Le risque humanitaire

Sylvie Brunel a démissionné de la présidence d’Action contre la faim en mars 2002, neuf mois après son entrée en fonctions. De ses critiques et interrogations, elle a tiré un roman.

Publié le 13 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Sylvie Brunel est professeur de géographie du développement à l’université Paul-Valéry de Montpellier et à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle a travaillé pendant dix-sept ans dans l’humanitaire, à Médecins sans frontières et Action contre la faim (ACF), dont elle a été présidente de juin 2001 à mars 2002. Depuis sa démission d’ACF, elle dénonce les dérives des grandes organisations non gouvernementales (ONG) et regrette leur manipulation par les gouvernements. À 42 ans, après de nombreux essais, elle publie un roman, Frontières, le parcours d’une jeune femme et d’un jeune homme, dans la jungle du Sawana, pays d’Afrique imaginaire. Un voyage difficile, pavé de désillusions, au sein du petit monde des humanitaires, loin des idées préconçues et de l’idéal type de dévouement que renvoie la presse. Dans une interview accordée à J.A.I., elle explique sa démarche et parle, avec passion, du continent qu’on assimile trop vite, selon elle, « à la misère et à la famine ».

Jeune Afrique/L’intelligent : Pourquoi avez-vous choisi la forme du roman pour parler d’un sujet dont vous êtes une spécialiste, à savoir l’humanitaire et le développement ?
Sylvie Brunel : Quand vous écrivez un essai, vous assénez une démonstration. Un roman traduit mieux la complexité du réel. Il ne donne pas de mot d’ordre. C’est au lecteur de trancher. J’avais envie de pousser des gens à lire ce qu’ils n’auraient jamais lu si j’avais écrit un essai. J’espère que Frontières est un roman grand public. Les gens qui donnent aux ONG sont souvent modestes. Ce livre leur montre ce qui se passe à l’intérieur du système. Le roman est pour moi un moyen agréable et distrayant de raconter ce qui me tient à coeur.

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JAI : Vous donnez une image très cynique des ONG…
SB : Les ONG procèdent par grandes déclarations d’intention, la main sur le coeur. Elles ne sont pas suffisamment transparentes. [Elle sort un chocolat de sa poche, pour accompagner son café et s’interrompt en riant : « ça, c’est l’humanitaire, on a toujours des réserves sur soi ! »] Elles ont oublié qu’elles devaient rendre des comptes, publier des évaluations, et que le donateur avait le droit de savoir. Ce n’est pas parce qu’on se proclame humanitaire qu’il faut se dispenser de faire ce que font les États, les entreprises, les agences onusiennes. Cette opacité me gêne, c’est ce que j’ai voulu transmettre dans mon roman.

JAI : Vous auriez pu écrire un livre sur tout autre chose ?
SB : Oui. D’ailleurs, j’en ai écrit. Le problème, c’est que je suis étiquetée « humanitaire ». Quand on vous attend sur une question, vous avez du mal à franchir le cap de l’édition d’un roman. D’ailleurs, après ma démission d’ACF, beaucoup d’éditeurs m’ont demandé d’écrire un essai. J’ai résisté, j’avais envie de raconter une histoire, de conduire le lecteur jusqu’en Afrique.

JAI : Que signifie votre titre, Frontières ?
SB : Il n’y a que ça dans le roman. Des frontières géographiques, entre l’Occident et l’Afrique, entre le Soro et le reste du Sawana. La frontière éthique : où est le bien, le mal. La frontière entre l’humanitaire et le non-humanitaire. Les héros franchissent aussi des frontières à l’intérieur d’eux-mêmes. Et puis, évidemment, vous avez ce jeu de mots avec Médecins sans frontières. Les humanitaires n’arrêtent pas de dire qu’ils sont des « sans-frontiéristes ». Ce n’est pas vrai. Ils se heurtent sans arrêt à des frontières qu’on n’efface jamais.

JAI : Pourquoi avoir choisi des faux noms de pays et d’organisations ?
SB : C’est une façon de ne pas montrer du doigt et de dire qu’on est au coeur d’un mouvement plus large. Le Sawana, c’est un pays d’Afrique centrale. C’est un pays pétrolier, ça pourrait être le Congo ou le Gabon. Mais il y a des regroupements de population, ça pourrait être le Burundi. Ou encore un pays où il y a un conflit religieux, comme le Soudan ; un pays où la famine est instrumentalisée, où les populations sont arrachées à leurs villages et exposées, comme la Sierra Leone ou le Liberia.

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JAI : Vous souhaitiez vous protéger ?
SB : Non. Pourquoi aller désigner un seul pays, alors qu’on retrouve ces situations partout ? Pourquoi clouer au pilori certains dirigeants ? Ces situations sont autant le produit des dirigeants que de l’attitude de l’Occident à leur égard.

JAI : Vous dénoncez la bureaucratisation des ONG, la transformation en business, la cupidité des dirigeants. Ce phénomène n’est pas nouveau…
SB : C’est vrai. Mais la manipulation des ONG et leurs dérives ont pris un relief particulier à la fin de la guerre froide. À partir du moment où l’aide publique au développement a perdu son utilité géopolitique pour l’Occident, on a pensé qu’on pouvait monter de vrais programmes. Les années quatre-vingt-dix sont les années de grands projets. L’humanitaire est une tellement bonne idée que tout le monde la récupère. Les ONG deviennent des acteurs majeurs des relations internationales. Dans le même temps, les États, les entreprises, les églises font aussi de l’humanitaire. En Afrique, il existe une recolonisation rampante. Les ONG reçoivent des fonds publics de plus en plus importants. Elles deviennent des machines puissantes en proclamant toujours leur neutralité. Mais quelle neutralité ? On le voit parfaitement en Irak aujourd’hui : les unes sont financées par les États-Unis, les autres par l’Union européenne et la France… Elles sont toutes l’émanation d’une puissance publique. Cette récupération, je l’ai vécue au sein d’ACF. Je suis devenue présidente pour tenter de changer les choses, mais la machine était plus forte que moi. Je suis partie. Scandale ! J’ai expliqué pourquoi et ça a été mal interprété. Quand vous touchez à l’humanitaire, vous touchez à quelque chose de sacré. La critique de l’humanitaire reste taboue. En démissionnant, on a cru que j’avais trahi. Le seul moyen que j’avais pour expliquer ma démarche, c’était de raconter cette histoire. Pour faire comprendre qu’un monde qui incarnait la générosité, l’altruisme, devenait une grosse machine récupérée par le business et la géopolitique.

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JAI : Est-ce que vous reviendrez un jour vers l’humanitaire ?
SB : J’aime toujours l’humanitaire. Frontières est l’histoire d’un amour déçu. Je n’ai pas envie d’être une simple prof à Montpellier qui raconte à quel point c’est génial l’Afrique, à quel point on en est proches, mais seulement d’un point de vue académique. Si j’ai écrit Frontières, c’est aussi pour prévenir les jeunes qui viennent me voir pour me dire : « Madame, j’ai envie de faire de l’humanitaire. » Attendez : sachez ce qui vous attend ! Faites-en, mais sans vous prendre pour des héros.

JAI : Qu’est-ce qui est le plus dur et le plus beau dans le travail humanitaire ?
SB : Le plus dur, c’est la mort. La vie humaine semble parfois ne pas compter. Le plus déprimant, c’est que, même si vous pouvez apporter à boire ou à manger à un enfant, vous ne pourrez jamais changer le contexte dans lequel vit cet enfant. Et le plus beau, c’est quand une situation humanitaire grave se termine et que la vie reprend ses droits.

JAI : Est-ce qu’il faut une réforme des ONG ?
SB : Il faut faire le ménage dans le monde humanitaire. Il y a trop d’organisations qui abritent des espions, du prosélytisme religieux, des entreprises à visées lucratives. Quand on regarde la Commission pour les droits de l’homme de l’ONU qui devient le dernier repaire des dictateurs, ou ces ONG qui se créent pour capter l’argent de l’Occident… Il faudrait créer un label humanitaire qui soit fondé sur une véritable évaluation indépendante des actions de terrain et sur une transparence des comptes.

JAI : Qu’est-ce qui a changé après le rapport du HCR en février 2002 sur les abus sexuels, par exemple ?
SB :Rien. Ce qu’on constate, c’est que les évaluations ne sont pas rendues publiques. Cela changera le jour où les bénéficiaires prendront la parole et donneront leur avis. Aujourd’hui, le bénéficiaire est silencieux. Malheureusement, beaucoup de pays ont compris qu’ils pouvaient en tirer parti…

Frontières, de Sylvie Brunel, Denoël, 442 pp., 19 euros.

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