aussi singulier qu’ingénieux : les couloirs de palmes séchées délimitent un triangle et forment un dédale qui conduit le poisson, qui s’y engage entraîné par une marée descendante, vers une chambre de capture composée de filets et de nasses. Il suffit que le pêcheur relève les nasses pour prélever, selon ses besoins, le poisson vivant.
Intelligence ancestrale
« Avant l’heure, nous faisions du développement durable et solidaire », commente Hazem Mabrouk du Centre de formation halieutique de Sfax, qui rappelle que les Kerkenniens considèrent la mer comme une terre produisant pléthore de variétés comestibles. L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) décrit la charfia comme un « système ingénieux du patrimoine agricole mondial ». « La pêche à la charfia témoigne de l’intelligence ancestrale de nos aïeux à respecter la mer et ses ressources, d’en tirer avantage tout en en préservant la pérennité et la saine reproduction. L’Unesco l’a compris et l’a, par cette belle inscription, hissée au rang d’élément de la culture universelle », résume Ghazi Gherairi.
Cette singularité locale, érigée en institution, s’appuie sur un rituel immuable. Et des légendes. L’une d’elle relate que, touchée par l’extrême dénuement des insulaires, la princesse Aziza Othmana (1609-1669), a obtenu de son père, le Bey de Tunis, que ceux-ci puissent être propriétaires de lopins de mer, seule richesse disponible en abondance.
Depuis, chaque année, des parcelles maritimes sont mises aux enchères avant la saison de la pêche, en octobre et novembre. Celle-ci, couplée au système des charfias, s’apparente à une cueillette, respectueuse des fonds marins et de la reproduction des espèces marines.
D’ailleurs, l’installation des charfias se déroule de l’équinoxe d’automne au solstice d’été pour que la faune marine puisse se régénérer. « Une approche éco-responsable avant l’heure », souligne Hazem Mabrouk, qui déplore les effets des chaluts, lesquels raclent les fonds marins et détruisent l’équilibre de cet environnement fragile.
Lien viscéral à la mer
C’est au prix de cette préservation que les insulaires peuvent tirer des subsides de la pêche. Cette source de revenus est tellement précieuse que tout un rituel accompagne l’installation d’une charfia à laquelle tous les proches participent. Il célèbre l’effort collectif et consolide les liens de la communauté, d’autant que les enfants, filles et garçons, peuvent hériter de l’exploitation des ancestrales pêcheries.
Cette approche a suscité l’intérêt des scientifiques qui inculquent désormais ces principes aux apprentis pêcheurs. « C’est une manière de transmettre le flambeau aux nouvelles générations qui n’ont pas entendu leurs grands-parents leur décrire le relief marin et comment apprivoiser la mer pour se nourrir et se déplacer », remarque Amor, un patron-pêcheur qui regrette que les accessoires en plastique remplacent désormais les poteries utilisées pour la pêche au poulpe. « Il faut puiser nos consommables dans notre environnement immédiat et respecter la nature pour qu’elle soit généreuse », grogne le pêcheur écologiste de 75 ans.
Amor, qui ne sort jamais en mer le mercredi, journée considérée comme néfaste, et qui dédie le vendredi au recueillement, ne renoncerait pour rien au monde à la charfia. « C’est un bienfait d’Allah », dit celui qui tient à ce que, pour « la baraka », chaque saison démarre par un couscous que tous partagent. « Des gestes qui soulignent l’importance d’une unité sociale, d’une solidarité et du sentiment d’appartenance fortement ancrés chez les insulaires », analyse le sociologue Mohamed Jouili. Dans ces îles battues par les vents et désertées par le tourisme en raison de la pandémie, la pêche demeure une activité pérenne, mais aussi une manière d’entretenir et de confirmer « le lien viscéral que le Tunisien a entretenu depuis des temps immémoriaux avec la mer », évoqué par Ghazi Gherairi.
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