L’enlèvement d’Adolf Eichmann

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

«Un momentito, señor… » Il est 20 heures. Et, poliment interpellé non loin de son domicile dans la banlieue de Buenos Aires, alors qu’il vient de descendre d’un bus, Ricardo Klement veut tourner la tête. Il n’y parvient pas. D’un bras vigoureux, dans une prise imparable, son interlocuteur lui a déjà fait une clé au cou avant de le jeter par terre, où deux autres hommes, brusquement surgis, le ligotent sans ménagement. Ricardo Klement n’était pas Ricardo Klement mais l’Obersturmbannführer SS Adolf Eichmann, maître d’oeuvre de la « solution finale de la question juive » : six millions de morts. Et son agresseur est un de ceux qui lui ont échappé : Peter Malkin, dont la soeur, les neveux, les cousins ont péri dans les camps, ce qui en a fait un combattant de la Haganah, puis un agent du Mossad.
Ainsi, le 11 mai 1960, vient de tomber aux mains de ses victimes le troisième des plus grands criminels nazis ; les deux autres, Adolf Hitler et Heinrich Himmler, ayant préféré le suicide. Maintenu sur le plancher d’une voiture, aveuglé par des lunettes opaques et la tête sous une couverture, Eichmann est vite attaché sur un lit, dans une planque spécialement aménagée, où un médecin, au vu de son dossier, confirme son identité. Neuf jours plus tard, au soir, drogué, revêtu d’un uniforme de la compagnie El Al et muni d’un faux passeport israélien, le prisonnier est transporté à l’aéroport de Buenos Aires, où on l’embarque sur le vol spécial qui avait amené la délégation israélienne aux fêtes du 150e anniversaire de l’indépendance argentine. Au matin du 22 mai, l’avion atterrit à Tel-Aviv, où l’officier SS, officiellement inculpé de crimes de guerre, est aussitôt incarcéré dans le camp militaire de Jalameh, près de Haïfa, une ancienne base britannique aménagée en prison de haute sécurité dont il sera le seul occupant.
On ne s’attardera pas ici sur les arguties juridiques que pourrait susciter cet enlèvement d’un « présumé innocent », selon la formule rituelle, par des agents spéciaux étrangers à l’intérieur d’un pays souverain. Hors de la moindre loi, sinon de l’humanité même, contre un Eichmann, tout était permis. Plus intéressant est de retracer le parcours de ce fonctionnaire de la mort.
Né en 1906, membre du parti nazi avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir, devenu alors officier de la SS, puis adjoint de Reinhardt Heydrich, chef du SD (Service de sécurité), Adolf Eichmann trouve son rôle dès l’agression de l’Allemagne contre l’URSS, qui voit les premiers massacres de Juifs. Le 20 janvier 1942, il participe à la conférence de Wannsee, convoquée par Heydrich sous l’égide de Heinrich Himmler pour organiser la solution finale visant les onze millions de juifs européens recensés par ses services. Et, peu après, l’assassinat de Heydrich par deux patriotes tchèques le propulse aux premières responsabilités de l’entreprise.
« Criminel de bureau, a-t-on pu dire, plutôt que meurtrier de terrain », Eichmann n’en est que plus efficace. N’aimant pas trop la vue du sang, il commence par rationaliser le meurtre par son industrialisation, aidant à l’installation de chambres à gaz dans les principaux camps de concentration, notamment à Auschwitz. Puis, en bon bureaucrate, il planifie méticuleusement, dans toute l’Europe, l’arrestation et la déportation des Juifs vers ces camps, désormais d’extermination.
Dans ses Mémoires, rédigés en prison dans l’attente de son procès (mais publiés seulement en 2000), et tout en s’abritant, en guise d’excuse, derrière les ordres reçus, il apparaît presque fier de l’effroyable ampleur de sa « réussite » : « J’ai été témoin de l’oeuvre épouvantable de la machine de mort, d’un engrenage digne d’un mécanisme d’horlogerie. Ce fut la plus grande et la plus énorme danse macabre de tous les temps. »
La défaite de l’Allemagne le convainc d’autant plus, évidemment, de plonger dans la clandestinité. Dès mai 1945, il est interné sous un faux nom dans un camp américain de prisonniers dont il s’évade pour travailler un moment comme bûcheron. Puis il passe en Autriche, où il se réfugie dans un monastère tenu par des moines croates, avant de gagner Rome en 1949. Là, un passeport et un certificat de réfugié fournis par le Vatican lui permettent d’accéder à la « filière des rats », qui le conduit en juillet 1950, comme bien d’autres criminels nazis – tel le gestapiste Klaus Barbie – dans l’Argentine péroniste. Deux ans plus tard, sa femme, Veronika Liebl, le rejoindra, accompagnée de leurs trois fils, pour lui en donner bientôt un quatrième.
Par maints recoupements, il faudra dix ans à une équipe spéciale du Mossad pour identifier, dans ce discret père de famille, l’un des pires monstres de tous les temps, pour reprendre sa propre formule.
Un monstre, qui, lors de son procès, marqué par les plus effrayants témoignages, apparaîtra presque comme l’homme le plus ordinaire, le plus effacé qui soit. Ce qui inspirera à la philosophe Hannah Arendt, spectatrice des débats, sa célèbre réflexion sur « la terrible, l’indicible et l’impensable banalité du mal ».
Condamné à mort (Israël ayant, à sa seule intention, rétabli la peine capitale), Adolf Eichmann sera exécuté par pendaison le 31 mai 1962, après avoir bu la moitié d’une bouteille de vin rouge sec du Carmel et déclaré d’un ton calme, avant qu’on lui passe la corde au cou : « Vive l’Allemagne ! Vive l’Autriche ! Vive l’Argentine ! Trois pays que j’ai aimés. J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau. Je salue ma femme, ma famille et mes amis. » « Les remords, avait-il dit auparavant, c’est bon pour les enfants. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires